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HISTOIRE
L'ÉLOQUENCE ROMALNE
5357-03. — Gorbeil, Imprimerie Ed. Crété.
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HISTOIRE
DE
L'ÉLOQUENCE ROMAINE
depuis la mort de cicéron
jusqu'à l'avènement de l'empereur DADRIEN
(43 av. J.-C. — 117 ap. J.-C.)
VICTOR CUCHEVAL
ANCIEN MAITRE DE CONFÉRENCES A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS
PROFESSEUR DE RHÉTORIQUE AU LYCÉE CONDORCET
TOME SECOND
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C"=
79, BOULEVAUD SAINT-GERMAIX, 79
1893
Droite de propriété et J<i traduclioa réservé»
HISTOIRE
L'ÉLOQUENCE ROMAINE
LA MORT DE CICERON JUSQU'A L'AVÈNEMENT DHADRIEN
(43 AV. j.-c. — 117 AP. j.-c.)
CHAPITRE XIII
LES DELATEURS SOLS TIBÈRE
Les accusateurs au temps de la République. — Les délateurs sous
rempire. — Les profits et les dangers du métier. — Domitius
Afer, délateur. — Domitius Afer au barreau. — Son ouvrage sur
les témoins. — Ses bons mots. — Son éloquence.
Un caractère commun à la législation de Rome et à
celle d'Athènes est l'absence de ministère public. C'est
à la partie lésée à poursuivre le redressement de son
oflense. Si elle ne traduit pas le coupable en justice, le
crime ou le délit reste impuni. Chacun est seul chargé
du soin d'assurer sa propre vengeance. Mais au moins,
n. — 1
2 CHAPITRE XIII.
à Rome, l'offensé pouvait, à défaut de talent dans la
parole, s'adresser à des avocats ou accusateurs de pro-
fession qui prenaient en main sa cause, et, en son lieu et
place, dénonçaient l'offenseur à la vindicte des lois. Le
bien de l'État et celui des particuliers voulaient donc
qu'il y eût à Rome un grand nombre d'orateurs prêts à
citer les délinquants en justice, et à faire châtier les
coupables. « Il est utile dans un État, dit Cicéron, qu'il
y ait beaucoup d'accusateurs, afin que l'audace soit con-
tenue par la crainte «.Ils ne manquèrent jamais à Rome.
Longtemps avant que Caton l'Ancien, tout jeune encore,
allât devant les tribunaux des petits municipes défendre
les droits et les intérêts des paysans ses voisins, l'exercice
de l'éloquence et la profession d'avocat passaient pour
l'occupation la plus méritoire et le premier devoir des
jeunes gens qui aspiraient aux fonctions publiques.
C'était en outre la voie la plus rapide pour faire connaî-
tre son nom et sa capacité. Aussi voyait-on les plus
grands orateurs débuter dès leur jeunesse par des accu-
sations importantes, par des procès intentés à des magis-
trats et à des gouverneurs de province prévaricateurs.
Crassus avait dix-neuf ans quand il accusa Carbon;
César, à vingt et un ans, poursuivit Dolabella; Asinius
Pollion et Calvus avaient vingt-deux ans quand ils tra-
duisirent en justice l'un, Caton, l'autre, Vatinius. Quand
l'accusateur obtenait gain de cause, il arrivait du même
coup à la renommée, et il conquérait un rang considé-
rable dans le parti sous la bannière duquel il se rangeait.
Mais l'exercice d'un droit légitime et nécessaire devait
tourner facilement à l'abus, surtout aux époques de
trouble et d'agitation. Athènes eut ses sycophantes qui
firent de l'accusation un métier, soit pour effrayer leurs
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE. 3
ennemis politiques, soit pour extorquer de l'argent aux
citoyens pusillanimes. A Rome, les accusateurs de pro-
fession méritèrent de bonne heure, eux aussi, le mépris
public. Mais leur industrie date principalement des
guerres civiles de Marius et de Sylla. Lorsque les vio-
lences des proscripteurs commencèrent à se ralentir,
lorsqu'il devint plus difficile de faire inscrire sur les
listes de mort les noms de ceux dont on convoitait les
biens, on les poursuivit en justice, pour obtenir légale-
ment les dépouilles qu'on n'osait plus enlever de vive
force. Le nom d'accusateur devint alors odieux. Les
orateurs qui se respectaient n'intentèrent plus d'accu-
sation que dans les atfaires politiques, et s'abstinrent
même, après avoir frappé un grand coup, de recom-
mencer ces sortes de poursuites. Encore étaient-elles
désintéressées, ou du moins était-ce l'ambition de se
distinguer et non un sentiment de cupidité qui les ins-
pirait. Mais la tourbe des parleurs n'éprouvait pas ces
scrupules. Mise en goût par les profits que la délation
rapportait au temps des proscriptions, elle persévéra
dans ses pratiques. Elle continua d'accuser moins sou-
vent encore le coupable qui avait les moyens de se
défendre, que l'innocent, lorsque celui-ci paraissait une
proie plus riche et plus facile. La loi, malheureusement,
encourageait leur industrie, en accordant aux accusa-
teurs le quart de l'amende ou de la confiscation pronon-
cée contre le condamné. Aussi les avait-on surnommés
quadruplatores.
Cicéron eut affaire à eux, lorsqu'à son début dans la
carrière oratoire il défendit le jeune Roscius d'Amérie,
accusé de parricide par ceux-là mêmes qui avaient tué son
père, et s'étaient fait adjuger ses dépouilles. L'orateur,
4 CHAPITRE XIII.
après avoir rendu justice aux accusateurs, gardiens
fidèles de la République et de leurs concitoyens, qui se
font les organes delà loi muette et tiennent en respect les
audacieux, flétrit énergiquement les accusateurs de bas
étage qui n'obéissent qu'à des motifs intéressés. Il en trace
un portrait piquant et qui s'applique à tous ceux qui exer-
cèrent le même métier jusqu'à la chute de la République.
« Nous admettons tous volontiers, dit-il, qu'il y ait un
grand nombre d'accusateurs. En effet, si l'on accuse un
innocent, il peut être absous, tandis qu'un coupable, si
on ne l'accuse pas, ne peut pas être condamné. Il vaut
donc mieux que l'innocence soit réduite parfois à se
justifier, que de voir le crime n'être pas poursuivi. Des
oies sont entretenues dans le Capitoleauxfrais de l'État,
des chiens y sont nourris, afin quils avertissent de
l'approche des voleurs. Ces animaux ne connaissent pas
les voleurs; ils signalent cependant ceux qui viennent de
nuit dans le Capitole. Comme une telle démarche est
suspecte, leur erreur même, quand ils se trompent, est
utile à la sécurité du temple. Si les chiens aboyaient
aussi, dans le jour, contre ceux qui viennent offrir leurs
hommages aux dieux, ils mériteraient, sans doute, qu'on
leur rompît les cuisses, pour avoir montré de la défiance
hors de propos. Il en est de même des accusateurs.
Parmi vous, les uns sont les oies, qui crient sans faire
de mal : les autres sont les chiens, capables de mordre
aussi bien que d'aboyer. Nous savons qu'on a soin de
vous nourrir, mais vous devez, avant toutes choses, vous
jeter sur ceux qui le méritent; votre zèle, alors, sera
bien vu du peuple. Ensuite, si vous voulez, lorsqu'il y
a apparence de crime, aboyez au premier soupçon ; on
peut encore vous le permettre. Mais si vous venez accu-
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE. 5
ser un tîls d'avoir tué son père, sans pouvoir dire ni
pourquoi ni comment il l'a tué ; si vous aboyez sans
même l'apparence d'un soupçon, l'on ne vous rompra
point les cuisses; mais, si je connais bien les juges qui
nous écoutent, cette lettre K qui vous est tellement
odieuse que vous avez toutes les lettres en aversion,
vous sera imprimée sur le front avec tant de force que,
désormais, vous ne pourrez plus accuser que votre mau-
vaise fortune'. »
Les accusateurs que Cicéron réprouve avec cette
énergie survécurent à sa flétrissure. On les retrouve
sous l'empire : ils s'appellent délateurs. Mais, avec le
temps, leur industrie a changé, et elle a pris un carac-
tère plus odieux. Durant la République, ils étaient aux
gages de tout le monde, ils aboyaient au nom de qui les
payait, et le mal se corrigeait par le mal. Sous l'empire,
les délateurs ne mordent plus que pour le maître : ils
deviennent M?i instrument de règne. Ils font la chasse aux
victimes que leur indique un signe de l'empereur : ils
préviennent même souvent ses volontés, et lui amènent,
sans attendre son ordre, la proie qu'il a oubliée ou
dédaignée. En récompense de tant de zèle, l'empereur
leur abandonne une portion des dépouilles. Bientôt
même, mis en appétit à son tour, il partage avec eux la
curée, et, plus d'une fois, les historiens remarquèrent
que, suivant l'état du Trésor impérial, le nombre des
délations augmentait ou diminuait.
Ce n'est pas du vivant de Tibère que l'institution des
1. Cicéron, Pro Roscio, 20. La loi Remnéa condamnait les au-
teurs d'une accusation calomnieuse à la peine du talion et à l'in-
famie. On leur imprimait sur le front la lettre K, initiale du mot
kalumnia.
6 CHAPITRE XIII.
délateurs fut le plus florissante, mais c'est sous son règne
qu'elle commença à fonctionner régulièrement ; et déjà
l'on pouvait prévoir jusqu'où elle devait aller. L'histo-
rien Tacite place au commencement même du règne de
Tibère le moment où le métier de délateur devient en
(|uelque sorte une magistrature, et désigne Caepio Crispi-
nus comme le premier qui l'ait exercée. « Peu après, dit-il,
Granius Marcellus, gouverneur de Bithynie, fut accusé
de lèse-majesté par son propre questeur, Caepio Crispi-
nus, auquel se joignit Romanus Hispo. Le premier, Cris-
pinus inventa une industrie que le malheur des temps
et l'eflronterie des hommes nont rendue que trop com-
mune. Bienl(H il s'attaqua aux plus grands noms, et,
puissant auprès d"un seul, détesté de tous, il donna un
exemple suivi par des hommes qui, devenus riches et
redoutables d'indigents et méprisés qu'ils étaient d'abord,
causèrent la perte des autres, et, en dernier lieu, se
perdirent eux-mêmes '. »
C'est Tamour des richesses, c'est l'ambition qui font
naître et qui multiplient les délateurs. Il suffit d'une
accusation portée contre un citoyen illustre pour s'assu-
rer du même coup la notoriété et la fortune. On se
désigne ainsi soi-même à la confiance du prince, et l'on
arrive aux plus hautes dignités. Combien de Romains
qui, en d'autres temps, seraient restés purs et estima-
bles, succombèrent à la tentation d'accuser, et se perdi-
rent d'honneur et de réputation ! « Brutidius Niger, dit
Tacite, se recommandait par les plus belles qualités. Il
pouvait, en suivant le droit chemin, arriver à la situation
la plus brillante. Emporté par son ambition, il voulut
dépasser d'abord ses égaux, puis ceux d'un rang supé-
1. Annales, I, 74.
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE. 7
rieur, et enlin ses propres espérances. La inèine cause
a entraîné la ruine d'un grand nombre d'hommes, d'ail-
leurs estimables, qui, dédaignant une élévation lente et
sans péril, poursuivirent, au risque de se perdre, des
succès prématurés '. »
Mais quoique les gens avides et les ambitieux sans
scrupules ne fassent défaut sous aucun régime, Tibère
ne se contente pas de ces instruments si dociles. Il va
plus loin ; il n'attend pas les accusations, il les ordonne
et il est obéi. « Q. Servius et Minucius Thermus compa-
rurent ensuite. Tous deux avaient usé avec modération
de l'amitié de Séjan, et excitaient pour cette raison une
pitié plus vive. Tibère, après leur avoir reproché d'être
les principaux auteurs du crime, ordonna à C. Cestius,
le Père, de lire au sénat ce qu'il avait écrit au prince, et
Cestius se chargea de l'accusation. Ce fut le fléau le plus
déplorable de ces temps malheureux de voir les pre-
miers membres du sénat pratiquer les plus basses déla-
tions. Les uns accusaient en public, et le plus grand
nombre en secret, sans distinction d'étrangers ou de
parents, d'amis ou d'inconnus, de faits récents ou de
faits oubliés. Quoi que l'on eût dit, au forum, dans un
repas, sur n'importe quel sujet, tout devenait crime.
Chacun se hâtait de prendre l'avance et de trouver un
coupable ; quelques-uns pour assurer leur propre sûreté,
le plus grand nombre comme saisis de vertige et d'une
fièvre contagieuse. Minucius et Servius, condamnés, se
joignirent aux délateurs, et firent éprouver le même sort
à Julius Africanus,né en Saintonge dans les Gaules, et à
Seius Quadratus, dont je n'ai pas découvert l'origine '. »
1. Annales, III, 66.
2. Ibid., VI, 7.
8 CHAPITRE XIII.
Ces trois classes de délateurs ont, chacune, des mobi-
les ou des passions qui dictent leur conduite, et qui
l'expliquent sans la justifier. Mais que dire de ceux qui,
sans motif apparent, par fantaisie ou intempérance de
parole, intentent des accusations dont ils ne peuvent
ignorer les dangereuses conséquences? Est-ce un désir
secret de flatter le prince qui les pousse? Sont-ils seule-
ment atteints de cette contagion de délation dont parle
Tacite? Les deux explications ne se contredisent pas
et peuvent s'admettre à la fois, à moins qu'il ne faille
recourir à celle qui justifie, aux yeux du Dandin de
Racine, son goût pour la torture?
Bah! cela fait toujours passer une heure ou deux.
« Sur ces entrefaites, dit Tacite, Haterius Agrippa
attaqua les consuls de l'année précédente : « Pourquoi,
leur demanda-t-il, après s'être poursuivis d'accusations
réciproques, gardaient-ils maintenant le silence ? Sans
doute, la communauté de craintes et de remords les
avait réconciliés, mais le sénat devait-il taire ce qu'il
avait entendu? » Regulus répondit que le temps restait
à sa vengeance, et qu'il la poursuivrait en présence de
l'empereur. Trio soutint qu'il valait mieux oublier ces
rivalités entre collègues, et les mots blessants échappés
à la colère. Haterius insistait, quand le consulaire San-
quinius Maximus engagea le sénat à ne point aggraver
les soucis du prince par de nouvelles amertumes. César
suffirait lui-même pour remédier au mal. C'est ainsi
que Regulus fut sauvé et que Trio vit sa perte différée.
Haterius en devint plus odieux. On s'indignait qu'un
homme, abruti par le sommeil ou des veilles honteuses,
et rassuré par sa lâcheté même contre la cruauté de
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE. 9
Tibère, conspirât au milieu de l'ivresse et de la dé-
bauche, la perte des citoyens illustres' ».
Les imprudences des victimes facilitaient d'abord
l'œuvre des délateurs. Ceux-ci n'avaient à l'origine qu'à
recueillir les plaintes, les mécontentements que la mau-
vaise humeur laissait échapper. Plus tard, quand une
réserve légitime arrêta les épanchements les plus
secrets, les éléments d'une accusation menaçaient de
leur échapper. Ils y suppléèrent par la ruse, et tendirent
des pièges aux moins méfiants. Tacite raconte en détail
l'embûche où l'on fit tomber Libo Drusus de la maison
Scribonia, pour pouvoir l'accuser de complot contre
l'ordre établi :« Je rapporterai en détail, dit l'historien,
le commencement, la suite et la fin de cette atîaire,
parce qu'elle fut le point de départ de ces intrigues qui,
pendant tant d'années, ont miné l'État'' ». FirmiusCatus,
sénateur, intime ami de Libo, se mit en tête de perdre
ce jeune homme. Il le poussa au luxe, aux dépenses,
l'engagea à consulter les mages et les Chaldéens, lui rap-
pelant sans cesse les souvenirs de son bisaïeul Pompée,
de sa tante Scribonia, autrefois épouse d'Auguste, ot
essayant d'exciter ainsi son ambition. Il le dénonça
ensuite à l'empereur par l'intermédiaire d'un chevalier
Flaccus Vescularius qui avait accès auprès de Tibère.
Celui-ci, tout en refusant de voirFirmius Catus, l'encou-
rage à continuer, et, en attendant, pour mieux dissi-
muler, nomme Libo préteur et l'admet à sa table.
Enfin, quand celai-ci, circonvenu, se décide à évoquer
les morts par des enchantements, FulciniusTrio accourt,
et dénonce Libo au sénat. Catus se joint à Trio, et
1. Annales, VI, 4.
2. Ibid., II, 27, 28.
10 CHAPITRE Xlll.
tous deux voient Fonteius Agrippa et C. Yibius Serenus
leur disputer la gloire de perdre l'infortuné. Il n"était
pas besoin de tant d'elTorts réunis pour l'accabler.
On savait en outre que Tibère le détestait et le crai-
gnait, puisque sacritiant, un jour, avec lui et les pon-
tifes, il lui avait, par méfiance, remis un couteau de
plomb à la place du couteau ordinaire '. C'était donc une
riche proie sur laquelle on pouvait compter et assez
abondante pour satisfaire tous les appétits. Tibère ne
trompa pas ces espérances. Les biens de Libo furent
partagés entre ses quatre accusateurs, et des prétures
extraordinaires furent données à ceux qui étaient mem-
bres du sénat.
Le piège où Libo tomba était grossier et bon pour
un jeune homme vain et inexpérimenté. Les délateurs
étaient hommes d'imagination : ils trouvèrent mieux
pour perdre TitiusSabinus, chevalier romain du premier
rang. Dernier ami de la famille de Germanicus,Sabinus
était le seul qui eût encore le courage de visiter Agrip-
pine. Il n'en fallut pas davantage pour le désigner aux
attaques des délateurs. Tibère, du reste, le détestait et
différait depuis quatre ans (23-27) le moment d'assouvir
sa haine. Quatre anciens préteurs, Latinius Latiaris,
Porcins Caton, Petilius Rufus, M. Opsius se firent les
instruments de sa vengeance. Ils ambitionnaient le con-
sulat auquel on ne pouvait arriver que par Séjan, et on
ne pouvait se concilier Séjan que par un crime. Ils se
partagèrent les rôles. Latiaris qui avait quelques rela-
tions avec Sabinus, se mit à le visiter d'une manière
régulière, à déplorer le malheur qui accablait Agrippine
1. Suétone, Tibère, 25.
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE. H
L't la famille de Germanicus, à s'emporter contre lu
cruauté de Séjan et de Tibère. Sabinus se laissait aller
il des larmes d'attendrissement ; il rendait à Latiaris
ses visites, et proférait à son tour des propos contre
l'empereur et son ministre. Quand Latiaris crut le
moment venu, il cacha ses trois complices entre la voûte
et le plafond de sa chambre, y attira Sabinus, et provoqua
habilement des confidences que les complices recueilli-
rent, et dénoncèrent immédiatement à l'empereur, en
dévoilant à la fois les détails de leur ruse et de leur pro-
pre honte. « Jamais, ajoute Tacite, Rome ne fut plus
inquiète et plus effrayée qu'à cette nouvelle. On tremble
devant ses proches, on évite les réunions, les entretiens.
On fuit ses connaissances, aussi bien que les étrangers.
On interroge du regard les objets muets et inanimés, les
toits et les murailles. » Ce fut pis encore, le jour où l'on
conduisit Sabinus au supplice, le premier de l'an 28.
« Partout oti l'infortuné portait ses regards, où arri-
vaient ses paroles, ce n'était plus que fuite et solitude ;
on abandonnait les rues, les places. Quelques-uns
cependant revenaient sur leurs pas, se montraient de
nouveau, et redoutaient même d'avoir paru effrayés'. »
Un seul crime manque encore à cette série d'infamies,
à cette liste de victimes trahies par ceux dans lesquels
elles devaient avoir confiance, c'est une délation portée
par un accusateur contre un membre de sa famille. Ce
spectacle fut offert aux Romains ; ils purent voir et
entendre un fils accuser son propre père. Tibère eut la
satisfaction de repaître ses yeux de la scène odieuse
qui se passa au sénat. Vibius Serenus accusa son père,
1. Annales, IV, 68-70.
12 CHAPITRE XIII.
ramené de l'exil pour cette circonstance, d'avoir forme
un complot contre Tibère, et d'avoir envoyé des émis-
saires en Gaule pour y souffler la révolte. L'ancien pré-
teur, Caecilius Cornulus, disait-il, avait fourni l'argent.
Tacite représente, d'un côté, le fils élégamment paré,
le visage rayonnant, entassant les calomnies, et de
l'autre, le vieux Vibius, la figure pâle, les vêtements
sordides, secouant ses chaînes avec énergie, et invo-
quant les dieux vengeurs contre ce fils dénaturé. Caeci-
lius Cornutus se tua pour abréger ses inquiétudes.
Yibius protesta de son innocence et de celle de Cornu-
tus, et exigea le nom des autres complices. Vibius le fils
nomma alors Cn. Lentulus et Seius Tubero, amis du
prince, l'un vieillard, l'autre maladif. L'accusation était
évidemment fausse, elle retomba sur le dénonciateur.
Perdant la tête, égaré par le délire, poursuivi par les
clameurs du peuple qui le menace du supplice des par-
ricides, il s'enfuit à Ravenne. Mais Tibère le fit ra-
mener et lui ordonna de continuer son accusation, car
il détestait le vieillard et voulait sa perte. Cependant
la conduite du fils avait soulevé une telle indigna-
tion que l'empereur fut obligé de se contenter d'un
demi-châtiment, et que Vibius Serenus fut reconduit en
exil dans l'île d'Âmorgos. Le résultat du procès décon-
certa les accusateurs. En outre, enhardis par l'émotion
que cette odieuse affaire avait provoquée, les honnêtes
gens du sénat proposèrent de supprimer les récom-
penses promises aux dénonciateurs, toutes les fois qu'un
citoyen poursuivi pour crime de lèse-majesté prévien-
drait la sentence par sa mort. On allait voter cette réso-
lution, lorsque Tibère vint au secours de ses délateurs.
Furieux de l'issue du débat, il se plaignit avec dureté
LES DELATEURS SOUS TIBERE. i'-i
« que les lois fussent sans force, ajoutant que la Répu-
blique se trouvait sur le bord du précipice. Il valait
mieuxrenverser tous les droits que d'éloigner ceux qui en
étaient les gardiens ». « Ainsi, continue Tacite, il encou-
rageait les délateurs, et cette race d'hommes née pour
la ruine publique, et que des châtiments mérités ne
réprimèrent jamais suffisamment, était encore excitée
au mal par des récompenses^ ».
Il fallait, en eflet, entretenir par Tappâldes dépouilles
des victimes, le zèle des dénonciateurs. Si les accusa-
teurs un peu redoutables, comme Yibius Serenusle Fils,
<( devenaient en quelque sorte une personne sacrée'^ »,
la tourbe des délateurs se prenait souvent dans ses
propres filets. Tibère se lassait de recourir aux
mêmes instruments, et il finissait tôt ou tard par les
briser à la grande joie des Romains. Tacite enregistre
avec complaisance les noms de tous ceux qui furent punis
en dernier lieu des machinations qu'ils avaient tramées
contre des innocents. Ainsi le sénateur Catus Firmius,
qui avait causé la perte de Libo, fut condamné à être
relégué dans une île pour avoir intenté faussement à sa
sœur une accusation de lèse-majesté. Tibère lui épargna
les horreurs de l'exil, mais le laissa exclure du sénat ^.
Flaccus Vescularius Atticus, qui avait trempé dans le
même complot, ancien ami de Tibère qu'il avait suivi
à Rhodes, fut condamné à mort sur la dénonciation de
Julius Marinus, et celui-ci à son tour fut entraîné dans
la perte de Séjan*. Considius .Equus, Coelius Cursor,
1. Annales, IV, 28-30.
2. Ibid., IV, 36.
3. Ibid., IV, 31.
4. Ibid., VI. 10
14 CHAPITRE XIII.
chevaliers romains et accusateurs du préteur Magius
Caecilianus, sont punis sur la demande de Tibère même * .
Sextus Paconianus, instrument de Séjan, est condamné
à être étranglé en prison, et dénonce avant de mourir
Latiaris, le principal auteur de la perte de Sabinus, et
qui est aussi le premier à en porter la peine ^. D'autres
délateurs plus obscurs, Cécilianus, Aruséius, Sanquinius,
Abudius Ruso, ancien édile, Cornélius, Servilius, Laelius
Balbus, Calpurnius Salvianus, etc., sont condamnés
à diverses peines pour les dénonciations dont ils se sont
rendus coupables ^. C'est là une satisfaction que Tibère
accorde de temps en temps à l'opinion publique. Mais
comme il ne cesse d'encourager par des récompenses
les dénonciations nouvelles, la race des délateurs se
perpétue. Ils oublient ceux d'entre eux qui ont suc-
combé, ils ne regardent que les Cestius le Père, Âncha-
rius Priscus, Gellius Publicola, Q. Granius, Pinarius
Natta, SatriusSecundus, PorciusCaton,C. Gracchus,etc.,
à qui leurs délations ont valu des richesses et des
dignités. Ils brAlent de les imiter et de s'élever
comme eux, et ils travaillent sans relâche, comme sans
remords, à perdre de nouvelles victimes.
Parmi ces délateurs vulgaires ou infâmes, qui péris-
sent enlacés dans leurs propres embûches, ou réussissent
à échapper à la punition méritée par leurs crimes, Domi-
Tius Afer occupe une place à part. Son talent oratoire
était incontesté. Quintilien, qui avait entendu Domitius,
en fait le plus grand cas : « De tous les oi-ateurs que j'ai
1. Annales, III, 37.
2. Ibid., VI, 3,4, 39.
Z.Ibid., VI, 7, .30, 47.
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE. IK
connus, dit-il, les plus remarquables, sans contredit,
sont Domitius Âfer et Julius Africanus. Le premier est
à préférer pour l'art et les qualités du style en général.
Jp 7Ï hésite pas à le mettre sur la ligne des anciens^ « En
outre, si Domitius, poussé i)ar une ambition malsaine,
imita la conduite des avocats subalternes, et se chargea,
à son début, d'accusations vraiment odieuses, il sut
s'arrêtera temps. Averti par la prudence, ou reconnais-
sant un peu tard l'ignominie de sa conduite première,
il renonça à la politique, se renferma dans ses occupa-
tions du barreau, et leur dut de finir sa carrière plus
honorablement qu'il ne l'avait commencée.
Domitius était né à Nîmes, sous Auguste, d'une fa-
mille romaine qu'on a essayé vainement de rattacher à
la gens Domida ci qui était attirée probablement dans la
première Narbonnaise par les fonctions publiques de
son chef. Il fit ses études à Rome, et s'adonna au bar-
reau avec assez de succès pour s'ouvrir facilement
l'entrée des magistratures. Cependant ses plaidoyers
ne lui attirèrent pas toute la notoriété qu'il ambitionnait.
Soit par la faute des temps ou des causes qu'il avait à
soutenir, soit par l'insouciance du public, il était déjà
arrivé à la force de l'âge, qu'il n'était pas apprécié à sa
juste valeur. On le trouvait un avocat habile, éloquent ;
il ne passait pas encore pour le plus brillant orateur de
son temps. 11 voulut brusquer la célébrité. L'an 26,
il sortait de la préture « avec peu de considération, dit
Tacite, et prêt à tout faire pour acquérir une prompte
renommée^ ». On lui confia l'accusation de Claudia
Pulchra, cousine germaine d'Agrippine. Tibère pour-
1. Quintilien, X, I, 118.
2. Annales, IV, 52.
16 CHAPITRE XIII.
suivait rexécution du plan odieux conçu contre la veuve
de Gernianicus. Il enlevait successivement à celle-ci,
chacun de ceux en qui elle mettait sa confiance, ou qui
lui étaient unis par les liens du sang et de l'affection.
On a vu plus haut à quelle machination Sabinus suc-
comba, sans autre crime que d'être dévoué à la famille
de Germanicus. Claudia Pulchra, parente et amie d'Agrip-
pine , avait ainsi un double titre à être persécutée.
Domitius lui reprocha une vie déréglée, un commerce
adultère avec Furnius, des maléfices et des enchante-
ments dirigés contre l'empereur.
A la nouvelle du danger que courait sa parente, Agrip-
pine, toujours violente et incapable de se maîtriser, court
au palais de Tibère, et le trouve occupé à offrir un sa-
crifice à Auguste. Elle tire de ce spectacle le sujet d'une
invective amère : «. Il n'appartient pas, dit-elle, d'offrir
des victimes à la divinité d'Auguste, quand on persécute
ses descendants. Ce n'est pas dans de muettes images
que son âme divine a passé, mais dans sa véritable
image, née de son sang céleste. Elle comprend le danger
qui la menace, et s'est revêtue d'un habit de deuil. On
accuse Pulchra de crimes imaginaires : la seule cause
de sa perte est d'avoir follement choisi Agrippine pour
objet de son culte, sans songer qu'une même faute a
perdu Sosia. » Ces paroles arrachèrent à Tibère un de
ces mots que sa dissimulation laissait si rarement
échapper. Il lui répondit sévèrement par un vers grec
« que ses droits n'étaient point lésés de ce qu'elle ne
régnait point ». La démarche d'Agrippine fut l'arrêt de
mort de Claudia Pulchra et de Furnius. Les deux accu-
sés auraient succombé sous les coups de n'importe quel
adversaire. Mais Domitius Afer se surpassa, et se plaça
LES DELATEURS SOUS TIBERE. 17
du même coup au rang des premiers orateurs. Tibère
mille sceau à sa réputation en disant que le titre d'ora-
teur lui appartenait de plein droit '.
Domitius était arrivé au but de son ambition, il était
célèbre, et, de plus, il s'était enrichi des dépouilles de
sa victime. Il continua dès lors à accuser et à défendre,
« faisant plus admirer son talent qu'estimer son carac-
tère ». Il sentait, cependant, l'indignité de sa conduite.
Le hasard, qui a de ces surprises, le mit, quelque temps
après le procès de Claudia Pulchra, en présence d'Agrip-
pine. II chercha à éviter l'infortunée princesse. La tête
basse, les yeux tournés d'un autre côté, il s'éloignait.
Mais Agrippine le rappela, et lui appliqua, en le modi-
fiant légèrement, le vers qu'AchiUe adresse aux hérauts
envoyés vers lui par Agamemnon, et qui tremblent à sa
vue. « Rassure-toi, Domitius, dit-elle tristement : le
coupable, ce n'est pas toi, mais Agamemnon^. » Cette
parole est admirable de douceur et de résignation. Tout
autre qu'un délateur en eût été touché. Cependant un
an à peine s'était écoulé depuis la mort de Claudia
Pulchra, que Domitius Afer accusait son fils, Quinti-
lius Varus, parent de Tibère, fils ou petit-fils du trop
célèbre Varus, battu et tué dans la forêt de Teuteberg.
« Personne, dit Tacite, ne fut étonné que Domitius,
longtemps pauvre, et qui avait dissipé follement le
salaire de son dernier crime, se préparât à de nou-
veaux forfaits. » Mais ce qui prouve la profonde
démoralisation de cette époque, c'est que l'on vit le
descendant d'une illustre famille, un parent de Varus,
P. Dolabella se joindre à l'accusation. Le sénat résista
1. Annales, IV, ô2.
2. Dion Cassius, LIX, 19; —Iliade, I, 335.
u. — 2
18 CHAPITRE XIII.
cependant aux efforts réunis des accusateurs, et remit
le prononcé de la sentence au retour de Tibère à Rome.
C'était une fin de non-recevoir, la seule qui existât à cette
triste époque*.
On pouvait croire qu'après avoir si brillamment
débuté dans la carrière de l'infamie, Domitius Afer allait
continuer ses accusations et courir à de nouveaux
triomphes. Il démentit toutes les prévisions. 11 semble
renoncer dès lors à intenter des poursuites criminelles;
du moins, dans ce qui nous reste de Tacite, on ne voit plus
Domitius Âfer reparaître comme délateur. Peut-être
n'avait-il voulu, par cet odieux procès de Pulchra et de
son fils, selon le mot de Tacite, que hdtej' sa renommée^.
Peut-être s'arrêta-t-il en voyant que le parti le plus sûr
était de se tenir à l'écart. Le persécuteur d'Agrippine,
Séjan, venait de tomber, et l'on massacrait ceux qui
avaient été les amis du puissant favori. Les délateurs
subalternes tombaient sous les coups du sénat altéré
de vengeance, et quelques-uns des principaux étaient
entraînés avec eux dans la ruine. Quoi qu'il en soit,
Domitius s'abstint d'intervenir dans ces procès iniques
que Tibère ordonnait et surveillait de Caprée. Il se ren-
ferma dans ses fonctions d'avocat, consolida sa réputa-
tion et sa fortune par ses succès au barreau, et vécut
tranquille, sinon respecté, jusqu'à la fin du règne de
Tibère.
L'avènement de Caligula fut le signal d'une réaction
1. Annales, IV, 66.
2. Grellet-Dumazeau, dans son excellente Histoire du Barreau
romain, nous semble trop porté à excuser Domitius Afer. Il en
fait presque une victime de Tacite, et, ne pouvant nier ses crimes»
il plaide avec exagération les circonstances atténuantes.
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE. 19
contre le parti qui triomphait la veille. Les victimes de
Tibère, qui attendaient la mort dans les cachots, revin-
rent à la liberté, au pouvoir, et commencèrent à persé-
cuter, à leur tour, ceux à qui ils devaient leur condam-
nation ou celle de leurs proches. Domitius Afer fut un
des premiers accusés traduits devant le sénat. N'avait-il
pas causé la mort de Claudia Pulchra, et accusé Quin-
tilius Varus malgré le généreux pardon d'Agrippine?
Les biens dont-il se parait insolemment n'étaient-ils pas
les dépouilles des amis de la mère du nouvel empereur?
Il se trouvait donc naturellement désigné aux repré-
sailles. Ce fut peut-être ce qui le sauva. Si sanguinaire
que soit un prince, il n'aime pas à inaugurer son règne
par des mesures de rigueur, fussent-elles légitimes. Il
pardonne volontiers même aux criminels avérés, jusqu'à
ce que, l'habitude du pouvoir l'endurcissant, il en arrive
à condamner les fautes les plus légères des peines les
plus cruelles. Domitius sortit sain et sauf de l'accusation
dirigée contre lui.
On ne connaît de ce procès qu'un trait rapporté
et vanté par Quintilien. Incrimine par le sénat de
Caligula pour un acte qui, la veille, était un titre à
la faveur de Tibère, Domitius n'en accepta pas la
responsabilité, il la rejeta sur le sénat lui-même. On
lui reprochait la mort de sa victime, mais qui donc
l'avait ordonnée? « C'est moi qui ai accusé, dit-il au
sénat, mais c'est vous qui avez condamné' ! » C'est là, en
effet, un argument ad hominem excellent, mais ce n'est
pas une justification. Si le sénat n'a pas eu le courage
d'absoudre les accusés que le délateur, sous l'œil du
1. QuintiUen, V, 10, 78.
20 CHAPITRE XIII.
prince, amenait à son tribunal, le rôle le plus odieux
appartient à celui qui, spontanément, les traduisait à
sa barre. C'est lui qui est responsable du sang versé. Le
sénat, cependant, fut troublé de cette apostrophe impu-
dente, et donna gain de cause au délateur.
Domitius Afer avait eu peur. Il sentit le besoin de se
concilier les bonnes grâces de Caligula, et chercha le
moyen d'y parvenir. Il s'avisa d'une flatterie qui jusqu'a-
lors avait réussi. Il éleva à Caligula une statue dont
l'inscription disait que Caligula avait vingt-sept ans et
était consul pour la seconde fois. Le prince se fâcha de
l'inscription pour un motif inattendu. Il prétendit
qu'Afer avait voulu par ces mots lui reprocher d'exercer
les magistratures avant l'âge légal. Interprétation subtile
et scrupule peu fondé! Il y avait longtemps, en efifet,
que, République et légalité, tout avait péri. Mais l'em-
pereur avait coutume de prendre les choses du mauvais
côté. Déjà l'année précédente, en 37, sa sœur Dru-
silla, pour qui il avait une vive passion, étant morte, il
avait reproché aux uns de la pleurer, puisqu'elle était
déesse, et aux autres de ne pas la pleurer, puisqu'elle
était femme. Aussi La Fontaine, en racontant comment
le lion punit tour à tour le singe, fade adulateur, et
l'ours, le parleur trop sincère^ ajoute avec raison :
Ce monseigneur du lion-là,
Fut parent de Caligula *.
Domitius fut donc cité par l'empereur à conparaître
devant le sénat, et Caligula se chargea de porter
l'accusation contre lui. Ce prince avait de hautes pré-
1. La Cour du Lion, VII, vu.
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE. 21
tentions à l'éloquence. Il se croyait le premier des
orateurs, et, comme il en était le plus puissant, il voulut
entrer en lutte avec l'avocat qui avait la plus grande
réputation de son temps. C'était là le motif secret de
l'assignation adressée à Domitius Afer. Au jour dit,
Caligula parut devant le sénat; et pour être à la hauteur
de son rival, et par défiance des hasards de l'improvi-
sation, il lut un long discours qu'il avait longuement
travaillé et médité. Les applaudissements répétés du
sénat lui apprirent bientôt qu'il s'était surpassé. Déjà
l'on considérait Domitius comme perdu. Que pouvait une
plaidoirie, si brillante et si habile qu'elle fût, contre
un accusateur doué d'une éloquence impériale?
Domitius comprit la situation. Il se tira de ce mauvais
pas en homme d'esprit, et en fin courtisan. « S'il avait
accepté la lutte, dit Dion Cassius, il était perdu. Mais
loin de répondre et de se justifier, il s'extasia d'abord
sur le talent du prince, et reprit une à une, non pas
comme un accusé qui discute, mais comme un auditeur
qui loue, chaque jjartie du discours de Caligula. Sommé
enfin de répondre, il recourut aux prières, aux gémisse-
ments ; il se prosterna et demanda grâce, non au prince
mais à l'orateur. Caius enchanté, tout fier d'avoir
entendu Domitius confesser sa défaite, sollicité d'ailleurs
par son affranchi Calliste qui voulait du bien à Domi-
tius, ne se montra pas inflexible. A quelque temps de
là, Calliste demanda au prince pourquoi il avait eu l'idée
d'accuser Domitius : « Eh quoi ! répondit Caius, devais-je
perdre un si beau discours*? » Caligula avait voulu un
triomphe oratoire ; Domitius le lui avait procuré aussi
1. Dion Cassius, LX, 19.
22 CHAPITRE XIII.
complet que possible. Il joua la comédie et fut sauvé.
Que dire ? sauvé ! Caius, au sortir même du sénat, envoya
aux consuls l'ordre d'abdiquer immédiatement leur
magistrature, et nomma au consulat le rival que les
foudres de son éloquence avaient terrassé ! Aussi, c'est
ë Domitius Afer comme à Quintilienque Juvénal pensait
en écrivant le vers si connu :
Si forluna volet, fies île rhetore consul^.
Mais la bienveillance de Caligula était capricieuse.
Les favoris de la veille étaient souvent les victimes du
lendemain. Heureusement pour Domitius, le règne de
Caius fut court, et au souverain fantasque et cruel suc-
céda le faible et débonnaire Claude. La parole fut plus
libre, et des procès purent être intentés, même à des
personnes qui touchaient à l'empereur. C'est ainsi que
l'on voit Domitius prendre part à des attaques dirigées
contre des affranchis de Claude. Dans l'un de ces débats,
il prononça cette maxime rapportée par Quintilien :
« Un prince qui veut tout savoir doit s'attendre à beau-
coup pardonner^ ». La pensée est profonde : elle n'est
certes pas du délateur qui s'était mis aux gages de Tibère,
et visait avant tout à faire fortune. Elle appartient à
l'orateur mûri par l'expérience, désabusé de l'ambition,
et éclairé par les vissicitudes de sa propre existence.
Mais la tâche vulgaire que Domitius s'était donnée avait
aussi ses difficultés. En poursuivant les affranchis de
l'empereur, il s'attaquait à trop forte partie.
1. Juvénal, VII, 1'):.
2. Quintilien, VIII, 5, ?■>.
LES DÉLATEURS SOUS TIDÈRE. a»
Déjà SOUS Auguste et Tibère, les affranchis avaient été
très puissants, quoique ces deux princes, par un senti-
ment d'orgueil aristocratique, n'eussent jamais voulu leur
laisser jouer un rôle public. Sous Claude, au contraire,
les affranchis devinrent des personnages considérables.
Ils surent profiter delà faiblesse d'esprit de Claude et de
la sympathie que l'empereur, si mal partagé de la na-
ture, et par suite exposé à maintes humiliations, avait
naturellement pour les hommes d'une origine infime.
Comme ses favoris, Claude avait souffert, et avait été
longtemps le jouet de son entourage. De là sa bienveil-
lance pour Pallas, pour Narcisse, esclaves d'abord,
affranchis ensuite, et enfin ministres tout-puissanls.
Afer entreprenait donc une œuvre au-dessus de ses
forces, en traduisant en justice de tels adversaires.
Aussi voyait-il sans étonnement les juges lui donner
tort. « Un jour, dit Quintilien, qu'il plaidait contre un
affranchi de Claude, un homme de cette condition s'étanl
écrié des bancs de la partie adverse : « Quoi ! tu plaides
« toujours contre les affranchis de l'empereur? — Tou-
« jours, » dit-il, « et on vérité, je n'en suis pas plus
« chanceux' ! »
La hardiesse de Domitius semble n'avoir pas eu
d'autre résultat fâcheux que la perte de ses procès. On le
voit, quelques années après, nommé à une fonction admi-
nistrative et succéder, l'an 48, à Didius Avitus Gallus
dans la direction des eaux publiques^. C'est le dernier
renseignement qu'on ait sur sa vie publique. Il survécut
à Claude, occupé de ses travaux du barreau, et mourut,
sous Néron, d'indigestion, à ce que prétend la Chronique
1. Quintilien, \'I, 3, 81.
2. Frontin, Aqueducs, p. 195, édit. Bipoiitine.
24 CHAPITRE XIII.
d'Ëusèbe, l'an 59 de notre ère. On lui éleva une statue
à Nîmes.
Il avait légué, de son vivant, sa fortune considé-
rable à deux jeunes gens, Lucanus et Tullus, qui,
par reconnaissance et selon l'usage, ajoutèrent à leur
nom celui de leur père adoptif. Quelque temps après
cette adoption, Domitius poursuivit leur père en justice,
obtint contre lui une sentence de condamnation, et fît
vendre tous ses biens. On ignore quelle cause excita en
lui cette haine inattendue. Qu'elle fût ou non légitime,
Domitius ne la laissa pas retomber sur les fils qu'il
avait adoptés, et maintint le testament fait en leur
faveur dix-huit ans avant sa mort. D'après Pline le
Jeune, le testament était verbal, et comme Domitius
avait omis d'en écrire un autre, il laissa à son insu, son
héritage, aux fils de son ennemi '. Cette assertion paraît
erronée. « D'abord, comme dit un jurisconsulte compé-
tent^, il est peu probable que Domitius, versé dans la
science du droit, eût fait un testament nuncupatif {ver-
bal), parce que ce mode de testament n'était usité qu'en
vue d'une mort imminente ; en second lieu, comment
admettre qu'il n'eût pas songé, après la perte de son
ennemi, à révoquer un testament fait depuis dix-huit
ans? » 11 faut donc laisser à Domitius l'honneur d'avoir
légué volontairement sa fortune aux jeunes gens qu'il
avait faits siens par l'adoption, et qui n'étaient point
responsables des torts de leur père.
Quoiqu'il reste peu de fragments de Domitius Afer,
le caractère de son éloquence est assez connu grâce aux
1. Pline le Jeune, VIII, 18.
2. Grellet-Dumazeaii, le Barreau romain, p. 353.
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE. 25
différents témoignages de Quintilien et de Tacite. Le
premier, qui l'avait entendu parler, n'hésite pas à le
mettre sur la ligne des anciens, et c'est pour lui le plus
grand des éloges. Jeune encore à l'époque où Domitius,
vieillissant, avait renoncé aux accusations politiques
et s'adonnait exclusivement au barreau, Quintilien
s'était attaché à sa personne, avait suivi ses leçons et
médité ses préceptes. Il resta toujours fidèle à la mé-
moire de son maître ; il en vante l'éloquence, et nulle
part il ne laisse échapper aucun mot défavorable sur son
compte'. Il ne parle même jamais de l'époque de sa vie
où Domitius était redouté comme délateur. En outre, de
telles horreurs avaient signalé les règnes de Caligula, de
Claude et de Néron, que les crimes commis sous Tibère
disparaissaient dans le lointain du passé. Enfin, les
anciens ont toujours distingué soigneusement l'orateur
de l'homme public et privé. Ils ne portent pas sur un
personnage un jugement d'ensemble, comme le font
les modernes : ils louent ici les dons heureux de la
nature, se réservant de blâmer ailleurs l'abus qui en a
été fait. C'est ainsi que Cicéron énonce, dans le Brutus,
des jugements favorables sur le talent oratoire de plu-
sieurs de ses contemporains dont il flétrit autre part
les crimes et l'immoralité. De même. Tacite est sévère
jusqu'à l'injustice pour la conduite de Domitius dans
sesAnnales^ tandisque, dansle Dialogue sur les orateurs,
il ne songe qu'à rendre hommage à son éloquence.
Comme Quintilien, il le proclame un orateur de premier
ordre et le compare, à son tour, aux anciens^.
1. Quintilien, V, 7, 6; X, I, 24,
3. Di'ilof/ue sur les orateurs, 15.
26 CHAPITRE XIII.
Cette admiration n'a rien d'étonnant. Au milieu des
Q. Haterius, des Serapion et autres orateurs débridés,
Domitius Aferse faisait remarquer par son ton posé: ce
qui ajoutait à l'autorité de sa parole. « Son éloquence,
selon Pline le Jeune, était pleine de lenteur et d'auto-
rité' ». Or c'était là, selon les critiques de l'époque, un
des caractères de l'éloquence de Cicéron lui-même.
« Notre Cicéron, ditSénèque,par qui l'éloquence romaine
a pris son essor, marchait à pas mesurés ^ ». L'éloquence
de Domitius ne présentait donc point d'écart, point
d'effervescence : elle n'avait ni l'intempérance ni le
désordre d'une parole irréfléchie. Tout en elle était
mùr, et c'est par le mot do maturité que Quintilien
désigne le caractère particulier de son éloquence et la
rapproche de celle des plus grands orateurs de Rome^
Aussi un tel orateur était digne d'écrire sur les condi-
tions de son art. Cependant Domitius n'osa pas aborder
l'ensemble de la rhétorique. Il traita seulement d'une
partie de l'éloquence. Il composa un ouvrage en deux
livres sur les Témoins \ Quintilien l'avait lu et même
il avait entendu Domitius en expliquer les préceptes.
Il y a plus : la façon dont Quintilien s'exprime,
permet de supposer que la fin du chapitre vu (n°^ 7 à 37)
où le rhéteur examine quelles questions il convient
d'adresser aux témoins, est un extrait du Traité de
Domitius. Il présente en ces termes le précepte le plus
général de son maître. « Domitius, dit-il, recommande
ici, avec pleine raison, et comme le premier devoir de
!. II, 15.
î. Lettres à Lucilius, XL, 11.
.3. XII, 10, 11.
■i. V. 7, 0.
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE. 27
l'orateur, do connaître la cause avec tous ses détails :
ce qui, du reste, est utile dans tous les cas. Comment y
parvicnt-on?je l'expliquerai quand le moment sera venu.
Mais il est certain que cette connaissance suggère les
questions qu'il faut adresser aux témoins, et vous met,
pour ainsi dire dans la main, des armes préparées :
elle vous montre aussi à quoi, dans le plaidoyer, vous
devez préparer les esprits des juges. » A une époque de
sagesse et de bon goût, il n'y aurait pas lieu de féliciter
Domitius d'un précepte aussi juste et aussi vrai. Mais à
l'époque où il parle, il est juste de lui en tenir compte.
En se séparant, sur ce terrain, des rhéteurs qui impro-
visent et inventent les détails, les couleurs des causes
qu'ils plaident, Domitius montre qu'il prend son art au
sérieux, et qu'il est le disciple des vrais orateurs.
L'éloquence de Domitius avait encore pour caractère
d'être enjouée et pétillante de bons mots. «L'enjouement,
dit Quintilien, est une qualité des récits; le bon mot
consiste en un trait décoché : Domitius a possédé à un
degré merveilleux ces deux genres d'esprit; ses discours
offrent un grand nombre de narrations amusantes, et
l'on a publié des recueils de ses mots spirituels*. » 11
est fâcheux que ces narrations aient péri. Quant aux
bons mots, quelques-uns ont survécu. Ceux de Galba
étaient amusants, ceux de Junius Bassus, injurieux;
ceux de Cassius Severus, mordants; ceux de Domitius
a\fer étaient inoffensifs, au rapport de Quintilien.
Bien que tout le sel d'un bon mot disparaisse dans une
traduction, en voici quelques-uns, ne fût-ce que pour
expliquer le caractère inoffensif que Quintilien leur
1. VI, .3. i-:.
28 CHAPITRE XIII.
attribue. «■ Les plaisanteries les plus agréables, dit-il,
sont celles qui n'annoncent ni fiel, ni rancune, comme
celle d'Afer à l'égard d'un plaideur ingrat qui évitait sa
présence au barreau. Il lui fît dire par un de ses esclaves:
<( Es-tu content que je ne t'aie point vu? » Telle est
celle qu'il adressa, à son intendant. Celui-ci après lui
avoir rendu un compte infidèle, ajoutait efTrontément
qu'il mangeait àpeine du pain et ne buvait que de l'eau :
« Pauvre moineau, rends tout de même ce que tu
« dois.... » Il est aussi de bouton d'user de ménagements
quand on raille. Un candidat, briguant son suffrage, lui
disait : « J'ai toujours honoré ta maison. » Au lieu de lui
donner un démenti, comme il le pouvait : « Je le crois, »
répondit Afer,« c'est la vérité' ». D'un de ses adversaires
qui brillait plus par sa toilette que par le soin qu'il
donnait à ses plaidoyers, il disait : « C'est de tous les
« avocats, l'homme non le plus préparé, mais le mieux
« paré^ ».
Voici encore d'autres bons mots d'Afer. L'avocat
Longus Sulpicius était d'une laideur repoussante. Il
plaidait un jour contre un homme qui voulait se faire
déclarer libre, et il s'aventura jusqu'à dire : « Il n'a pas
même la figure d'un homme libre ! » Domitius lui répon-
dit : « En ton âme et conscience, Longus, est-ce là ton
avis? Quiconque est laid n'est donc pas libre? » Didius
Gallus avait obtenu une charge, après l'avoir vivement
briguée. Puis il se plaignait qu'on lui eût fait violence
pour le décider à l'accepter : « Allons, lui dit Afer, un
peu de courage; il faut faire quelque chose pour la
République. » Dans une cause qu'il plaidait, Mallius
1. VI, 3, 93.
2. VI, 3, 8i.
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE. 29
Sura se démenait beaucoup, allait, venait, gesticulait,
secouait sa toge et la relevait. Domitius, pour s'en mo-
quer, dit spirituellement, « qu'il faisait peu pour son
affaire, mais qu'il était bien affairé (??on agere sed sat-
agere) ». Le mot est spirituel en latin; il l'est moins
encore que celui de C. Julius qui, voyant Curion se
démener de côté et d'autre, en plaidant, demanda plai-
samment : « Quel est donc cet homme qui parle dans
une barque?' »
Quintilien cite encore, parmi les bons mots, ceux où
l'on feint, c'est-à-dire où l'on exprime une pensée qu'on
n'a pas. Il en donne comme exemple une interruption
d'Afer, dans un procès où son adversaire invoquait sans
cesse le témoignagne d'une femme en crédit, Celsina.
Afer fit semblant de croire qu'il s'agissait d'un homme et
s'écria : « Quel est donc ce Celsina dont on parle tant? »
« Mais où la feinte a plus de grâce, continue Quintilien,
c'est quand on l'oppose à une autre feinte. Domitius
Afer avait depuis longtemps fait son testament. Un
homme qui était lié d'amitié avec lui depuis peu, espé-
rait gagner quelque chose à ce qu'il le changeât, lui fit
un conte, et lui demanda s'il devait conseiller à un
ancien centurion qui avait déjà testé, de revenir sur ses
premières dispositions: « N'en fais rien, lui dit finement
Afer, tu le désobliges^ ». Citons, enfin pour terminer
cette liste, un mot spirituel et hardi à la fois de Domi-
tius. L'an 52, Julius Gallicus plaidait une cause au tribu-
nal de Claude. L'empereur, irrité de certaines jjaroles
del'avocat, ordonna de le jeter dans le Tibre, qui n'était
pas loin. C'était, sans doute, en souvenir de l'immer-
1. Cicéron, Brutus, 60.
2. Quintilien, VI, 3, 92.
30 CHAPITRE XllI.
sion dans le Rhin que Caligula lui avait fait subir, à
lui-même, un jour que le sénat l'avait député vers son
terrible neveu. Quelque temps après, un plaideur
repoussé par Gallicus vint trouver Afer pour le charger
de sa cause : « Eh quoi ! lui dit celui-ci, qui te fait croire
que je sache mieux nager que Gallicus'? »
Parmi les qualités que Quint ilien relève chez son an-
cien maître, il constate que tout en possédant à fond les
secrets du style, il violait à dessein certaines règles,
pour ôter à sa diction l'air d'être apprêtée et trop soi-
gnée. Il le loue d'avoir modifié la figure de style appelée
ôfjLotÔTTTojTov, qui consistc dans la répétition des mêmes
cas, sans qu'il soit besoin de conserver le même
nombre de syllabes. Il en donne comme exemple la
phrase suivante, où le latin seul peut indiquer le genre
de mérite que le rhéteur y voit : « Âmisso nuper infe-
licis aulae, si non praesidio interpericula, tamen solatio
inter adversa ». C'est-à-dire : « Cette cour malheureuse
qui vient de perdre, sinon son rempart contre les dan-
gers, du moins sa consolation dans l'adversité^ ». Quin-
tilien lui fait encore un mérite de placer souvent ses
verbes au milieu de la phrase pour donner à son style
un air négligé. Il en produit comme exemple ces mots
de l'exordede son plaidoyer pourLaelia : « Eis utrisque
apud te judicem periclitatiir Laelia (Voilà les deux
fautes dont Laelia est accusée devant toi) ». « Afer était
tellement en garde contre ces mesures délicates et
molles qui flattent l'oreille, qu'il s'appliquait aies modi-
fier, lors même qu'ellesse présentaient naturellement^».
1. Dion Cassius, LX, 33.
2. IX, 3, 79.
3. IX. 4, 31.
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE. 31
Nous avons rappelé ces observations de Quintilien
dont le côté technique laisse les modernes indifférents,
dans le seul but de montrer que Domitius Aier est un
disciple indépendant, et par cela même un vrai disciple
de Cicéron. A l'art vulgaire des déclamateurs, tout préoc-
cupés de polir leur style, de balancer leurs phrases,
d'opposer à chaque membre de période un membre
correspondant, comprenant autant de mots, et même
autant de syllabes, il préfère un art plus élevé, qui n'est
pas contraire aux règles consacrées, mais qui ne s'y
soumet que dans une juste mesure, et obéit à ces règles
plus hautes où l(>s hommes supérieurs seuls peuvent
atteindre. Aussi n'est-il pas étonnant de voir Domitius
professer la plus vive admiration pour Homère et pour
Virgile. Tandis que les beaux esprits de l'époque criti-
quaient diverses expressions de Virgile, et relevaient
avec satisfaction certains défauts du plan qu'il avait
suivi, il le proclamait le prince des poètes latins. « Je lui
demandai, dans ma jeunesse, dit Quintilien, dans quel
ordre il rangeait tous les poètes : « Homère est le pre-
« mier, me dit-il, Virgile est le second, mais il est plus
« près du premier que du troisième' ». Cependant il avait
vu Caligula poursuivre d'une haine insensée Homère
et Virgile, et chercher à anéantir par le feu leurs im-
mortels ouvrages.
Malgré le grand nombre des causes que Domitius a
soutenues, on a peu de détails sur ses plaidoyers. On ne
connaît même les noms que de quelques-uns. Quintilien
cite comme un des plus estimés celui que Domitius
avait prononcé en faveur de Volusenus Catulus *. Mais
1. X, 1, 86.
2. VI, 7, 7.
32 CHAPITRE XIII.
ilse borne àce renseignement. Il est un peuplus explicite
.lu sujet du procès de Cloantilla, défendue par Domitius
dans sa vieillesse. Cloantilla était la femme d'un Romain
qui avait pris part à la révolte de Scribonianus contre
Claude. Malgré la défense de l'empereur, elle avait donné
la sépulture au corps de son mari, trouvé mort parmi
les rebelles. Traduite devant le tribunal de Claude une
première fois, elle fut acquittée par lui. Elle reparut de
nouveau en justice sur la dénonciation de son frère
et des amis de son père, du moins autant qu'on peut
le conjecturer d'un passage de Quintilien *. Nous
avons quelques mots décousus, extraits des diverses
parties du plaidoyer de Domitius. Dans l'cxorde,
faisant allusion sans doute au pardon déjà accordé par
Claude, l'orateur disait : « Je vous rendrai grâces tout
d'un trait ^. » La narration où Domitius exposait le dé-
vouement de Cloantillia contenait ces mots : « Cette
femme ignorante de tout, malheureuse en tout ^ » Dans
l'argumentation, Domitius, après avoir montré l'embar-
ras de Cloantilla, ignorante, partagée entre ses devoirs
d'épouse et l'obligation d'obéir aux volontés impériales,
la représentait demandant conseil même à ses adver-
saires : « Dans cet embarras, elle ignore et ce qui con-
vient à son sexe et ce qu'exige son titre d'épouse. Suppo-
sons que le hasard vous présente à sa vue : 0 mon
frère, et vous, amis de mon père, quel conseil me don-
nez-vous ^ ? » Enfin, arrivé à la péroraison, Domitius,
plein de confiance dans l'issue du premier procès qui
1. IX, 2, 20.
2. IX, 4, 31.
3. IX, 3, GG.
4. IX, 2, 20.
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE. 33
avait donné gain de cause à sa cliente, se tournait vers
les enfants de Cloantilla, et terminait par ces paroles
éloquentes : « Ne craignez pas cependant, enfants, quand
le jour en sera venu, de rendre les derniers devoirs à
votre mère M »
L'insuffisance de ces extraits, leur insignifiance sauf
pour le dernier, ne nous permettent pas d'apprécier la
valeur de ce plaidoyer. Il était extrêmement goûté de
Quintilien. Mais l'élève de Domitius oublie de nous ap-
prendre quel en fut le résultat. Espérons pour Domitius,
qui avait fait réussir tant de causes mauvaises, qu'il
recueillit cettedernière et honorable palme; que le jour
où il prit en main la cause du dévouement et de la jus-
tice, il eut la satisfaction devoir ses efforts récompensés.
Toutefois, à défaut de l'acquittement, objet principal de
l'ambition de l'avocat, Domitius obtint les applaudisse-
ments spontanés des auditeurs. Il ne voulait, en effet, que
des suffrages libres et sincères. Il n'était pas homme à
se faire accompagner au prétoire de gens convoqués
pour applaudir. Cependant il avait assisté aux débuts
de cette institution toute romaine. Pline le Jeune, qui
nous apprend ce détail, nomme même l'inventeur de ce
bel usage, Largius Licinius, contemporain de Domitius.
Du moins, Licinius y mettait encore quelque pudeur.
Il priait les applaudisseurs de venir; plus tard on les
paya. « Voici, dit Pline le Jeune, ce que je tiens de la
bouche de Quintilien, mon maître : «J'étais aux côtés de
Domitius Afer, nous racontait-il, un jour qu'il plaidait
devant les centumvirs avec sa gravité et salenteur habi-
tuelles. Tout à coup des clameurs insolites s'élèvent
1. VIli, ô, ic.
34 CHAPITRE XIII.
dans le tribunal voisin. Domitius étonné s'arrête. Le
bruit ayant cessé, il reprend le fil de son discours.
Nouvelles clameurs ; nouveau silence de Domitius.
Troisième interruption : il demande cette fois le nom de
l'avocat; on lui répond : Largius Licinius. Alors, sus-
pendant son plaidoyer : « Centumvirs, dit-il, c'en est
« fait de l'éloquence ! » Et certes, continua Pline, elle
commençait à dépérir, quand Domitius la déclara
morte. Mais c'est aujourd'hui qu'elle est bien réellement
détruite et presque anéantie ' ! »
En voyant l'éloquence tomber si bas qu'il fallait
mendier et payer les applaudissements, Domitius Afer
eut bien fait de renoncer complètement au barreau et de
secouer la poussière de sa toge. Il appartenait à une
autre époque, et sa place n'était plus au milieu de la
nouvelle génération. La vieillesse lui donnait en outre
ce sage conseil. L'âge avait afTaibli les forces de son es-
prit, et il ne s'apercevait pas qu'il se survivait à lui-même.
Cependant les avertissements ne lui manquaient pas, et
la brutalité romaine ne lui ménagea point les affronts.
Quand il plaidait, les uns avaient l'indignité de rire, les
autres rougissaient pour lui, et on disait de l'homme
qui avait été jadis le premier du barreau « qu'il aimait
mieux manquer de souffle que cesser ». « Ce n'était pas, dit
Quintilien, qui rappelle avec regret les défaillances de
son maître, que ses discours fussent précisément mau-
vais, mais ils étaient au-dessous de sa réputation.
Avant donc d'être pris à ces pièges de l'âge, conclut-il
sagement, l'orateur doit prudemment sonner la retraite
et gagner le port, tandis que son vaisseau est encore
1. Lettres, II, 14.
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈHE. 35
intact ' ». Tacite constate aussi la décadence du talent
d'Afer et son obstination à paraître sur une scène dont
la vieillesse aurait du l'écarter. « Le talent de Domitius,
dit-il, perdit beaucoup dans son dernier âge, où malgré
l'affaiblissement de son esprit, il ne put se résigner au
silence ^. » Que d'orateurs, que d'écrivains et de poètes
s'abusent de même sur leur propre compte, et oublient
le conseil qu'Horace se donnait si prématurément à lui-
même, et que Boileau a traduit par ces vers :
Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant,
De peur que tout à coup, efflanqué, sans haleine,
Il ne laisse en tombant son maître sur l'arène !
1. Inst. Orat.,XU, 11, 3.
2. Annales, IV, 5'?.
CHAPITRE XIV
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULA. CLAUDE.
Caligula orateur. — Ses jugements en littérature. — Jeunesse de
Claude. — Son instruction variée. — Il ajoute trois lettres à
l'alphabet. — Ses écrits historiques. — Son éloquence. — Dis-
cours relatif aux sénateurs gaulois. — Table de Lyon. — Même
discours dans Tacite.
L'histoire de Domitius Âfer a déjà montré quelles pré-
tentions l'empereur Caligula avait au titre d'orateur.
Comme tous les membres de la famille de César, ce
prince avait des facultés littéraires, et avait reçu une
éducation libérale qui les avait développées. Il fut
élevé, tout enfant, dans la maison d'Auguste, puis sous
la direction de son père Germanicus, qui possédait les
aptitudes les plus diverses, puisqu'il était à la fois poli-
tique habile, général heureux, poète et orateur estimé.
Il vécut dans les camps, en Germanie, à côté de son
père ; les soldats, flattés de voir le fils de leur général
porter les chaussures des légionnaires, le surnommèrent
Caligula^.
Le hasard ou plutôt sa jeunesse (il était le dernier
1. La chaussure du soldat romain s'appelle caligae.
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. GALIGULA. CLAUDE. 37.
des enfants mâles d'Agrippine), le fit échapper à la per-
sécution exercée par Tibère contre toute la race de Ger- ,
manicus. Il aurait, toutefois, partagé le sort de ses deux
frères, Néron et Drusus, déclarés ennemis publics par le
sénat, sur l'ordre de l'empereur, si les crimes de Séjan, en
faisant périr la descendance directe de Tibère, n'eussent
forcé celui-ci à "prendre Caligula pour son héritier. Le
jeune prince, appelé à l'empire contre toute attente,
s'appliqua dès lors à gagner les bonnes grâces de Tibère
et de son entourage par de si viles complaisances, qu'on
a dit de lui « qu'il n'y avait pas eu de meilleur valet ni
de plus méchant maître ». Mais ses mauvais instincts
n'échappaient pas à la finesse du vieillard de Caprée. Il
s'en réjouissait, et ne se gênait pas pour dire tout
haut : « Gains vit pour ma perte et pour celle du genre
humain : j'élève une hydre qui dévorera les Romains,
et un Phaéton qui embrasera l'univers ! » Tibère ne
croyait pas prédire si juste, s'il est ^vrai que Caligula
ait tenté un jour de l'assassiner, ou, comme le bruit en
courut à Rome, qu'il ait hâté par le poison les derniers
jours de son père adoptif .
Le début de Caligula dans la carrière de l'éloquence
fut reloge funèbre de sa bisaïeule Livie, qu'il prononça
du haut des rostres, en présence de la multitude accourue
à ce spectacle, l'an 29 de notre ère. Depuis que sa mère
Agrippine avait été reléguée en exil par Tibère, il vivait
auprès de Livie. Il dut principalement à cette circons-
tance d'être choisi par Tibère pour lui rendre ce devoir.
Caligula avait à cette époque dix-sept ans et portait
encore la robe prétexte'. Il se répandit probablement
I. Suétone, Caligula, 10, H, 12 ; Tibère, 73.
38 CHAPITRE XIV.
en grands éloges sur l'origine illustre et l'histoire extra-
ordinaire de cette femme qui, enlevée par Octave à son
premier mari Tibère Néron, eut l'habileté de circonvenir
Auguste et de lui faire adopter Tibère, son fils, aux dé-
pens de sa propre lignée. Caligulase dédommagea, plus
tard, de cet éloge de convention par des invectives dé-
placées. Parlait-il de Livie, il ne l'appelait jamais qu'un
« Ulysse en jupons ». 11 l'accusa, même dans une lettre
adressée au sénat, d'avoir eu pour aïeul maternel un dé-
curion de Fondi, Aufidius Lurco, au mépris des actes
publics qui témoignaient des magistratures exercées à
Rome par ce personnage. En arrivant à l'empire, Cali-
gula prononça de même l'éloge funèbre de Tibère, et
lui fit de magnifiques funérailles. Héritier de son pou-
voir, il est à croire qu'il ne lui ménagea ni les honneurs
ni les louanges. Il versa même d'abondantes larmes sur
la perte de celui qui avait été le bourreau de tous les
siens et dont il avait peut-être avancé le trépas. Puis il
courut à Pandataria et à Pontia, recueillir les restes de
sa mère et de ses frères et les ramena à Rome lui-même.
Gomme il ne négligeait aucune occasion de parler en
public, il est probable, malgré le silence des historiens,
(|u'en cette circonstance encore, il prononça un discours
où, au moins, il exprimait des regrets véritables et ver-
sait des larmes sincères. C'est à cette occasion, sans
doute, qu'en faisant valoir sa piété filiale, il prononça
ces paroles rapportées par Suétone : «Que, pour venger
la mort de sa mère et de ses frères, il était entré avec
un poignard dans la chambre de Tibère endormi ; mais
que, saisi de pitié, il s'était retiré en jetant son arme.
1. Suétone, 23; Annales, V, I,
f
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULA. CLAUDE. 39
Il ajoutait que Tibère s'en était, il est yrai, aperçu, mais
qu'il n'avait osé faire aucune recherche, ni ordonner
aucune poursuite'. »
C'est seulement après son avènement à l'empire, que
Caligula put satisfaire à son aise ses goûts d'orateur. Il
dédaignait l'érudition, mais il avait cultivé sérieusement
l'éloquence. Suidas prétend même qu'il avait écrit en
latin un traité de rhétorique ; d'autres, il est vrai, attri-
buent cette œuvre à son père, Germanicus^. Quoi qu'il
en soit, Caligula s'appliqua avec zèle à l'art oratoire, et
y réussit aussi bien en grec que dans sa langue mater-
nelle '. Sa folie*elle-même ne l'empêcha pas de rester
éloquent. Sa parole vive, assurée, mordante et pleine
d'abondance, s'accommodait mieux durôle d'accusateur.
Prenait-il la parole, « il allait, disait-il, tirer le glaive
forgé dans ses veilles ». Quand il était en colère, les
pensées et les mots se pressaient et se succédaient avec
rapidité. 11 débitait ses phrases avec feu, allait et venait
tout en parlant, et élevait la voix assez haut pour se
faire entendre des plus éloignés. 11 aimait aussi à ré-
pondre aux plaidoyers heureux des orateurs, et quand
le sénat jugeait d'illustres accusés, il prenait la parole
tantôt pour les charger, tantôt pour les défendre. Il con-
voquait alors par un édit les membres de l'ordre éques-
tre, pour qu'ils vinssent entendre les foudres de son
éloquence, et, selon qu'il était content de lui-même et
des applaudissements recueillis, il donnait son suffrage
pour ou contre les accusés*.
1. Suétone, 23, 15, 12.
2. Juste Lipse, Ad Taciti annal., XIII, 3.
3. Josèphe, Guprre des Juifs, XIX, 2; d'après Meyer, Dion Cas-
sius, excerpta Vaticana, p. 534.
4. Suétone, 53.
40 CHAPITRE XIV.
Il n'est donc pas étonnant que Caligula, avec ces
grandes prétentions à l'éloquence, ait été tenté d'engager
une lutte oratoire avec Domitius Afer, le premier avocat
de son temps, et se soit montré magnanime à l'égard de
l'adroit délateur. Vainqueur de l'aveu même de son
rival, il ne pouvait que lui pardonner ses attaques con-
tre les amis d'Agrippine ; il crut se surpasser en lui
offrant, comme nous l'avons vu, le consulat. Mais un
autre orateur excita la jalousie de l'empereur et ne sut
pas l'apaiser : ce fut Sénèque le Philosophe dont l'élo-
quence commençait à attirer l'attention. Sénèque avait
alors trente-cinq ans environ ; il était dans toute la
force de son talent, et il arrivait au sénat, précédé et
soutenu par la réputation de son père et de son frère No-
vatus Gallio. En outre, il jouissait d'une grande renom-
mée d'honnêteté; il n'accusait personne, et se conten-
tait d'apporter dans les délibérations une maturité su-
périeure à son âge et une éloquence qui plaisait par la
nouveauté, l'éclat des pensées et la vigueur du trait.
Le bruit qu'on faisait autour de Sénèque importuna
bientôt Caligula. Il se répandit à plusieurs reprises
en épigrammes contre l'orateur à la mode. Il pré-
tendit d'abord que « Sénèque ne faisait que des piè-
ces d'apparat et que ses discours n'étaient que du gra-
vier sans ciment ». Mais il se lassa à la fin des succès
remportés par le jeune orateur, et un jour qu'il avait
assisté à un procès soutenu devant le sénat, où Sénèque
avait parlé éloquemment, et provoqué, malgré la pré-
sence du prince, d'unanimes applaudissements, il ne se
contint plus. Il donna l'ordre de le mettre àmort. L'arrêt
fut révoqué à temps, grâce à l'intervention d'une femme
que Sénèque avait mise dans ses intérêts. Elle persuada
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULA. CLAUDE. 41
à Caligula que Sénèque, atteint de consomption, n'avait
.plus que peu de temps à vivre, et que le prince pouvait
s'épargner une rigueur inutile'. Sénèque, averti, se
condamna à la retraite, et s'adonna dès lors exclusive-
ment aux travaux philosophiques qui ont fait sa gloire.
Si la jalousie de Caligula contre Sénèque est odieuse
et ridicule à la fois, son jugement sur les discours de
son rival n'est pas éloigné de la vérité. Il dénote du goût
et du discernement. Caligula en fit preuve plus d'une
fois. Tout jeune encore, d'après Quintilien, il adressa
ce mot piquant à un orateur qui lisait d'une façon pré-
tentieuse : « Si tu prétends chanter, tu chantes mal ;
si tu prétends lire, tu chantes^ ».
Mais l'exercice du pouvoir et une maladiementale trou-
blèrent si profondément son esprit que tous ses actes et
ses pensées, même en ne sortant pas de l'ordre litté-
raire, présentèrent bientôt l'apparence du décousu et de
la folie. C'est ainsi que, dans ses voyagesen Sicile, àSyra-
cuse , à Lyon , en Gaule, il établit des concours d'éloquence
en grec et en latin. Placé sur une estrade, près de l'autel
d'Auguste, à Lyon, il présida lui-même à ces tournois
oratoires. Bizarre en tout, il voulut que les vaincus
allassent remettre eux-mêmes aux vainqueurs le prix
qu'ils avaient mérité, et composassent des vers à la
louange des triomphateurs. C'était, il faut en convenir,
un médiocre honneur pour ceux-ci, que des poèmes
écrits sur commande et par les plus inhabiles. Quant
1. Dion Cassius, LIX, 19.
2. Quintilien, I, 8, 2. Quelques éditions portent G. J. Caesar, ce
({ui retirerait à Gains l'iionneur de ce mot pour le donner au
dictateur Jules Gésar. Mais les meilleures éditions ne portent pas
de J.
42 CHAPITRE XIV.
aux concurrents qui avaient montré trop d'insuffisance
ou dont les vers lui avaient déplu, il les condamna à,
les effacer avec une éponge ou avec leur langue, sous
peine de recevoir la férule et d'être j étés dans le Rhône ' .
Il fut plus sensé et plus heureux dans sa manière
d'encourager les historiens. Nous avons vu combien,
sous le règne de Tibère et même sous celui d'Auguste,
l'histoire avait eu à subir de persécutions. Les auteurs
étaient contraints de se donner la mort, leurs ouvrages
étaient livrés aux flammes. Ainsi avaient été brûlées so-
lennellement sur la place publique les œuvres de T. La-
bienus, de Gassius Severus et dti Cremutius Cordus.
Caligula, par une inspiration dont il faut lui savoir gré,
ordonna de rechercher les exemplaires qui avaient
échappé à la proscription, ou que la terreur n'avait pas
décidé à détruire. Il promit de les laisser copier et lire
librement, ajoutant qu'il importait extrêmement à sa
gloire que tous les faits importants fussent connus de
la postérité. Restait à savoir si on retrouverait ces ou-
vrages. On les retrouva, « tant, dit Tacite, la tyrannie
est insensée de croire que son pouvoir d'un moment
étouffera dans l'avenir le cri de la vérité^ ». Les ou-
vrages brûlés reparaissent toujours : ils renaissent de
leurs cendres plus sûrement que le phénix.
V Histoire de Cremutius Cordus fut rendue à la lu-
mière par sa fille Marcia, comme le témoigne ce passage
éloquent de Sénèque : « A la première occasion, dit-il,
que t'offrirent les changements de l'État, tu rendis au
jour les ouvrages de ton père, qui, eux aussi, avaient
subi le supplice. Tu le sauvas ainsi de la mort véritable,
1. Suétone, 20; Dion Cassius, LIX, 22; .luvénal, I, 44.
2. Id., 16; Annales, IV, 35.
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULA. CLAUDE. 43
ot tu rendis aux citoyens ces livres qu'il avait écrits de
son sang. Tu as bien mérité des lettres romaines, dont
une partie précieuse avait été brûlée; tu as bien mérité
de la postérité qui connaîtra l'histoire sincère de ce
temps, et qui saura à ([ui elle la doit. Tu as bien mérité
de ton père dont le souvenir ne périra pas, tant qu'on
aimera à connaître l'histoire de Rome, tant qu'on se
plaira au commerce de nos ancêtres, tant qu'on voudra
savoir ce qu'est un vrai Romain, un homme qui, au mi-
lieu d'esclaves courbés sous le joug de Séjan, reste
indomptable et conserve la liberté de son esprit, de son
cœur et de son bras. Quel dommage pour la République,
si tu n'avais arraché à l'oubli celui qu'on y condamnait
pour les deux plus belles choses du monde, l'éloquence
et la liberté ! On le lit, on l'admire ; il est dans les mains,
dans les cœurs de tous, et ne craint rien du temps.
Quant à ses bourreaux et à leurs forfaits, qui sont leur
titre à la mémoire des hommes, déjà l'on commence à
n'en plus parler' ! » Hélas ! Sénèque se berce d'une géné-
reuse illusion en promettant une éternelle durée aux
œuvres de Cremutius Cordus. Il compte sans la pros-
cription des successeurs de Caligula et sans les outrages
du temps qui n'ont pas sauvé de la ruine les œuvres
qu'avait préservées un moment le dévouement filial de
Marcia.
Le bon sens dont Caligula faisait preuve à l 'égard des his-
toriens de l'empire, peut-être par esprit de réaction contre
les sévérités de Tibère, l'abandonnait en d'autres occa-
sions, notamment quand il s'agissait d'écrivains consacrés
par l'admiration publique. Il fut sur le point de bannir
1. Ad Marciaui, 1.
44 CHAPITRE XIV.
des bibliothèques publiques, les images et les écrits de
Tite-Live,lui reprochant « le style verbeux et les inexac-
titudes de son Bistoire ». Mais il poursuivait surtout les
poètes d'une haine aveugle et insensée. Il proscrivait
Virgile à cause « de son manque absolu de génie et
l'exiguïté de sa science ». Quant à Homère, il méditait
d'en détruire les poèmes, et demandait à ceux qui vou-
laient l'en détourner : « Pourquoi il n'aurait pas sur
Homère les mêmes droits que Platon qui l'a chassé de
sa République ' ». Il était plus dur encore pour les poè-
tes vivants. Un auteur d'atellanes avait introduit dans
une pièce un jeu de mots qui lui déplut. Caligula le fit
brûler vif en plein amphithéâtre ^ Il menaçait du même
sort, sinon les jurisconsultes eux-mêmes, au moins les
livres qui contenaient les applications de leur science.
Il le faisait entendre en répétant en termes vagues :
« Qu'il ferait si bien, par Hercule ! que nul, excepté lui,
ne pourrait donner de consultations^ ». Après de pa-
reils traits de folie, quelle valeur faut-il attacher à
l'ordre si différent de publier les œuvres de Cremutius
Cordus, à cet éclair de bon sens qui ne devait pas se
renouveler ?
L'empereur Claude, oncle et successeur de Caligula,
appartient à l'histoire littéraire à un double titre, comme
orateur et comme écrivain. Il était né à Lyon, l'an 14
avant Jésus-Christ, de Drusus, le second fils de Livie,
celui dont la naissance, trois mois après le mariage de
Livie avec Auguste, avait provoqué les épigi'ammes des
1. Suétone, 3i.
2. Id., 27.
3. Id., 34.
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULA. CLAUDE. 45
Romains. Il était frère cadet de Germanicus, mais, moins
heureux que son frère, il fut, dès son bas âge, en proie
à des maladies diverses et opiniâtres, qui attaquèrent
son esprit comme son corps, et dont il ressentit toute sa
vie la fâcheuse influence. Déjà, dans la correspondance
d'Auguste, on a vu ce que l'empereur et toute sa famille
pensaient du pauvre enfant si disgracié de la nature.
Trois lettres d'Auguste, dont l'une est la page la plus
considérable qui reste de ce prince, montrent qu'après
avoir vainement essayé de tirer parti des qualités heu-
reuses que Claude unissait à une véritable imbécillité,
Auguste se décida à le tenir éloigné de tout emploi pu-
blic. 11 alla même jusqu'à croii^e impossible de l'exposer
aux regards moqueurs du peuple romain. Cependant,
entouré de soins tendres et intelligents, Claude aurait
pu, avec le temps, effacer les mauvaises impressions
que ses bizarreries avaient produites, il aurait pu de-
venir un homme ordinaire, sinon supérieur. Mais
dédaigné par son grand-oncle Auguste, méprisé par
Livie, sa grand'mère, qui ne voulait pas lui parler et ne
communiquait avec lui que par lettres, bafoué par sa
mère Antonia, qui l'appelait « un avorton, une ébauche
de la nature », moqué, insulté par sa sœur Livilla et
par tous les complaisants du palais impérial, astreint à
obéir, même après être sorti de tutelle, aux ordres d'un
pédagogue « d'un barbare, ancien palefrenie r, choisi
exprès pour lui infliger à tout propos les plus durs trai-
tements » (ce sont les propres expressions de Claude');
enfin, ne trouvant nulle part autour de lui ni sympa-
1. Suétone, Claude, 2 ; citation extraite d'un petit écrit, Quoclam
libello, composé par Claude, probablement ses Mémoires,
46 CHAPITRE XIV.
thie ni bienveillance, mais se heurtant sans cesse à des
outrages et à des mauvais traitements, Claude devint
fatalement le personnage à l'esprit incohérent et dé-
cousu, mélange de bien et de mal, de folie et de raison,
que l'histoire nous fait connaître, et qu'un caprice de la
fortune a pu seul donner aux Romains comme empe-
reur.
Heureusement Claude avait le goût des lettres, comme
tous les membres de la famille de César. Repoussé par
les siens, écarté de toute fonction publique, il se livra
avec ardeur, dès son premier âge, aux études libérales,
et publia même plusieurs de ses essais en divers gen-
res. Les œuvres des princes, si médiocres qu'elles soient
d'ordinaire, sont toujours accueillies avec enthousiasme
par leurs courtisans. Celles de Claude ne valaient sans
doute ni mieux ni moins que les productions d'origine
princière. Mais il n'était prince que de nom, et ses écrits
rencontrèrent, dans sa famille et à la cour, l'indifférence
la plus complète. La prévention contre lui était si fer-
mement établie que le malheureux auteur n'en acquit
pas plus de considération, et ne parvint pas à faire con-
cevoir de lui pour l'avenir de meilleures espérances.
Cependant, quand il déclamait, il s'élevait parfois jus-
qu'à l'éloquence. Il s'exprimait avec force, il articulait
avec netteté, et déployait des qualités oratoires qu'on
ne lui soupçonnait point. Un jour l'empereur Auguste
l'entendit dans un de ses bons moments, et, comme on l'a
vu, il en témoigna à Livie sa profonde surprise. « Que
Tibère, ton petit-fils (c'était le premier nom de Claude),
lui écrit-il, déclamant devant moi, ait pu me plaire, je
veux mourir, ma chère Livie, si je n'en suis pas moi-
même étonné ! Par quelle merveille, lui qui ne peut se
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. GALIGULA. CLAUDE. 47
faire entendre quand il parle, se fait-il entendre net-
tement quand il déclame? Je ne puis me l'expliquer' ».
S'il changea d'avis, Auguste ne changea pas, cepen-
dant, de conduite à l'égard de Claude. Celui-ci, se rési-
gnant à son sort et au titre d'augure qu'on lui avait con-
féré, continua de se livrer à ses études de prédilection.
Sous le règne de Tibère, il sentit l'ambition lui venir
avec l'âge, et demanda à son oncle de l'élever aux hon-
neurs. Tibère lui accorda les ornements consulaires.
C'était peu : Claude insista pour obtenir le consulat
effectif. Tibère lui répondit par un billet laconique et
méprisant où se trouvaient ces seuls mots : « Je t'envoie
quarante pièces d'or pour les Saturnales et pour les Si-
gillaires'^ ». Claude se le tint pour dit : il renonça à
toute prétention politique, et retourna à l'étude des let-
tres et à son entourage ordinaire. C'était, il faut le recon-
naître, une compagnie peu honorable. Tacite la qualifie
durement de « société de bouffons avec lesquels Claude
amusait ses stupides loisirs ». L'un d'eux était Julius
Pelignus, dont Claude fit plus tard un gouverneur de
la Cappadoce, « homme, dit Tacite, aussi méprisé pour
les diffoi^mités de son corps que pour la lâcheté de son
âme ^ ». Maiï=, avec les bouffons^ il y avait aussi un groupe
plus distingué de rhéteurs et de grammairiens, grecs
pour la plupart, auxquels s'applique l'expression dédai-
gneuse de Tacite. Claude poussa très loin, avec eux, ses
études sur la langue et la littérature helléniques. Il en
vint même à considérer le grec comme sa langue mater-
1. Suétone, Claude, 3, 4. Voyez voL I, page 80, le chapitre sur
Auguste écrivain.
2. Suétone, 5.
3. Tacite, XIII. 49.
^■48 CHAPITRE XIV.
nelle. Un étranger dissertant devant lui en grec et en
latin, il commença sa réponse en ces termes : « Puisque
tu sais parlernos deux langues». Plus tard, lorsqu'il
fut empereur, il adressa souvent en grec des discours
aux ambassadeurs, et donna à maintes reprises en grec
le mot d'ordre au tribun de garde'.
Claude avait malheureusement d'autres goûts encore.
Le temps qu'il ne consacrait pas à l'étude, il le perdait
dans des habitudes d'intempérance et d'ivrognerie qu'il
conserva toujours. Il aimait aussi passionnément le jeu,
comme Auguste. Il écrivit même un traité Sur lejeu'^. Si
cet ouvrage est un de ceux qui ne firent concevoir de
lui aucune espérance meilleure pour l'avenir, on ne sau-
rait blâmer Auguste ni Tibère. Cependant il composait
d'autres livres sur des sujets plus heureux. Asinius Gal-
lus avait écrit un ouvrage où il attaquait et critiquait
les expressions de Cicéron qui choquaient son purisme.
Aulu-Gelle traite assez durement cette œuvre. Claude
ne se borna pas à en combattre les conclusions ; il écri-
vit une défense en règle du grand orateur, et le justifia
des reproches de son critique ^ Il fît même une comédie
grecque. Mais par un calcul qui dénote plus de bon
sens qu'on ne lui en accorde d'ordinaire, il la garda en
portefeuille. Il ne voulut pas s'exposer aux insultes et
aux quolibets des spectateurs, et il attendit d'être em-
pereur pour la faire jouer. La comédie fut représentée
àNaples, dans une cérémonie qu'il célébra à la mémoire
de son frère. Il demanda naïvement aux juges du con-
cours ce qu'ils en pensaient, et, sur leur avis favorable,
1. Suétone, 42.
2. Id., 33.
3. Id., 41 ; Aulu-Gelle, XYII, 1.
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULA. CLAUDE. 49
la couronna lui-même*. Il est permis de penser que la
dignité impériale de l'auteur ne nuisit pas au succès
de la pièce.
C'est à l'époque du principat de Tibère, au moment
où Claude était dans toute la force de l'âge, qu'il faut
placer ses travaux sur la grammaire, et l'invention de
trois nouveaux caractères qu'il ajoutait à l'alphabet la-
tin. Il composa un traité pour en démontrer la nécessité
et les avantages, se fondant sur ce que l'alphabet grec
n'était pas non plus sorti complet des mains de ses in-
venteurs. Le premier de ces caractères est le digamma
éolique f qu'il voulait introduire dans l'écriture latine
pour distinguer Vu consonne de Vu voyelle. Le carac-
tère ordinaire V aurait été réservé à la voyelle u ; la
lettre nouvelle aurait exprimé le son que nous appelons
Faujourd'huien français. Il y a en effet, en latin, dans
l'absence de signe particulier pour la consonne V une
occasion fréquente de confusion, là surtout où la con-
sonne est suivie de la voyelle u., sans qu'aucune diffé-
rence de forme indique la différence de son, par exem-
ple dans les mots analogues à servvji ou à divvs, etc.
Aussi Quintilien, Aulu-Gelle et Priscien, en signalant
ces inconvénients, regrettent-ils que la réforme de
Claude, appliquée seulement sous son règne, ne lui ait
pas survécut Les imprimeurs modernes se sont trouvés
en présence de la même difficulté jusqu'au jour où, en
1629, Zeitner, imprimeur de Strasbourg, réserva le si-
gne F à la consonne actuelle, et arrondit la lettre pour
en former Vu que nous employons. La réforme pro-
1. Suétone, U; Annales, XI, 13, 14.
2. Quintilien, I, 7, 26 ; XH, 10, 29; Aulu-Gelle, XIV, 52; Priscien,
I, 4, 20.
50 CHAPITRE XIV.
posée par Claude était donc excellente en prin-
cipe.
Le second caractère inventé par Claude était Vanli-
sigma, ou sigma renversé, qu'il voulait introduire à la
place du * grec dans tous les mots ou la lettre P est
suivie d'un S*. Le troisième caractère avait la forme
suivante L. C'était une variété de la lettre i, réservée aux
mots où cette voyelle, d'après l'usage, n'avait pas un
son plein, et se rapprochait du son d'autres lettres,
comme dans les mots vmo, virtvte et sgribere "^ C'est
ainsi que, dans les inscriptions du règne de Claude, on
lit : AEGtPTI, BATHtLLVS, CFCNVS, BIBLIOTHECA, etC.
Ces deux derniers caractères compliquaient inutile-
ment l'écriture ; il n'est donc pas à regretter qu'ils n'aient
pas été admis. Sous le règne de Tibère, Claude se borna
à recommander aux savants l'adoption de son alphabet.
Devenu empereur, le grammairien passa de la théorie
à la pratique. Il fit graver les caractères inventés par
lui dans tous les actes publics de son règne. Mais cette
innovation ne put lui survivre. La routine reprit ses
droits, et le digamma éolique, qui eût été si utile ce-
pendant aux Romains, fut proscrit aussi bien que les
deux autres caractères qu'une fantaisie d'érudit avait
mis un instant à la mode.
C'est encore au règne de Tibère qu'appartiennent les
travaux historiques de Claude. Dès sa première jeunesse,
il avait eu du goût pour l'histoire. Tite-Live, le grand
historien de Rome, frappé de son zèle et de ses heu-
reuses dispositions, l'avait encouragé à continuer ses tra-
1. Priscien, I, 7, 42.
3. Velius Longus, p. 2235 dans Putsch.
ELOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULA. CLAUOE ol
vaux,etSulpicius Flavus l'avait aidé d'abord à les écrire.
Claude voulut initier le public à la connaissance de
ses œuvres, mais il était dans sa destinée de toujours
prêter à rire par quelque côté, même lorsqu'il faisait
bien.
La première fois qu'il essaya de les lire en présence
d'un auditoire nombreux, dès le début de la séance,
plusieurs bancs mal étayés s'affaissèrent, et l'un se
brisa sous le poids d'un spectateur trop gros. De là un
tumulte et de grands éclats de rire qui retardèrent la
lecture, et nuisirent à son effet. Une fois le tumulte
apaisé, Claude essaya de continuer son manuscrit.
Mais l'incident ridicule lui revenait sans cesse à l'esprit :
chaque fois que ses yeux se portaient du côté du gros
auditeur, il était pris de fou rire, et, à son exemple,
l'hilarité générale recommençait de plus belle'. Pen-
<lant son principal, Claude convoqua souvent le public
à l'audition de ses œuvres, mais, par un souci de sa di-
gnité, assez remarquable chez lui, il ne lut pas lui-
même ses œuvres, il les fit entendre par le lecteur. Ce-
pendant il aimait les lectures publiques, et se plaisait
à s'y rendre même lorsqu'il n'était pas invité. Un jour
qu'il se promenait, il entendit de grandes clameurs, et
en demanda la cause. On lui dit que Nonianus faisait
une lecture; il vint aussitôt avec sa suite, se mêler au
groupe des auditeurs-. Pline le Jeune, grand amateur
de ces sortes d'exercices, oppose avec orgueil ce goût
littéraire de Claude à l'indifférence de ses contempo-
rains.
L'Histoire, de Claude, commençait au meurtre dudic-
l. Suétone, 41.
'2. Pline le Jeune, I, 13.
52 CHAPITRE XIV.
tateur César, et elle abordait le récit des guerres civiles.
Il en avait déjà écrit deux livres quand il l'interrompit.
Sa mère Antonia et son aïeule Livie ne cessaient de lui
représenter les dangers de l'œuvre qu'il avait entre-
prise, où il aurait, lui, membre de la famille des Césars,
à évoquer bien des souvenirs fâcheux pour le fondateur
de la dynastie. Elles reproduisaient, sinon les termes,
du moins le sens des vers d'Horace : « Tu traites là un
sujet fort périlleux, et tu marches sur des charbons re-
couverts d'une cendre trompeuse. » Claude finit par
reconnaître les difficultés de son entreprise ; il comprit
qu'il ne lui était pas possible de dire la vérité, et qu'en
tout cas, on ne le souffrirait pas dans l'entourage de
l'empereur. Sans renoncer complètement à son œuvre,
il la laissa en suspens, et reprit le récit des faits à la
bataille d'Actium età lapaixqui suivit les guerres civiles.
Devenu empereur, il ne cessa pas de travailler à son
ouvrage, et à sa mort, il en avait écrit quarante et un
livres ^
Cette Histoire a péri. Il n'en reste que quelques indi-
cations géographiques, conservées par Pline le Natura-
liste. Ainsi Claude évaluait à 150 000 pas la distance qui
sépare le Bosphore Cimmérien de la mer Caspienne, et
rapportait que Seleucus Nicator avait conçu le projet de
percer cet isthme, au moment où il fut tué par Ptolé-
mée Ceraunus -. Claude estimait à 1300 000 pas, la lar-
geur de l'Arménie depuis Dascusa jusqu'au bord de la
mer Caspienne, et la largeur à la moitié de cette dis-
tance, depuis Tigranocerte jusqu'à l'Ibérie". Selon lui,
1. Suétone, 41.
2. Pline, VI, 12, 2.
3. Id., YI, 10, 2.
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULA. CLAUDE. 53
le lac Maréotis provenait de la bouche Canopiquc par
un canal qui, servant au commerce de l'intérieur, renfer-
mait plusieurs îles et avait 30000 pas de longueur, et
150000 de tour*. Pline emprunte encore aux Histoires
de Claude des détails sur certaines curiosités naturel-
les. L'historien impérial rapportait des merveilles de
l'arbre appelé ^ra/i/s. D'après lui, les Parthes mettaient
dans leur boisson des feuilles de cet arbre dont l'odeur
approchait beaucoup de celle du cèdre, et ils trou-
vaient dans la fumée de ce bois un remède contre la
fumée des autres bois ^
Claude donnait encore dans son livre des renseigne-
ments sur le cours de l'Arsanias et du Tigre. Selon
lui, le cours du Tigre est si voisin de celui de l'Arsanias
dans le pays d'Arrhène, que lorsque ces deux fleuves
sont grossis par les pluies ou les neiges, ils réunissent
leurs eaux sans se mêler. L'eau de l'Arsanias, plus lé-
gère, surnage pendant environ 4000 pas, puis l'Arsanias
s'éloigne et va se jeter dans l'Euphrate^. Moins heu-
reux en histoire naturelle qu'en géographie, il affirmait
qu'un hippocentaure était né en Thessalie et était mort
le même jour. Cependant son erreur était excusable,
puisque Pline prétend en avoir vu un, sous son règne,
qui fut apporté d'Egypte dans du miel\ Mais Cuvier
n'avait pas encore expliqué comment la mâchoire supé-
rieure, en s'atrophiant parfois chez les quadrupèdes,
donne à la mâchoire inférieure l'apparence d'un men-
ton humain, de sorte que la tête, raccourcie dans sa
1. Pline, V, 11, 4. ,
2. Id., XII, 39, 1.
3.1d., VI, 31, 2.
4. Id., VII, 3, 2.
54 CHAPITRE XIV. "
partie supérieure, offre une ressemblance grossière avec
celle de l'homme.
EnOn, dans son Hisloire^ Claude rapportait que les
jeux séculaires, « après avoir été longtemps interrom-
pus, avaient été rétablis par Auguste qui avait soigneu-
sement calculé leur époque ». Mais, une fois sur b*
trône, Claude voulut se donner la satisfaction archéolo-
gique de les célébrer. Il déclara alors qu'Auguste en avait
avancé Tépoque et n'avait pas attendu le retour du vé-
ritable anniversaire. Il ne songeait pas qu'il se mettait
ainsi en contradiction avec lui-même. Les Romains ne
l'oublièrent pas, et c'est avec des moqueries qu'ilsaccueil-
lirent la voix du crieur, qui selon l'antique formule, con-
voquait le peuple à des jeux « que personne n'avait vus,
et que personne ne devait revoir ». Cependant, beau-
coup de Romains, vivants encore, avaient assisté aux
jeux donnés par Auguste. Certains comédiens même,
qui avaient pris part à la première représentation, re-
parurent sur le théâtre aux grands éclats de rire dos
spectateurs '.
Claude avait encore composé deux autres ouvrages
dont la perte est plus regrettable que celle de ses Bisioi-
res. Si peu de mérite qu'ils pussent avoir, ils comble-
raient une lacune fort regrettable. Ils roulaient, en effet,
sur des sujets que les modernes connaissent d'une ma-
nière incomplète; et leur conservation, en satisfaisant la
curiosité des savants, leur aurait épargné bien des re-
cherches, et probablement aussi bien des erreurs. Ces
deux ouvrages étaient écrits en grec. L'un était une Bis-
toire d'Ftrurie, en vingt livres; l'autre, une Histoire de
1. Suétone, 21.
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULÂ. CLAUDE 35
Carthage, en huit livres. Claude paraît avoir professé
une grande estine pour ces deux œuvres, et en avoir fait
plus de cas que de ses Histoires^ si l'on en juge par le
soin qu'il prit d'en vulgariser la connaissance. Il établit
à Alexandrie un second Musée qu'il appela de son nom.
Tous les ans, à une époque fixée, chaque professeur
devait lire, à son tour, et en entier, dans l'un des musées,
VHistoired'Etrurie^ dans l'autre, V Histoire de Carthage '.
Cependant, pour une cause que nous ignorons, la re-
nommée de ces deux ouvrages ne s'étendit pas très loin.
Ils ne devaient pas être dépourvus de qualités, VNis-
toire d'Ft}'urie, surtout. Les Tables lyonnaises semblent
prouverqueClaudeconnaissaitbienles.4n)w/ese7?'MS^Mes.
Quoi qu'il en soit, aucun écrivain contemporain ou
postérieur n'a emprunté de citation à ce livre.
Pour terminer la liste des ouvrages de Claude, il
écrivait des Mémoires sur sa propre vie, quand il fut sur-
pris... par l'empire. L'œuvre qu'il avait entreprise con-
tenait huit livres, sur lesquels Suétone s'exprime avec
une sévérité qui ne lui est pas habituelle. Il dit de ces
volumes « qu'ils étaient plus dépourvus de raison que
de style ■ ^). Cet ouvrage était sans doute la consolation
du pauvre paria de la famille impériale. C'était là qu'il
racontait les misères de son enfance, les mauvais traite-
ments des membres de sa famille, et les brutalités de
son pédagogue « cet ancien palefrenier » dont il a été
parlé plus haut. Il contenait aussi ses rêves de poète,
ses ambitions déçues, et les divagations de sa pensée
mal assise et mal ordonnée. On comprend que ces récits
personnels, si différents de ceux que les Romains avaient
1. Suétone, 42.
2. Id., 43.
56 CHAPITRE XIV.
l'habitude d'exposer dans leurs Mémoires^ aient été ap-
préciés sévèrement par Suétone. Ils ne pouvaient lui
révéler que les petits faits d'une existence vulgaire,
ignorée, innocente, que les occupations d'un homme
studieux dont la vie s'était écoulée dans son cabinet, et
avait été consacrée à d'utiles, mais obscurs travaux.
Heureux Claude, si son existence s'était terminée avec
celle de Caligulal Mais élevé brusquement à l'empire,
il va paraître aux rostres et au sénat, il va conquérir une
place parmi les orateurs et aussi parmi les tyrans. 11
aurait passé pour la victime de Tibère et de Caius; il en
sera le continuateur !
Au moment où un soldat, occupé à piller, découvrait
derrière un rideau l'oncle de Caligula, tout tremblant, et
le saluait empereur, Claude était âgé de cinquante-cinq
ans. Il avait, comme on l'a vu, de naturelles dispositions
à l'éloquence; il réunissait, en outre, la plupart des
qualités physiques, utiles à l'orateur. « Son extérieur
était digne et même imposant, tant qu'il se tenait debout
ou assis, surtout au repos. 11 était grand, sans être trop
mince : ses traits étaient réguliers, et une belle cheve-
lure blanche tombait sur d'assez larges épaules. » Mal-
heureusement, la médaille a son revers. « S'il marchait,
continue Suétone, ses jarrets, trop faibles, fléchissaient
sous lui, et dans toute action, familière ou sérieuse, son
geste le déconsidérait. Son rire était laid, sa colère l'était
plus encore, car alors sa bouche béante écumait, ses
narines s'humectaient, puis il bégayait. En tout temps,
s'il faisait le moindre mouvement, sa tête ne cessait de
trembler'. » Sénèque, dans sa Facétie sur la mort de
1. Suétone, 30.
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULA. CLAUDE. S7
Claude^ confirme les éloges et les critiques de Suétone *.
On peut dire, cependant, que les défauts physiques, re-
marqués par le biographe et le satirique, appartiennent
plutôt aux dernières années de la vie de Claude, et qu'à
son avènement au principal, avec sa belle taille, son
aspect plein de dignité, sa chevelure blanche, il se pré-
sentait au sénat sous un aspect imposant. Si donc
l'élève de Tite-Live et de Sulpicius Flavus, sortant à la
fois de la condition privée et du cabinet de l'écrivain
solitaire, pour devenir l'homme public sans rivaux
et l'orateur universellement applaudi, affrontait une
épreuve périlleuse, il pouvait la soutenir, et il la sou-
tint, en effet, non sans quelque honneur, au juge-
ment même du sévère Tacite qui reconnaît son élo-
quence ^.
Mais c'était moins l'art et l'étude qui manquaient à
Claude que le sens commun. Aussi le jugement que Sué-
tone porte sur ses Mémoires, « d'être moins dépourvus
de style que de raison, » s'applique aussi bien à son élo-
quence. Souvent Claude paraissait ne savoir ni qui il
était, ni avec qui, ni dans quel temps, ni dans quel lieu il
parlait. Un jour, il était question dans le sénat des bou-
chers et des marchands de vin. Tout à coup il s'écria :
« Qui de vous, je vous le demande, pourrait vivre sans
offula (morceau de viande de porc) ? » Puis il se mit à dé-
crire l'abondance des anciennes tavernes où il avait l'ha-
bitude autrefois d'aller lui-même chercher du vin. Il
recommanda, un autre jour, un candidat à la questure,
en rappelant que, pendant une de ses maladies, le père
du candidat lui avait donné, à propos, de l'eau fraîche,
1. Apokolokyntose, 4; Juvénal, VI, G20.
2. Annales, XIII, 3.
58 CHAPITRE XIV.
et il développa ce titre à la magistrature qu'il briguait.
Il fît comparaître une femme en témoignage devant le
sénat. « C'est une affranchie et une femme de chambre
de ma mère, dit-il, mais elle m'a toujours regardé
comme son maître. Je dis cela, parce qu'il y a encore
dans ma maison des gens qui ne me considèrent pas
comme leur maître'. » Ces naïvetés ne pouvaient avoir
d'autre résultat que de le déconsidérer, et de nuire à l'effet
de sa parole les jours où elle était bien inspirée. L'in-
fortuné Claude s'en apercevait par une sorte de demi-
conscience de son état. De temps en temps, il essayait
de réparer ses bévues, et plus d'une fois, dans de petits
discours [oratiunculis), il chercha à faire croire que
ses bizarreries étaient préméditées, qu'à l'exemple de
Brutus, il avait feint l'imbécillité sous Caligula, pour
échapper à la cruauté de l'empereur, et pour sauver ses
jours. Malheureusement, il ne persuadait personne. Il
parut même, quelque temps après son discours, un livre
ayant pour titre la Guérison des imbéciles, oii l'auteur
s'étudiait à prouver que personne ne contrefait la stu-
pidité -.
De même, lorsqu'il s'adressait au peuple par des édits,
Claude montrait la même incohérence. Pendant sa cen-
sure, il prit des mesures fort sages, et rendit de justes
décisions. Puis, en un seul jour, il publiait vingt édits,
parmi lesquels il s'en trouvait deux, dont l'un avertissait
« que la vendange serait abondante, et qu'il fallait gou-
dronner avec soin les tonneaux ». L'autre affirmait que
« contre la morsure de la vipère, aucun remède n'éga-
lait le suc de l'arbre appelé if ». Le lendemain, il sai-
1. Su.:tone, 40.
2. Id., 38.
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULA. CLAUDE. o9
sissait l'occasion d'un anniversaire pour rendre hom-
mage à son aïeul, Marc-Antoine le Triumvir, et en faire
l'élocjc en excellents termes. L'édit portait « qu'il de-
mandait des honneurs annuels pour le jour natal de son
père, Drusus; il le souhaitait d'autant plus que le même
jour était également marqué par la naissance de son aïeul
Antoine ' ». Puis, aussitôt après cet édit qui lui fait hon-
neur, il en rendait un autre pour s'excuser auprès du
peuple de ses emportements. Il établissait une distinc-
tion entre sa colère durable et sa colère subite, et pro-
mettait : « Que celle-ci serait courte et inoffensive, et
que l'autre serait toujours fondée ^. » Si ce retour sur
soi-même est bon au point de vue moral, il faut recon-
naître qu'il est certaines confidences qu'un empereur ne
doit pas faire à l'univers entier, attentif à l'écouter!
Le biographe Suétone s'arrête avec complaisance sur
ces bizarreries de l'éloquence de Claude. Tacite, histo-
1. Suétone, II.
2. Id., 38. — On a trouvé à Trente dans le Tyrol, le 29 avril
18C!), un long édit de l'empereur Claude, gravé sur une table de
bronze. Il porte avec lui sa date et le lieu de son origine. II a été
rendu à Baies, aux Ides de mars, la sixième année de son règne
(15 mars de l'année 4f>). Il roule sur le droit de citoyens romains
des Anaunes et sur des empiétements commis aux dépens du
domaine impérial. Le ton en est simple et familier, comme il
était d'usage en ces sortes de publications. Mais les phrases sont
embrouillées, remplies de parenthèses, et Claude s'y laisse aller
à ses intempérances habituelles de langage. Si l'on peut excuser
la complaisance avec laquelle il s'étend, à la fin, sur certains dé-
tails relatifs à des soldats prétoriens, issus de ces régions, on
s'étonne de le voir, dans un document officiel, critiquer la conduite
de ses prédécesseurs, Tibère et Caligula, dont l'un par son absence
obstinée de Rome [absentia pertinacA) et dont l'autre par sa négli-
gence, ont laissé cette affaire sans solution. (Voyez le texte à
l'appendice.)
60 CHAPITRE XIV.
rien plus sévère, omet ces détails, et donne une idée plus
favorable des discours de l'empereur. L'an 52, les Par-
Ihes, fatigués de leurs dissensions, vinrent demander à
Claude pour roi le jeune Méherdate, d'origine royale,
qui avait été livré en otage aux Romains et élevé à Rome.
A leur discours, Claude répondit par une harangue qui
ne manquait pas de noblesse. « Il parla, dit Tacite, de
la grandeur romaine, des hommages rendus à l'empire
par les Parthes, et s'égala à Auguste qui, sur leur prière,
leur avait déjà donné un roi. Mais il omit de citer Tibère
qui, cependant, leur avait aussi envoyé des souverains.
Puis, s'adressant à Méherdate qui était présent, il l'en-
gagea à voir, dans lui-même et dans son peuple, non un
maître et des esclaves, mais un chef et des citoyens, et
à pratiquer la clémence et la justice, vertus que leur
nouveauté même ferait chérir davantage des barbares.
Enfin, se tournant du côté des députés, il fît l'éloge de
Méherdate : « C'était, disait-il, l'élève des Romains, et
sa modération était inaltérable. Du reste, il fallait sup-
porter les défauts des rois ; il était funeste d'en changer
trop souvent. Quant à Rome, elle était si rassasiée de
gloire, qu'elle désirait voir vivre en repos, même les
nations étrangères ^ » Ces conseils sont élevés et judi-
cieux : les Parthes, pour leur malheur, ne devaient pas
en profiter.
Tacite cite plusieurs discours de Claude, où, à côté de
passages heureux et de pensées pleines de noblesse,
l'empereur se laisse aller à ses naïvetés habituelles.
Telle est, entre autres, la harangue prononcée par Claude
devant le sénat pour exempter de tributs l'île de Cos. Il
I. Amiales, XII, 11.
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULA. CLAUDE. 61
s'étendit d'abord longuement sur l'antiquité de la popu-
lation de cette île. « Les Argiens, ou Céos, père de La-
tone, les premiers, dit-il, y établirent leur séjour. Escu-
lape, ensuite, y apporta l'art de la médecine, qui y était
cultivé encore avec éclat par ses descendants ». Sur le
terrain historique, Claude était intarissable : il cita,
avec les dates, les noms de tous les successeurs d'Escu-
lape. Les détails étaient longs, mais le sénat était dis-
posé à excuser, chez l'empereur, cette complaisance
pour son étude favorite. Malheureusement, Claude
après avoir fini son développement historique, donna
prise à la critique. Au moment où l'on attendait de lui
des raisons politiques justifiant le privilège qu'il récla-
mait, il se borna à dire « que son médecin habituel,
Xénophon, était issu de cette famille, et qu'il fallait
accorder à ses prières une immunité qui fît de l'île de
Cos une terre sacrée à jamais, et vouée sans partage
au culte de son dieu ». Ainsi, là même où il pouvait
invoquer en faveur de ses protégés des titres plus sé-
rieux à la reconnaissance du peuple romain, citer, par
exemple, des victoires auxquelles les habitants de Cos
avaient contribué par leur courage, son inadvertance
ordinaire lui faisait omettre les raisons plausibles, et
révéler l'influence secrète qui provoquait son inter-
vention 1.
Dans un passage célèbre, où il apprécie le talent lit-
téraire de Sénèque, Quintilien exprime le vœu que Sé-
nèque eût écrit, avec son esprit propre, mais avec le
jugement d'un autre ingénia suo^judicio alieno. Ces mots
peuvent servir à caractériser l'éloquence de Claude.
1. Annales, XII, 61 ; voir encore, XII, 22, 2ô; Suétone, 39, 26.
62 CHAPITRE XIV.
C'est lui qui prépare, compose et prononce ses discours.
Mais le jugement manque à la plupart de ses harangues;
il n'énonce souvent que les volontés d'un autre : il ex-
prime, à son insu, et sans en comprendre la portée, les
pensées qu'un autre lui a suggérées. C'est ce que l'on
peut voir, surtout dans le discours si important par ses
conséquences, où il annonça au sénat son projet d'adop-
ter Néron. On sait par quels artifices Agrippine réussit
à décider son faible époux à prendre une mesure si
contraire aux intérêts de Britannicus. L'affranchi Pallas
mit fin aux hésitations de Claude en le pressant « de
pourvoir aux intérêts de l'empire, et d'entourer d'un
appui l'enfance de Britannicus. Ainsi le divin Auguste,
quoiqu'il eût des petits-fils pour soutiens de sa maison,
avait rehaussé la situation des enfants de sa femme.
Ainsi Tibère, qui avait déjà un héritier de son sang, avait
adopté Germanicus. De même Claude devait s'adjoindre
un jeune homme qui prit une part de ses fatigues'. »
Cesraisonsspécieuses,rexempled'Augusteet délibère
habilement présenté, l'emportèrent sur les dernières
lueurs de bon sens qui éclairaient Claude. Il résolut
d'adopter Néron. Il annonça sa décision au sénat, mais
il ne put la justifier dans son discours qu'en répétant
les raisons alléguées par Pallas. Il n'en soupçonna pas
la perfidie : il ne s'aperçut même pas que l'exemple
d'Auguste adoptant Tibère, sur les instances de Livie, au
détriment de Germanicus et de ses héritiers directs,
était d'un sinistre augure pour l'avenir de Britannicus.
11 parla ingenio siio^judicio alieno, surtout si, comme le
prétend Suétone, il se plut à répéter au sénat « que
1. Annales, XII, 25.
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULA. CLAUDE. 63
dans la famille des Claude, une adoption était sans
exemple' ». Tacite ne semble pas avoir lu, dans le dis-
cours de Claude, cette phrase qui, vu la circonstance
où elle aurait été prononcée, serait une énormité carac-
téristique. Il Tattribue « aux habiles » qui perçaient à
jour le jeu dangereux joué par Agrippine et par Pallas.
Jusqu'ici nous n'avons rencontré que les fragments
de l'éloquence de Claude, résumés et plus ou moins
fidèlement reproduits par les historiens de ce prince,
rsous avons réservé pour la fin de cette étude, un dis-
cours authentique de Claude prononcé pendant sa cen-
sure, Tan 47, vers le milieu de son règne. A cette époque
il fut question de compléter le sénat. Les habitants de
la Gaule Chevelue (Belgique, Celtique et Aquitaine), de-
puis longtemps alliés et citoyens de Rome, sollicitèrent
le droit de parvenir à Rome aux honneurs publics.
Leur demande excita une vive rumeur dans le sé-
nat. On invoqua, pour la combattre, jusqu'aux vieux
souvenirs du siège d'Alésia, l'on réveilla même les sou-
venirs plus anciens encore de la prise de Rome par les
Gaulois. Claude, né à Lyon, se montra favorable à la
requête des Gaulois, et prononça, pour la soutenir, un
long discours. On n'en connaissait que le résumé assez
développé, conservé par Tacite, lorsqu'en 1528, en fai-
sant des fouilles à Lyon sur la colline de Saint-Sébastien
pour y placer des conduites d'eau, on trouva une table
d'airain, longue de 5 pieds 9 pouces, large de 4 pieds
1 pouce, et séparée en deux morceaux. Elle contenait
une longue inscription sur deux colonnes. La partie
supérieure de la table ou l'autre table, qui reproduisait
1. Suétone, 39.
64 CHAPITRE XIV.
le titre des premières lignes de rinscription, ne put être
retrouvée. On rapprocha les deux fragments de la table
qui est aujourd'hui au musée de Lyon, et l'on reconnut
qu'on avait sous les yeux le discours même prononcé
dans le sénat par l'empereur Claude en faveur des Gau-
lois ^
Cette découverte si intéressante, au point de vue ar-
chéologique, n'a révélé aucun fait historique nouveau,
Elle a seulement montré, une fois de plus, de quelle fa-
çon les documents authentiques se transforment sous
la plume des écrivains anciens. Le fond du discours
est fidèlement reproduit; mais l'historien a résumé,
remanié, amélioré même à sa façon le discours de l'em-
pereur. Ce sont les idées de Claude, mais présentées par
Tacite et avec le style de Tacite. Un historien de l'élo-
quence latine doit relever avec soin ces différences et
ces altérations de la pensée première de l'orateur. C'est,
du reste, une bonne fortune très rare dans les études
antiques de pouvoir comparer ensemble le texte vrai
prononcé par le personnage, et le discours arrangé par
les écrivains. Telle est la harangue prononcée par le
premier Scipion l'Africain montant au Capitule pour re-
mercier les dieux, et la déclaration du tribun Sempro-
nius Gracchus en sa faveur, citées l'une et l'autre ^
d'après les pièces officielles, par Âulu-Gelle, et repro-
duites assez fidèlement dans le fond, mais améliorées
dans la forme par Tite-Live. Tel est encore le sénatus-
consulte relatif aux Bacchanales rapporté dans son vieux
texte par l'inscription de Cigala, et résumé brièvement
1. On peut voir au musée national de Saint-Germain-en-Laye
la reproduction de l'original par la galvanoplastie.
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. GÀLIGULA. CLAUDE. 65
par Tite-Live *. Aussi scra-t-il intéressant de voir, l'un à
côté de l'autre, le discours de l'empereur Claude avec
toutes ses longueurs, tel enfin qu'il a été dit par lui, et
le discours tel que Tacite a jugé à propos de le refaire
et de le remanier.
Voici d'abord la traduction des paroles de Claude. Il
ne manque, comme on l'a dit, au texte authentique que
quelques lignes au début et au milieu de l'inscription,
c'est-à-dire, au commencement de chacune des deux
colonnes gravées sur la table d'airain ^
« Je devine quelle sera la pensée des hommes, la pre-
mière que l'on m'opposera. Mais, je vous en prie, ne re-
jetez pas la nouvelle mesure à titre d'innovation. Songez
plutôt combien Rome a vu d'innovations, et, dès son
origine, par combien de formes et d'états divers elle a
successivement passé.
« D'abord, des rois ont possédé Rome, sans pourtant la
transmettre à des héritiers de leur sang. Le nouveau roi,
étranger à son prédécesseur, l'était quelquefois aux
Romains eux-mêmes. Ainsi Romulus eut pour succes-
seur Numa,qui était Sabin, voisin de Rome, sans doute,
mais alors étranger. Ainsi Ancus Martius fut remplacé
par Tarquin l'Ancien. D'un sang mêlé (car il avait pour
père le Corinthien Démarate, et pour mère une femme
de Tarquinies, noble, il est vrai, mais bien pauvre, puis-
qu'elle fut obligée de s'abaisser jusqu'à un tel mari),
l'entrée aux honneurs lui fut interdite par ses conci-
toyens : il vint donc s'établir à Rome, où il obtint la
1. Voyez VHistoire de Véloquence latine depuis V origine de Rome
Jusqu'à Cicéron, vol. I, p. 263, 269 ; vol. II, p. 102.
2. Voyez le texte à l'Appendice.
66 CHAPITRE XIV,
royauté. Entre lui et son fils, ou son petit-fils (les au-
teurs diffèrent sur ce point;, prend place Servius Tul-
lius, fils, selon les Romains, de la captive Ocrisia, selon
les Étrusques, compagnon fidèle de Coelius Vivenna, et
son ami dévoué pendant tous ses malheurs. Après des
alternatives de succès et de revers, emmenant avec lui
les restes de l'armée de Coelius, il quitta l'Étrurie, et
vint s'établir sur le mont qu'il appela Coelius du nom de
son chef.
« Il s'appelait lui-même, en étrusque, Mastarna; il
prit le nom que j"ai dit, et parvint au trône pour le
bonheur des Romains. Bientôt Tarquin le Superbe, par sa
propre conduite comme par celle de ses fils, se rendit
insupportable au peuple, qui, dégoûté aussi de la
royauté, confia TÉtat à des chefs annuels nommés
consuls.
« Rappellerai-je la dictature, pouvoir bien autrement
redoutable que celui des consuls, et imaginé par nos
ancêtres comme une ressource suprême dans les guerres
périlleuses et dans les discordes civiles? Ou les tribuns
du peuple créés pour la protection des plébéiens? Ou le
pouvoir transféré des consuls aux décemvirs, puis,
quand on eut brisé le joug des décemvirs, rendu aux
consuls? Ensuite, l'autorité consulaire, répartie en un
plus grand nombre de mains, et ces magistrats qu'on
nommait tribuns des soldats avec puissance consulaire,
élus tous les ans par six et par huit ? Enfin, les plé-
béiens admis aux honneurs, et entrant en partage, non
seulement des magistratures, mais des sacerdoces ?
Quant aux guerres, soutenues par nos ancêtres, et aux
progrès de l'empire, si je les racontais, j'aurais l'air
de sacrifier à la vanité, de chercher un prétexte pour
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. <:\L1GULA. CLAUDE. 67
parler des provinces conquises au delà de l'Océan'.
« Je reviens à mon véritable sujet. Le droit de cité...
sans doute.... Une nouveauté.... Le divin Auguste...
mon oncle Tibère voulut que la fleur des colonies et des
municipes dans tout l'empire, je veux dire, les hommes
qui réunissaient le mérite à la fortune, siégeassent avec
nous dans la curie. Mais, dira-t-on, ne faut-il pas pré-
férer, comme sénateur, un Italien à un provincial?
Tout à l'heure. Pères Conscrits, en justifiant cette partie
de ma censure, je montrerai par le fait quelle est mon
opinion. Mais je dirai tout de suite que les provinciaux
eux-mêmes, s'ils peuvent faire honneur au sénat, n'en
doivent pas être exclus.
« Voyez la colonie de Vienne, si distinguée, si puis-
sante, depuis combien de temps elle donne des séna-
teurs à cette assemblée ! Dans cette colonie est né l'un
des ornements de l'ordre équestre, l'un de mes amis les
plus intimes, L. Vcstinus, dont je vous prie d'admettre
les enfants parmi les jeunes prêtres, en attendant qu'avec
l'âge ils parviennent à de plus grands honneurs. Il est
un brigand que je ne veux pas nommer ^. Mais ce pro-
dige de la palestre, cet être que j'abhorre, avait mis le
consulat dans sa famille, avant même que sa colonie eût
obtenu sans réserve le droit de cité romaine. Je pour-
rais encore citer son frère, homme à plaindre, et bien
digne d'échapper à la catastrophe qui nous enlève en
lui un membre utile du sénat.
1. Allusion de Claude à l'expédition qu'il avait faite dans la
Grande-Bretagne .
2. Il s'agit de Valerius Asiaticus, qui possédait les jardins de
LucuUus. Messaline, désirant s'en emparer, l'accusa d'intrigues
avec Poppée et excita Claude à le faire mourir. {Annales, XI, I ;
Dion Cassius, LIX, 30 ; voir plus loin le chapitre xvi.)
68 CHAPITRE XIV.
<( Il est temps enfin, Tibère César Germanicus, de dé-
couvrir aux sénateurs où tend ton discours ; car te
voilà parvenu aux confins de la Gaule Narbonnaise.
« Tant d'illustres jeunes gens, sur qui tombent mes
yeux, ne doivent pas plus faire rougir le sénat, que Per-
sicus, homme très noble et mon ami, ne rougit de trou-
ver parmi ses ancêtres le nom deVAllobrogique. Si, jus-
que-là, nous sommes d'accord, que me reste-t-il à faire,
sinon de vous montrer du doigt sur la carte, que la
Gaule, en dehors même de la Narbonnaise, nous envoie
déjà des sénateurs, puisque Lyon nous en a donné que
nous estimons tous? C'est avec hésitation. Pères Cons-
crits, que j'ai franchi les limites des provinces que vous
connaissez, que vous acceptez. Il faut maintenant, sans
tergiverser, plaider la cause de la Gaule Chevelue. Si l'on
vient nous rappeler qu'elle a coûté dix années d'une
rude guerre au divin Jules, qu'on rappelle aussitôt un
siècle bien compté de fidélité inébranlable, de dévoue-
ment plus d'une fois mis à l'épreuve pendant nos mal-
heui'S. Ces mêmes Gaulois, pendant que mon père Drusus
soumettait la Germanie, ont secondé ses mouvements
en maintenant chez eux un calme, un ordre parfaits. Il
avait pourtant quitté, pour marcher à cette guerre, une
opération nouvelle et bien délicate, le cens des Gaules.
Combien cette opération est difficile, même pour nous,
qui n'y cherchons autre chose que la connaissance
exacte de nos ressources, c'est ce que nous savons par
notre propre et cruelle expérience. »
Voici, maintenant, le discours de Claude arrangé par
Tacite *:
1. Annales, XI, 24
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULÂ. CLAUDE. 69
« Mes ancêtres dont le plus ancien, Clausus, Sabin
d'origine, reçut à la fois le droit de cité romaine et le
titre de patricien, m'exhortent à suivre la même poli-
tique, en transportant ici tout ce qu'il y a d'illustre
autre part. Je n'ignore pas, en effet, qu'Albe nous a
donné les Jules; Camérie, les Coruncanius; Tusculum,
les Porcius ; et sans remonter jusqu'à l'antiquité, que
l'Étruric, la Lucanie, l'Italie entière, nous ont fourni des
sénateurs. Nous avons étendu l'Italie jusqu'aux Alpes
afin d'absorber dans le nom romain non plus des indi-
vidus isolés mais des contrées et des peuples. La paix
fut assurée à l'intérieur, et notre puissance affermie au
dehors, quand la population transpadane reçut le droit
de cité, et quand, sous prétexte que nos légions étaient
répandues dans l'univers, on y incorpora les meilleurs
soldats des provinces. C'était un allégement aux fatigues
de l'empire. Est-on-fàché d'avoir pris à l'Espagne ses
Balbus, à la Gaule Narbonnaise d'autres familles aussi
illustres? Leurs descendants sont au milieu de nous, et
leur amour pour cette patrie n'est point inférieur au
nôtre. Pourquoi Lacédémone et Athènes ont-elles péri,
malgré la puissance de leurs armes, sinon pour avoir
écarté d'elles les vaincus comme appartenant à une
autre race? La sagesse de Romulus, notre fondateur, a
consisté à transformer si souvent, en un seul jour, des
ennemis en concitoyens. Des étrangers ont régné sur
nous, des fils d'affranchis ont été magistrats, non pas,
comme l'on croit d'ordinaire, par une innovation, mais
en vertu d'un usage pratiqué par nos ancêtres.
« Mais les Sénonais, dit-on, ont combattu contre
nous. Jamais, sans doute, les Èques et les Volsques ne
nous ont livré bataille? Nous avons été pris par les
70 CHAPITRE XIY.
Gaulois. Mais nous avons donné des otages aux Étrusques
et passé sous le joug des Samnites. Cependant, si l'on
se rappelle toutes nos guerres, aucune ne fut plus promp-
tement terminée que celle des Gaulois. Depuis cette épo-
que, la paix a été fidèlement observée. Déjà par les
mœurs, les arts, les alliances, ils se confondent avec
nous; qu'ils nous apportent donc aussi leur or et
leur richesses, plutôt que d'en jouir seuls. Toutes les
institutions. Pères Conscrits, qu'on regarde aujourd'hui
comme les plus anciennes, furent nouvelles autrefois.
Les plébéiens obtinrent les magistratures après les patri-
ciens, les Latins après les plébéiens, les autres nations
d'Italie après les Latins. Ceci vieillira aussi, et cette
mesure, que nous défendons aujourd'hui par des exem-
ples, servira d'exemple à son tour. »
Le fond et les arguments des deux discours sont les
mêmes : il y a cependant des difîérences assez sensibles.
Tacite termine sa harangue par l'idée qui sert à Claude
d'entrée en matière. Il supprime l'interpellation singu-
lière que le prince s'adresse à lui-même, où, las de son
énumération, il savertit d'indiquer à ses auditeurs le but
de ce long développement. L'historien, faisant œuvre
d'art, a préféré omettre cette naïveté caractéristique. Il
a passé également sous silence les détails intimes sur
L. Vestinus, et l'allusion à ValériusAsiaticus, sur lesquels
Claude insiste. Il s'est borné à parler vaguement des
familles illustres venues de la Gaule Narbonnaise. Il a
ajouté au contraire, l'exemple tiré de Lacédémone et
d'Athènes, qui avaient péri pour avoir repoussé l'élément
étranger. Enfin, pour nous restreindre aux détails prin-
cipaux, il a resserré en quelques lignes la longue his-
toire des innovations dans le gouvernement présenté
ÉLOQUENCE IMPÉRIALE. CALIGULA. CLAUDE. 71
par Claude. Tacite a regardé ce développement comme
un lieu commun, suffisamment traité par les orateurs
romains, et dontil est facile de retrouver les modèles dans
les harangues de Tite-Live et de Salluste. L'empereur
Claude, au contraire, auteur de livres d'histoire, et sur-
tout d'une Histoire d'Etrurie, s'est arrêté complaisam-
ment sur des détails qui faisaient briller son érudition.
De là ces renseignements concernant l'origine de Tarquin
l'Ancien, celle de Servius TuUius, et son premier nom de
Mastarna.
La marche du discours en souffre, sans doute. Mais,
qu'importe? L'historien des Étrusques étale avec amour
le résultat de ses recherches. Aussi l'œuvre de Tacite
est-elle plus littéraire, plus rapide, plus convaincante
que celle de Claude; mais elle l'œuvre de Tacite. Elle
ne nous donne pus, comme la « Table de Lyon », l'idée
l'éloquence difTuse, pédantesque et en même temps naïve
de l'empereur Claude.
Une cause soutenue par l'empereur était assurée du
succès. Le sénat admit la requête de la Gaule Chevelue;
et les Éduens, les plus anciens alliés des Romains en Gaule,
reçurent les premiers le droit d'entrer au sénat. La
mesure fut favorablement accueillie par l'opinion pu-
blique. Lyon devint colonie romaine et fut surnommée
dès lors Colonia Claudia Copia Augusta Lugdunum.
La Gaule reconnaissante multiplia sans doute les copies
du discours impérial. Seule, la « Table » élevée à Lyon
a survécu. Quelques Romains farouches murmurèrent
cependant contre la décision de Claude. L'écho de leurs
plaintes, ou plutôt de leurs critiques, se retrouve dans
ÏSi facétie deSénèque Sw la mort de Claude. « Vraiment,
répondit Clotho, je voulais lui laisser quelques jours
72 CHAPITRE XIV.
pour faire citoyens romains ce peu de gens qui sont
encore à l'être, puisque c'était son plaisir de voir Grecs,
Gaulois, Espagnols, Bretons, et tout le monde en toge.
Cependant, comme il est bon de laisser quelques étran-
gers pour graine ; soit fait selon ta volonté.... » Elle dit,
et tranche le fil de l'existence du pauvre empereur ^ ! »
Mais, n'en déplaise au satirique, la mesure prise par
Claude pour infuser au sénat de Rome un peu de sang
nouveau était bonne. Tacite est le premier à le recon-
naître.
1. Traduction de .T.-J. Rousseau.
CHAPITRE XV
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE.
L. Annaeus Sénèque. — Séoèque orateur. — Discours consola,
toires [Consolationes) de Sénèque. — 1° A Marcia. — 2» A Helvia.
— ."îo A l'affranchi Polybe. — Sénatus- consulte en l'honneur de
l'affranchi Pallas.
Ce n'est pas comme philosophe, mais comme avocat
et auteur d'ouvrages tenant à l'art oratoire, que Sénèque
relève de ces études. Son activité littéraire s'est éten-
due à tous les genres. Mais son nom rappelle surtout
l'auteur de tant d'ouvrages philosophiques, des Bien-
faits, des Questions naturelles, des Lettres à Lucilius. On
songe moins déjà qu'il a composé des tragédies, les
seules œuvres latines en ce genre qui nous soient par-
venues. On oublie qu'il a été aussi avocat célèbre dans
sa jeunesse, et qu'il a composé trois conso/a^'o»5, appar-
tenant toutes les trois au genre démonstratif, au môme
titre que les oraisons funèbres et les harangues acadé-
miques. C'est de ce Sénèque plus ignoré que l'on s'occu-
pera ici.
L. ÂNNAEus Sénèque était le second des trois fils que
Sénèque le Père avait eus de sa femme Helvia '. Il
1. Voir Ipr vol., le chapitre x, Sénèque le Père.
74 CHAPITRE XV.
naquit environ l'an 4 avant Jésus-Christ à Cordoue. Il
y vécut quelques années, et vint de bonne heure à Rome,
sous la conduite de sa tante maternelle qui avait épousé
déjà, ou qui devait épouser un personnage qui fut
pendant seize ans préfet d'Egypte, et mourut en reve-
nant de sa province, probablement Vitrasius Pollion *.
Sénèque vante les rares qualités de cette parente, son
énergie et sa modestie; il néglige de nous dire son
nom. Elle l'éleva avec la tendresse la plus vigilante ; et
comme l'enfant était d'une santé frêle et délicate,
elle lui servit de véritable mère et le sauva de dange-
reuses maladies.
On ne sait quel fut le professeur d'éloquence du
jeune Sénèque ; il est probable qu'il suivit d'abord
les leçons de son père, mais son goût l'entraînait
plutôt vers la philosophie. Il eut à vaincre, dans
cette circonstance, la résistance paternelle. Sénèque le
Père n'aimait point, on l'a vu, les études philosophiques,
et, vraisemblablement, il ne se résigna pas sans lutte à
la vocation de son fds. 11 crut tout concilier en le pla-
çant entre les mains d'un grammairien philosophe, le
Grec Attalus Stoicus, auquel il reconnaissait une grande
éloquence, et qu'il déclare « le plus fin et le plus habile
parleur des philosophes de son temps ^ ». Sénèque suivit
les leçons d'Attalus avec tant d'assiduité qu'il était tou-
jours dans son école. Il y arrivait le premier, en sortait
le dernier, et l'accompagnait même dans ses promenades
pour discuter avec lui des matières philosophiques ^.
1. Ad Helviam, 17, 2.
2. Suasoriae, II, 12; Attalus fut, dans la suite, exilé de Rome par
Séjan.
3. Lettres à Lucilius, 108.
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE. 75
Sénèquc eut encore pour maître Sotion, dont il men-
tionne souvent le nom avec respect. Celui-ci lui inspira
une telle passion pour la doctrine de Pythagore,
que le jeune homme renonça à l'usage de la viande
et s'en abstint pendant plusieurs années. En vain son
père lui représentait que ce régime compromettait sa
santé. Il n'y renonça que plus tard, et par prudence,
l'an 19 de notre ère, lorsque Tibère rendit des édits
fort rigoureux contre les superstitions étrangères
{alienigena sacra), et comprit dans ses poursuites ceux
qui s'abstenaient de la viande de certains animaux *.
Sénèque conserva toujours ces habitudes végétariennes,
et, au moment de sa mort, il ne vivait encore que d'eau
pure et de fruits, par crainte d'être empoisonné, dit
malignement Tacite, et par préférence aussi, est-on en
droit d'ajouter. Sénèque suivit encore les leçons du phi-
losophe Papirius Fabianus qui commença par exercer
l'art oratoire et y acquit une grande réputation ^ Sé-
nèque le Père mentionne souvent la part que Papirius
prenait aux controverses des rhéteurs ; il cite même un
long passage d'une déclamation prononcée par lui.
Papirius se livra ensuite à la philosophie, et il y apporta
ses habitudes de l'école. II faisait de temps en temps
des conférences publiques sur la philosophie, on l'écou-
tait en silence sans l'interrompre, mais souvent l'ad-
miration arrachait des applaudissements à ses audi-
teurs ^
Il écrivait moins bien qu'il ne parlait; Sénèque, tout
en reconnaissant ses défauts, l'en excuse avec indul-
T. Lettres à Lucilius, 108; Annales, II, 85.
'2. Controverses, lll, préface ; Ihid., 9.
■\. Lettres à Lucilius, .S '2 ; 100 et passim.
76 CHAPITRE XV.
gence, en disant que le philosophe s'occupe des pensées
et dédaigne le soin des mots.
Sénèque a aimé, a suivi docilement chacun de
ses maîtres; il en parle avec reconnaissance et il en a
subi l'influence plus qu'il ne le crut lui-même. Ces rhé-
teurs qui débutent par cultiver les exercices oratoires,
et qui deviennent ensuite des philosophes, ont laissé
leur empreinte sur son génie. Leur élève a eu plus de
talent, mais il a été tel qu'eux-mêmes. Il traite avec
passion les sujets philosophiques, mais ce n'est pas un
philosophe profond, dissertant sur des matières abs-
traites et creusant toutes les questions. C'est un ora-
teur brillant, fécond, qui discourt avec éclat, avec
esprit, sur les doctrines émises par d'autres philosophes,
mais qui se borne à développer habilement les lieux
communs de morale que Zenon et Épicure lui ont trans-
mis, et que Cicéron déjà avait fait connaître aux Ro-
mains.
Aussi, Sénèque se trouva-t-il tout préparé pour aborder
de bonne heure leloquence judiciaire, et s'yrendre aussi-
tôt célèbre. Il plaida beaucoup et longtemps, et fut re-
gardé comme le plus éloquent avocat de son temps. Ses
plaidoyers furent écrits et conservés. Ils existaient encore
autemps de Quintilien. L'auteur de V Institution oratoire
avait le chagrin de voir ses disciples eux-mêmes les lire
avec passion, et il avait grand'peine <i à les empêcher de
le préférera d'autres orateurs bien meilleurs ^il songe à
Cicéron), que Sénèque n'avait pas cessé de poursuivre
de ses critiques dans ses livres * ». Mais si le sévère dé-
fenseur de Cicéron reconnaît avec ses élèves la grande
1. Quintilien, X, I, r2G, 1-29.
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE. 77
éloquence de Sénèque, il accuse son style d'être cor-
rompu et d'autant plus pernicieux qu'il plaît par ses
propres défauts, et qu'il abonde en vices séduisants. Il
voudrait qu'il eût écrit avec son esprit, mais avec le
goût d'un autre. La postérité a ratifié le jugement de
Quintilien,
Le règne de Caligula est l'époque la plus brillante
de la vie de Sénèque. Jeune, orateur brillant, causeur
infatigable et plein d'esprit, Sénèque pouvait aspirer
à tous les honneurs. Sa tante, veuve du préfet d'Egypte,
avait conservé d'utiles relations à Rome. Pour lui elle
sortit de sa retraite ; pour lui elle se fît ambitieuse, et
elle réussit à lui faire obtenir la questure qui lui don-
nait l'entrée au Sénat. A cette époque, Sénèque se maria
avec une femme dont on ignore le nom. Il en eut deux
fils : le plus jeune, emmené en Espagne par sa grand'-
mère Helvia, y mourut vingt jours avant la disgrâce de
son père; l'autre, Marcus, plus âgé, resté à Rome, vivait
encore en l'an 44. Sénèque, sec et froid sur son second
enfant qu'il a connu à peine, parle avec tendresse de
l'aîné. Il l'appelle blandissimum puerum. « N'as-tu pas
comme consolation, dit-il à Helvia, Marcus, cet aimable
enfant, dont la vue fait cesser toute tristesse ? Il n'y a
pas de douleur si grande, si récente, que ses caresses
n'apaisent. Quelles larmes sagaieté n'arrêterait-elle pas ?
Quel front contracté par l'inquiétude ne se dériderait
pas à ses saillies ? A qui sa pétulance n'arracherait-
elle pas un mot plaisant ? Qui ne se laisserait toucher,
distraire de ses pensées par son babil intarissable ?
Grands Dieux ! je vous en supplie, faites qu'il nous sur-
vive ! Que la cruauté des destins s'apaise et s'arrête sur.
moi! Que sur moi retombent la douleur de la mère et
78 CHAPITRE XV.
celle de l'aïeule! Que le reste de lafamillesoitheureux,
et je ne me plaindrai pas de ma solitude et de mon
sort * ! »
On a vu plus haut comment la jalousie de Caligula
interrompit le cours de l'heureuse fortune de Sénèque,
et comment celui-ci eût péri si une des favorites du
prince ne l'eût engagé à s'épargner une rigueur inutile,
puisque son rival en éloquence allait mourir, atteint de
consomption. Sénèque, sauvé de ce danger, ne chercha
plus à attirer sur lui l'attention publique; il s'enfonça
dans l'obscurité et se livra à ses études de philosophie.
Il vécut ignoré jusqu'à la mort de Caligula. Il reprit
alors ses relations mondaines, et l'existence large et
opulente que lui permettait sa grande fortune. Mais
l'année même de l'avènement de Claude, il fut victime
d'une accusation dont les historiens se contentent de
mentionner la cause ou le prétexte, sans prendre de
parti. Messaline poursuivait de sa haine la plus jeune
des filles de Germanicus et des sœurs de Caligula, Julia
Livilla, âgée de vingt-deux ans. Elle la fit bannir par
Claude, Sénèque fut enveloppé dans la même accusa-
tion et frappé de la même peine. Messaline voulait
même le faire périr ; Claude résista et demanda au sénat
de lui faire grâce de la vie. Sénèque fut exilé en Corse;
il y devait rester huit ans (41-49 -).
On n'a guère de renseignements certains et précis,
comme on voit, sur la carrière oratoire de Sénèque.
Aussi son nom n'aurait pas figuré à cette place si, dans
la partie de son existence que l'on vient de retracer, et
1. Ad Helviam, 16.
2. Annales, XIII, 42 ; DionCassius, XLi, 10; Schol.^de Juvénal, V,
109.
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE. 79
dans les années qui suivirent immédiatement, il n'avait
pas composé trois ouvrages qui appartiennent à l'élo-
quence, nous voulons parler des Consolations.
S'il est naturel que des parents, en perdant un mem-
bre aimé de leur famille, lui disent un dernier adieu
sous forme d'oraison funèbre, il ne l'est pas moins que
des amis, surtout quand ils sont séparés par de grandes
distances, adressent à celui qui regrette un fils, une mère,
un père, des lettres destinées à le consoler de son deuil,
ou à lui montrer au moins qu'il n'est pas seul à pleurer.
Aussi, à côté des éloges funèbres, il y eut de bonne
heure des lettres consolatoires. Lorsque TuUia, la fille
chérie de Cicéron, lui fut enlevée, ses amis absents lui
écrivirent de toutes parts pour adoucir sa douleur
paternelle. Il nous reste une de ces lettres, fort belle,
écrite d'Athènes par Servius Sulpicius, où tous les argu-
ments de circonstance se trouvent heureusement résu-
més et condensés en quelques pages éloquentes ' . Cicéron
lui-même, quelques années plus tard, en écrivit une du
même genre à un ami, T. Titius, qui avait perdu ses
enfants^. Mais des esprits ingénieux, des Grecs, remar-
quèrent bientôt que la philosophie avait, depuis long-
temps, accumulé dans ses livres toutes les considérations
morales qui pouvaient consoler un cœur affligé; que
ces idées s'appliquaient a tous les temps, à toutes les
conditions, à toutes les infortunes. Ils les recueillirent,
les classèrent par genres et par espèces. « Il y eut des
traités séparés sur l'exil, la ruine de la patrie, la servi-
tude, les infirmités, la cécité, en un mot sur toutes les
1. .4c? familiares, IV, 5. EHe est du mois d'avril 45 av. J.-C
2. Ibid., V, 16; époque incertaine.
80 CHAPITRE XV.
misères humaines '. Le philosophe Cran tor, de l'ancienne
Académie, avait même écrit Snr le deuil « un petit livre
charmant, disait-on, un livre d'or et qu'il fallait ap-
prendre mot à mot- ».
Crantor fit école. Il eut de nombreux imitateurs qui,
suivant la calamité à laquelle il fallait porter remède,
s'appliquèrent à varier la forme et l'ordre de leurs con-
solations. Mais le fond resta toujours le même. « Sans
vouloir énumérer tous ces arguments, on disait que
l'homme est destiné à mourir; que la nature a besoin de
défaire les êtres pour en produire de nouveaux ; que la
matière dont nous sommes composés est comme l'argile
sous la main du statuaire, qui la reprend et la transforme
en créations nouvelles ; que le défunt est délivré de la
prison du corps; que la mort est préférable à la vie, et
autres vérités dont l'extrême simplicité ne doit pas faire
méconnaître la valeur. Tout cela, neuf encore et bien
dit, pouvait agir sur les hommes; caries pensées morales
ont dans leur nouveauté un net relief qui les imprime
plus profondément dans les âmes'. » Les Romains, à
leur tour, empruntèrent aux Grecs ces traités, et ne
firent souvent que les traduire. Cicéron lui-même, après
la mort de sa fille, composa pour son propre usage un
Traité de Consolation, où il avait, disait-il, entassé
pour un seul deuil les arguments de toutes les écoles
philosophiques de la Grèce'*. Il n'est donc pas étonnant
que Sénèque, après lui, ait été tenté de s'essayer dans un
1. Tuscîilanes, 111,34.
■2. Académiques, II, 44.
3. C. Martha, Études morales sur l'antiquité, cliap. m. Tout
serait à citer dans ce chapitre excellent.
4. Ad Atlicum, Xll, 14; Tusculanes, 111, 31.
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE. 81
genre qui convenait si bien à la nature de son génie.
Orateur et philosophe, élevé par des maîtres dont on
ne saurait dire s'ils étaient plus philosophes qu'orateurs,
ou plus orateurs que philosophes, il était merveilleuse-
ment préparé à traiter ces œuvres d'un caractère mixte,
où il pouvait développer à son aise les grandes vérités
de la philosophie, en les revêtant de toutes les grâces et
de tous les ornements de son éloquence. Il ne fallait
plus qu'une occasion.
La Consolation à Marcia a été composée au commen-
cement du règne de Caligula, à l'époque où ce prince
était encore « les délices de Rome », et, par esprit de
réaction plutôt que par amour de la liberté, rendait
des arrêts contraires aux décisions de son prédécesseur.
Une des mesures de Tibère qui avait le plus ému l'opi-
nion publique, était la sentence rendue contre les livres
d'histoire de Cremutius Cordus, condamnés à être brûlés
sur le forum, parce que l'auteur avait fait l'éloge de
Brutus, et appelé Cassius le dernier des Romains. Les
circonstances du procès avaient encore passionné les
esprits. Cremutius, au lieu de céder à l'orage, s'était
rendu au sénat, y avait tenu tête aux délateurs, S.Secun-
dus et P. Natta, qui l'accusaient, et avait revendiqué
courageusement les droits de la pensée et de l'histoire,
dans un discours que Tacite aurait dû conserver intégra-
lement au lieu de le refaire'. Rentré chez lui, sans
attendre la décision du sénat, il voulait se donner la
mort. Mais sa fille Marcia veillait sur lui. Il trompa sa
vigilance, en feignant de manger et en faisant disparaî-
tre tous les aliments. « Au bout de quatre jours, sentant
ses forces le trahir, il embrassa sa fille en lui disant :
1. Annales, IV, 35 36.
H, —6
82 CHAPITRE XV.
« Ma fille chérie, apprends la seule chose que je t'aie
jamais cachée : je suis entré dans le chemin de la mort,
et je l'ai déjà à moitié franchi : ne me retiens pas, tu
ne le dois ni tu ne le peux. «Puis il ordonna qu'on empor-
tât toute lumière et s'ensevelit dans les ténèbres. Sa
résolution connue, ce fut une joie publique, publica
voluptas^ de levoirparunemortvolontaire, échapper àla
gueule de ces loups avides. Cependant les délateurs, à
l'instigation de Séjan, assiègent le tribunal des consuls;
on se hâte, mais, pendant qu'on délibère, Cremutius
s'était absous lui-même et leur avait échappé' ».
Ces épisodes dramatiques n'étaientpas encore oubliés,
lorsque la décision de Caligula permit aux livres de
Cremutius Cordus de reparaître. On les croyait perdus,
mais Marcia, comme on l'a vu au chapitre précédent,
en avait courageusement conservé un exemplaire ; et
elle exhuma elle-même l'œuvre de son père, aux applau-
dissements du public. Les stoïciens surtout, qui consi-
déraient Cremutius comme leur chef, accueillirent avec
enthousiasme la résurrection de son œuvre, pendant
que tout ce qu'il y avait à Rome d'esprits généreux oppri-
més sous le long règne de Tibère, se réjouissait de ce
retour aux idées libérales, et, dans son illusion, voyait
déjà poindre l'aurore d'une ère de félicité.
C'est àla fille de Cremutius Cordus, à Marcia, qui déplo-
rait la mort d'un fils, que Sénèque adresse un discours de
consolation. Il voulait, sans doute, mettre le sceau à sa
réputation d'orateur et de philosophe, en envoyant à la
femme qui jouissait en ce moment de la faveur publique,
une éloquente allocution, où il pourrait exprimer en
1. Ad Marciam, 22.
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE. 83
phrases élégantes les maximes morales chères aux
stoïciens, et faire admirer en même temps des gens
étrangers à la philosophie les grâces fleuries et les
savantes antithèses de son style. Il est difficile, en effet,
d'admettre qu'il n'y ait pas eu, de la part de Sénèque,
dans le choix de son sujet, quelque mobile intéressé.
Quoiqu'il fût d'usage, dans les écrits consolai oir es,
d'attendre que les premiers transports de la douleur fus-
sent un peu calmés, afin que l'esprit, moins accablé,
pût mieux accueillir les conseils et les admonestations
des amis, il y avait déjà trois ans que le fils de Marcia
était mort. Sans doute, Metilius était jeune, beau, et si
tendrement uni à sa mère que, pour ne pas la quitter, il
n'avait pas voulu porter les armes. Sa conduite était si
exemplaire que, presque enfant, il avait été revêtu du
sacerdoce. Mais il n'était pas le seul enfant de Marcia. Si
les deux fils de celle-ci étaient morts, il lui restait encore
deux filles vivantes qui avaient elles-mêmes des enfants.
Ce Metilius, l'objet de ses préférences, était marié aussi
et laissait deux filles qui comblaient le vide de sa maison.
Bien que le cœur maternel ait ses mystères, il est peu
probable qu'au bout de trois années, entourée de tant
d'enfants et de petits-enfants, Marcia fût livrée à une
douleur si profonde qu'elle eût besoin de l'éloquence de
Sénèque pour se consoler.
Quoi qu'il en soit, Sénèque l'entreprend. Son discours
consolatoire est d'une assez grande étendue. Il renferme
toutes les idées générales usitées en pareille circons-
tance : les jeux cruels de la fortune, la brièveté de la vie
même la plus longue, la nécessité de la mort pour tous
les êtres et pour le monde physique lui-même, etc. Mais
ces vérités banales sont présentées avec tant de variété
84 CHAPTIRE XV.
et d'éloquence qu'elles prennent sous sa plume une
forme nouvelle, et que, si elles ne produisent pas la rési-
gnation qu'il voudrait inspirer, elles provoquent l'ad-
miration pour son génie souple et fécond.
Sénèque annonce qu'il suivra, dans sa consolation, un
plan nouveau. On commence, d'ordinaire, ces sortes d'é-
crits par les préceptes, et l'on termine par des exemples.
Pour lui, il fera le contraire'. Il le prétend, du moins, car il
mêle constamment aux exemples qu'il cite les réflexions
quïls lui suggèrent. Il rappelle d'abord les femmes
illustres qui ont perdu leurs fils. Il oppose l'une à
l'autre Octavie, sœur d'Auguste, qui ne s'est pas consolée
de la perte de Marcellus, et Livie, qui s'est remise de la
mort de son fils Drusus. Mais Livie avait auprès d'elle
le philosophe stoïcien Areus. Sénèque aussitôt refait
les discours qu'Areus a dû adresser à Livie, et exhorte
Marcia à suivre, comme elle, les leçons de la philosophie
et à calmer sa douleur. Il énumère ensuite, avec force
détails, les deuils qui ont frappé Auguste, Tibère,
Cornélie, mère des Gracques, et tant d'autres.
Si certain passage est étrange, lorsqu'il invite Marcia à
prendre exemple sur les femelles des animaux qui se con-
solent bientôt de la perte de leurs petits, d'autres con-
tiennent de grandes beautés, et rappellent, plus d'une
fois, les enseignements du christianisme. « Née mortelle,
tu as enfanté des mortels. Être corruptible et périssable,
soumis à tant d'accidents et à tant de maladies, avais-
tu donc espéré qu'une substance si frêle avait engendré
un être fort et éternel? Ton fils est mort, c'est-à-dire il
a touché le terme vers lequel se hâte tout ce que tu
regardes comme plus heureux que le fruit de tes
entrailles. C'est là que toute cette multitude qui plaide
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE. 85
au forum, s'assoit au théâtre, prie dans les temples,
c'est là qu'elle s'achemine d'un pas inégal. Et ceux que
tu adores et ceux que tu méprises, une même cendre les
fera égaux. N'est-ce pas cette leçon que te donne l'oracle
Pythien ente disant : Connais-toi' ? »
La seconde partie, où Sénèque prétend donner des
préceptes et des consolations proprement dites, est
remplie de pages très belles et vraiment éloquentes. Il
laisse de côté les arguments et les exemples usités dans
CCS sortes d'ouvrages, et s'élève à des considérations
plus hautes. II n'abandonne pas les doctrines stoïciennes,
mais il les renouvelle, et les rajeunit par les ressources
inépuisables et l'éclat de son style: « 0 ignorants de leur
malheur, s'écrie-t-il, ceux qui ne vantent pas la mort
comme la plus belle invention de la nature! Soit qu'elle
achève notre bonheur, soit qu'elle écarte l'infortune,
soit qu'elle mette fm à la satiété ou à la lassitude d'un
vieillard, soit qu'elle moissonne la jeunesse dans la
pleine fleur de ses espérances, soit qu'elle rappelle
l'enfance avant que la route soit plus pénible, la mort
est un terme pour tous, un remède pour beaucoup, un
voeu pour quelques-uns, et ne mérite mieux de personne
que de ceux qu'elle vienttrouver avant qu'ils l'invoquent.
C'est elle qui affranchit l'esclave malgré le maître, c'est
elle qui brise les chaînes des captifs.... C'est elle qui
fait que ce n'est pas un supplice de naître, que je ne
succombe pas aux menaces' du sort, que je conserve
une âme intacte et maîtresse d'elle-même. J'ai un port
pour aborder-. »
Sans doute, les idées que Sénèque vient d'exprimer
1. Ad Marciam, 11.
2. Ibid., 20.
86 CHAPITRE XV.
sont familières aux stoïciens. Mais il y insiste, et à force
de creuser ces pensées sur la mort, il en tire des con-
clusions inattendues. L'on se demande même parfois si
c'estunpaïen quiparle, etnon quelque disciple de Massil-
lon. « Tu n'as perdu, dit-il à Marcia, que l'image de ton
fils, et une image peu ressemblante. Quant à lui, désor-
mais éternel, en possession d'un état meilleur, dépouillé
de fardeaux étrangers, il est tout à lui-même. Ces os
que tu vois entourés de muscles, cette peau qui les
recouvre, ce visage, ces mains ministres du corps, cette
enveloppe extérieure, ne sont pour l'àme qu'entraves et
ténèbres. L'âme en est accablée, obscurcie, souillée ;
voilà ce qui l'entraîne loin du vrai, loin d'elle-même,
voilà ce qui la plonge dans l'erreur. Toutes ses luttes
sont contre cette chair qui lui pèse, qui voudrait l'en-
chaîner et l'abattre. Elle cherche à s'élever là d'où elle
est descendue; c'est laque l'attend le repos éternel, c'est
là qu'après être sortie des régions obscures et grossiè-
res, elle ira contempler les espaces purs et lumineux*. »
En morale, Sénèque est éclectique. Il s'adresse d'abord
à Zenon, mais il ne néglige ni Épicure ni aucune doc-
trine philosophique. Aussi, après qu'il a conduit le fils
de Marcia dans les régions célestes, ne s'étonne-t-on
pas de le voir emprunter des développements, soit au
Songe de Scipion de Cicéron, soit à la peinture que
Virgile fait des Champs Élysées. A l'exemple de Scipion
l'Africain faisant les honneurs du ciel à son petit-fils,
Scipion Émilien, Cremutius Gordus reçoit à son arrivée
son petit-fils Metilius : « Là ton père, Marcia, quoique
chacun y soit le parent de tous, se consacre à son petit-
1. Ad Marciam, 24.
SÉNÉQUE LE PHILOSOPHE. 87
fils tout ravi de ces clartés nouvelles, il lui explique la
marche des astres qui l'entourent ; puis, non par des
conjectures mais par la connaissance de la vérité, il
l'initie de lui-même aux mystères de la nature. De
même que c'est un charme pour l'étranger de parcourir
avec son hôte les détours d'une ville inconnue, c'en est
un pour ton fils d'interroger sur les causes célestes un
interprète de sa famille. Il aime à plonger sa vue sur
les profondeurs de la terre ; il se plaît à regarder d'en
haut les choses qu'il a quittées. Ainsi donc, Marcia,
conduis-toi comme placée sous les yeux de ton père et de
ton fils*. »
Enfin, dans une péroraison éloquente, Sénèque
fait intervenir Cremutius Cordus s'adressant à sa
fille du haut de la voûte céleste, et lui répétant les
mêmes consolations. Il vante à Marcia le bonheur dont
jouissent et jouiront les élus jusqu'à la fin du monde,
c'est-à-dire jusqu'au jour où, suivant la croyance antique,
tout périra pour renaître et recommencer une nouvelle
vie. Son discours se termine par cette phrase et cette
idée admirables : « Et nous aussi, âmes bienheureuses,
en possession de l'éternité, quand il plaira à Dieu
d'accomplir ces nouvelles révolutions, au milieu de
l'universel ébranlement, nous-mêmes, débris chétifs de
cette grande ruine, nous irons nous confondre dans les
antiques éléments. Heureux ton fils, ô Marcia, qui déjà
connaît ces mystères ^ ! »
Telles sont les idées principales développées dans
cette Consolation qui arrache à Diderot des cris d'admi-
ration dans son Essai sur Sénèque. Si l'on n'est pas tou-
1. Ad Marciam, 25.
2. Ibid., 26.
88 CHAPITRE XV.
jours de l'avis de l'encyclopédiste, si l'on ne peut pas
partager surtout l'enthousiasme qu'il éprouve pour une
comparaison faite par Sénèque entre un voyage entre-
pris sur une terre inconnue et le voyage de la vie, com-
paraison ingénieuse, mais prolongée outre mesure, il
est incontestable, qu'étant donné le genre de ces disser-
tations oratoires, Sénèque en a tiré le parti le plus élo-
quent. Il offre ici la réunion de toutes les qualités de son
style, éclat, fécondité, ressources infinies, que ses con-
temporains admiraient, et il présente moins de défauts
que partout ailleurs. Lagravité du sujet le retient, et il
est plus sobre de ces antithèses ingénieuses, où trop sou-
vent, au risque d'altérer sa pensée, il se plaît à faire ad-
mirer son esprit. La Co/îso/aiton à Marda est la première
en date des œuvres de ce genre que Sénèque a composées,
c'est aussi la plus belle. Les suivantes, malgré leurs
beautés, n'en seront que la reproduction abrégée et
parfois affaiblie.
Il y avait trois ans, l'an M, que Sénèque vivait exilé
en Corse. Il avait occupé d'abord ses loisirs forcés à
composer des vers et à écrire quelques-unes de ses tra-
gédies. Il se lassa d'attendre. Longtemps il avait espéré
que la haine de Messaline contre lui s'apaiserait, que de
puissantes influences interviendraieni en sa faveur, et
qu'il finirait par obtenir de rentrer en Italie. Mais la
grâce se faisait désirer ; l'exilé était oublié. Sénèque
voulut ramener sur lui l'attention et seconder, par un
écrit d'un genre nouveau, les démarches que ses amis
pouvaient tenter. Il écrivit une Consolation à sa mère
Helvia sur son exil.
Ce qui était nouveau dans cette œuvre, c'était
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE. 89
de voir l'exilé, celui que l'on pleurait composer une
Consolation, et l'adresser à ceux mêmes qui se la-
mentaient sur son malheur. « En vain, dit Sénèque,
je relevais les œuvres écrites par les génies les plus
éminents pour maitriser et corriger la tristesse, je
ne trouvais pas d'exemple d'un homme qui eût consolé
les siens, lorsque c'était sur lui-même que ceux-ci
pleuraient ' . » Mais c'était moins le désir d'être original
qui inspirait Sénèque que l'espoir d'attirer la commisé-
ration sur son sort. En effet, cette Consolation ne sort
pas du cadre consacré. Ce sont les mêmes vérités géné-
rales qu'on a rencontrées dans l'écrit à Marcia, ce sont
les mêmes exemples, quelquefois les mêmes expressions
reproduites par Sénèque avec moins d'ampleur et de
développement, pour n'avoir pas l'air de se répéter.
Helvia, cependant, s'était trouvée dans une situation
particulièrement douloureuse, quand Sénèque avait dû
partir pour l'exil. Elle s'était rendue en Espagne pour
administrer le riche patrimoine de ses enfants, et elle y
avait vu mourir entre ses bras le plus jeune des fils de
Sénèque. Ce deuil, ajouté à la perte d'autres membres
de sa famille, l'avait décidée à revenir en Italie pour y
chercher des consolations au milieu des siens. Vingt
jours après la mort de son petit-fds, elle se mettait en
route, et trois jours après son arrivée à Rome, elle voyait
sonfilsde prédilection arraché de sa demeure, condamné
à partir sur-le-champ pour la Corse, cette île peu connue,
mal renommée, où l'on déportait les criminels vulgaires.
Un écrivain moderne, ce semble, aurait tiréparti de ces
1. Ad Helviam, 1: Sénèque oublie la Consolation que Cicéron
avait composée pour se consoler lui-même de la mort de Tullia,
sa fille.
90 CHAPITRE XV.
circonstances dramatiques : il aurait représenté la mère
calme et souriante, au milieu de ses trois fils et de ses
petits-enfants ; puis Tarrivée subite du messager impé-
rial, et Sénèque se détachant avec peine des étreintes de
son fils Marcus, pour lequel il éprouvait une vive ten-
dresse, et laissant abîmées dans leur désespoir etsamère
Helvia, et sa nièce Novatilla qu'il aimait chèrement, et
sa tante qui lavait élevé et qui lui avait ouvert
la route des honneurs. Après avoir renouvelé les
larmes de sa mère par le souvenir de cette séparation
déchirante, il les aurait séchées en étalant un courage
et une résignation qu'il n'avait peut-être pas. Mais non,
la raideur stoïcienne s'interdit ces scènes de sensibilité
féminine, de pathétique vulgaire. C'est à la philosophie
seule qu'il convient d'emprunter des consolations dignes
d'un philosophe. Sans doute, c'est l'écrit même de
Sénèque qui nous a fourni ces détails sur les membres
de sa famille qui l'entouraient au moment de sa disgrâce.
Mais ils se trouvent çà et là dans la Consolation, ils y
sont glissés, et en quelque sorte perdus au milieu des
généralités. Dans ce retour de Marcia après une longue
absence, dans sa présence à cette scène de séparation,
Sénèque ne voit qu'une circonstance presque heureuse :
elle était habituée depuis longtemps à être loin de son
fils!
kudéhui delà, Consolation, Sénèque commence à rap-
peler à sa mère toutes les épreuves par lesquelles elle a
passé ; tous les deuils qu'elle a eu à supporter et dont
le plus terrible est l'exil de son fils. Mais comme elle a
fortifié son esprit par la lecture des livres des philoso-
phes, par ses entretiens avec son fils dont elle était in-
satiable, et que Sénèque rappelle, malgré lui sans doute.
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE. 91
en quelques mots émus, il lui adresse des consolations
viriles. Sénèque a eu, il est vrai, ricliesses, honneurs,
gloire ', mais il n'est pas malheureux, il ne peut pas
l'être. Le sage tire son bonheur de lui-même. Qu'est-ce
que l'exil? un changementde lieu. Mais tout dans l'uni-
vers change de place, choses et gens, depuis les astres,
depuis les hordes des barbares jusqu'aux simples parti-
culiers. En Corse même il y aplus d'étrangers que d'indi-
gènes. Qu'est-ce que la pauvreté ? le sage a besoin de si peu
de chose pour sa nourriture et ses vêtements. Il cite alors
l'exemple de pauvres illustres, Regulus, Scipion, Mene-
nius Agrippa et tant d'autres. Il y a, dit-on, l'ignomnie?
Mais l'ignominie est dans le mal, et non dans le châti-
ment. Il n'y a pas d'ignominie là où il n'y a pas faute.
Socrate, Aristide n'ont-ils pas été condamnés ? Le sage
abattu ressemble à un sanctuaire renversé : on foule du
pied les débris, mais on les vénère comme augustes et
sacrés '.
Ces idées ne manquent pas de grandeur. Sénèque les
reprend, les explique, les commente avec plus ou moins
de force et d'éloquence. 11 termine par ces mots où l'on
peut croire qu'en fils dévoué il cherche à tromper Hel-
via sur ses véritables sentiments, mais qui n'entraînent pas
la conviction. « Voici l'idée que tu dois te faire de moi :
je suiscontentet joyeux comme dans les meilleurs jours;
or les meilleurs jours sont ceux où l'àme, libre de toute
préoccupation, se livre à ses travaux habituels, tantôt
trouve plaisir à des études plus légères (allusions à ses
poésies), tantôt se tourne à la contemplation de sa na-
1. Ad Helviam, 13, 14.
2. Ibid., 15, 5.
3. Ibid., 12.
92 CHAPITRE XV.
tiire el de la nature de l'univers, et se redresse avide de
la vérité '. »
Moins brillante, moins éloquente que la Consola-
tion à Marcia, l'ouvrage adressé à Helvia est encore
une œuvre de grand mérite. L'auteur ne voulait pas
répéter ce qu'il avait déjà dit. Quoiqu'il semblât avoir
épuisé le thème ordinaire des discours consolatoires, il
a réussi, cependant, à force de souplesse, à reprendre
quelques-uns des mêmes arguments, sans avoir lair de
se copier lui-même. S'il n'a pas évité toutes les redites,
il a composé un écrit réellement remarquable, et dont
le plus grand défaut est d'être venu le second.
On n'en peut pas dire autant de la Consolation à Po-
l}/he, écrite probablement une année après la Consolation
à Helvia, et dont le ton contraste si étrangement avec
les discours précédents et les autres œuvres de Sénèque,
que l'on a plus d'une fois contesté son authenticité. Plus
que tous les autres, Diderot s'emporte en fureurs co-
miques contre ceux qui attribuent à Sénèque cette dis-
sertation plate et indigne de lui. Forcé d'admettre qu'il
l'a écrite, il veut y voir une satire de Polybe et de l'em-
pereur Claude, une sorte de préface à VApokolokynlose.
Mais nonobstant l'indignation de Diderot, l'œuvre est
de Sénèque ; ce n'est pas une satire, c'est une humble
requête à un affranchi tout-puissant : on peut en re-
gretter le ton, mais elle ne mérite, cependant, ni tant
de colères ni tant d'injures. Qu'on n'oublie pas qu'elle
a été écrite en Corse, qu'on se rappelle surtout le rôle
des affranchis de Claude, et le pouvoir absolu dont
1. Ad Heiviam, 17.
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE. 93
ils étaient investis. Si Sénèque manque de dignité en
invoquant l'appui de Polybe, on peut en dire autant
du comte de Bussy-Rabutin et de tous les nobles qui vi-
vaient, par ordre, loin de Versailles. Ils ne se faisaient
pas faute d'implorer le crédit de gens qui n'étaient
pas nés, mais qui pouvaient mettre fin à leur disgrâce.
Le duc de Saint-Simon aurait cru s'abaisser en s'adres-
sant à un ministre de Louis XIV, qui n'eût pas été gen-
tilhomme, mais il n'a jamais souffert les tortures de
l'exil.
En effet, l'exil en se prolongeant, devient la plus ter-
rible des peines, même de notre temps, où les lettres, les
journaux, les moyens de communication de toute sorte,
replacent en quelque sorte le banni au milieu des siens,
le font vivre avec eux, et lui fontrespirer, pour ainsi dire,
l'air de la patrie. Dans l'antiquité, il était plus terrible.
Les communications étaient difficiles, les lettres arri-
vaient à de longs intervalles, quand elles ne se perdaient
pas en route ; à peine si quelques amis, affrontant les
délateurs, osaient échanger avec l'exilé des correspon-
dances dont la prudence avait banni tout véritable
épanchement. On ne savait même pas si l'on devait se ré-
jouir ou s'effrayer de l'arrivée, sur le rocher inhospita-
lier, d'un vaisseau venant de l'Italie. Il pouvait apporter
un message heureux, mais il pouvait aussi amener
un centurion et des soldats chargés d'exécuter une sen-
tence plus rigoureuse et de mettre à mort le proscrit
qui se croyait à moitié pardonné *. Les biens de l'exilé
étaient confisqués ou mis sous le séquestre. Inconnu des
peuples au milieu desquels il séjournait, il souffrait de
1. Ad Polybium, 32.
94 CHAPITRE XV.
la misère et des rigueurs d'un climat contre lequel il ne
pouvait se défendre. Qu'on se rappelle les Tristes et
les Politiques d'Ovide, et Ton se fera une idée exacte
des sentiments par lesquels Sénèque passa successi-
vement, la fermeté d'abord, puis la résignation, enfin
le désespoir, et l'on sentira plus d'indulgence pour sa
conduite.
La Consolation à Helvia n'avait pas produit l'efifet es-
péré. Sénèque s'aigrit: il oublia ces travaux qu'il vantait
tout à l'heure à sa mère, il descendit de ces régions se-
reines oti il voulait planer avec le sage de Lucrèce, il
regarda autour de lui sur la terre, il se vit en Corse et la
maudit. C'est à l'époque de cette crise qu'il convient de
placer ces épigrammes médiocres contre la Corse qu'on
lit dans ses œuvres. Nul doute qu'elle ne fût un triste sé-
jour pour l'exilé, mais on ne peut s'empêcher de sou-
rire, en l'entendant reprocher à la Corse d'être absolu-
ment stérile et de ne rien produire. « L'automne n'y a
point de fruits; l'été point de moissons; l'hiver point
d'olives ; le printemps point de feuilles, et aucune herbe
ne pousse sur ce sol désolé : il n'y a ni pain à manger,
ni eau à boire, il n'y a que deux choses, l'exil et un
exilé. » On se demande alors comment Sénèque et les
habitants de la Corse pouvaient y vivre.
A ce moment psychologique, Sénèque apprend que Po-
lybe, l'afiFranchi deClaude, leplus cher à l'empereur après
Narcisse, a perdu son frère. Polybe était un lettré. Ilavait
gagné les bonnes grâces de son maître en l'aidant dans ses
travaux littéraires. Il avait lui-même traduit les poèmes
de Virgile en prose grecque. Il avait également traduit
ou développé en latin les apologues d'Ésope, ce qui était
encore une \\o\xsQdM\é,Intentatum Romanis ingeniis opus,
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE. 95
dit Sénèque '. Il dominait son faible maître, et ne le res-
pectait pas toujours même en public. Un jour, au théâtre,
un acteur ayant prononcé un vers qui disait : « Insup-
portable est le marchand d'étrivières que la Fortune a
élevé », le public sembla lui en faire l'application. Polybe
répliqua à haute voix : « Le même poète a dit aussi: « On
«a vu devenir rois des gens qui auparavant étaient bou-
« viers ^. » Claude ne châtia pas son impudence. Il est
vrai que Polybe était à ce moment l'amant de Messaline
et soutenu par elle. Il était tout-puissant et semblait
devoir l'être toujours. Sénèque entreprendra donc de
consoler Polybe de la mort de son frère. Il y a déjà
quelque temps que ce frère est mort, car les nouvelles
n'arrivent que tard en Corse. Qu'importe ! Polybe aura
peut-être oublié la perte qu'il a faite, mais il aura
pitié de l'exilé et s'entremettra pour obtenir son
rappel !
La première partie de la Consolation à Polype a péri.
C'est une lacune qui n'est pas très regrettable. Ces pages
devaient contenir les mêmes généralités que les Conso-
lations précédentes, puisque, dans la partie qui nous
reste et qui concerne plus directement Polybe, on trouve
encore des souvenirs, des imitations empruntées aux
discours adressés à Marcia et à Helvia. Ce sont les
mêmes vérités philosophiques, où l'on rencontre par-
fois des percées élevées sur les grandes positions qui
sont un grand esclavage ^ ; sur le bonheur des morts
1. Ad Polijbium, 27. Phèdre n'est nommé ni par Sénèque ni par
Quintilien ; il semble n'avoir pas été connu d'eux. On croit que
ses œuvres n'ont été publiées qu'après la mort de Tibère et encore
d'une manière incomplète.
2. Dion Cassius, XI, 29.
3. Ad Polybium, 26.
96 CHAPITRE XV.
dans les régions des bienheureux, tableau qu'il avait
déjà tracé avec des couleurs plus vives et plus naturelles
dans la Consolation à Marcia^. Mais on a hâte de quitter
ces exemples de morts, de disgrâces supportées coura-
geusement pour arriver à ce qui est le caractère propre
de la nouvelle composition, aux adulations prodiguées
par Sénèque à Polybe et à l'empereur Claude. « Je ne
cesserai pas, dit-il à Polybe, de te mettre César devant
les yeux. Tant qu'il gouverne l'univers, et qu'il montre
que l'empire est mieux gardé par les bienfaits que par
les armes, tant qu'il présidera aux affaires humaines, il
n'y a pas de danger que tu t'aperçoives de ta perte. En
lui seul, tu trouves un soutien suffisant, une consola-
tion suffisante. Relève-toi, et toutes les fois que les
larmes viendront à tes yeux, tourne tes regards vers
César, et tes larmes se sécheront au radieux aspect de
cette auguste divinité.... Que les dieux et les déesses le
prêtent longtemps à la terre, qu'il égale les hauts faits
d'Auguste, qu'il dépasse ses années. Tant qu'il sera
parmi les mortels, qu'il n'éprouve pas qu'il y ait rien de
mortel dans sa famille, qu'il voie son fils (Britannicus
né vingt jours après l'avènement de Claude) gouverner
l'empire romain, qu'il s'assure de lui par une longue
épreuve, et qu'il l'associe à sa puissance longtemps
avant de l'avoir pour successeur; que ce jour-là soit
bien tardif, et puisse-t-il n'être connu gue de nos
neveux le moment où les siens, gens sua, le placeront
dans le ciel -. »
Ces louanges de Claude sont déjà exorbitantes sous la
plume qui écrira plus tard l'apothéose de ce prince changé
\. Ad Pohjhium, 28.
1. Ibid., 31
SÉ.XÈQUE LE PHILOSOPHE. 97
en citrouille, mais Sénèque n'a pas fini ; il continue son
développement et son dithyrambe en l'honneur de l'em-
pereur. « 0 Fortune ! écarte de lui tes mains.... Permets
qu'il remédie aux maux du genre humain depuis long-
temps malade et accablé ; permets qu'il rétablisse et
remette à sa place tout ce que la fureur du prince, son
prédécesseur, a bouleversé. Que cet astre, qui est apparu
à l'univers précipité dans l'abîme et plongé dans les té-
nèbres, brille toujours. Que César pacifie la Germanie,
qu'il nous ouvre la Bretagne; qu'outre les triomphes
paternels, il en obtienne de nouveaux. J'en serai specta-
teur, moi aussi : sa clémence, la première de ses vertus,
me le promet. Il ne m'a pas renversé au point de ne pas
vouloir me relever. Que dis-je! il ne m'a pas renversé :
mais j'étais heurté par la fortune, je tombais, il m'a
soutenu; et au moment où je roulais dans l'abîme, ses
mains divines m'ont déposé doucement sur le bord. Il
a supplié pour moi le sénat, et non seulement il m'a
donné la vie, mais il l'a demandée pour moi.... Heu-
reuse ta clémence, ô César ! Grâce à elle, les exilés
vivent sous ton régime plus paisibles, que naguère les
grands ne vivaient sous Caligula. Ils ne tremblent pas,
ils n'attendent pas le glaive à toutes les heures, ils ne
pâlissent pas à la vue des navires qui arrivent. Grâce à
toi, la fortune est limitée dans ses rigueurs, ils ont l'es-
pérance d'un meilleur avenir, ils ont le repos dans le
présent. Sache-le bien : ces foudres-là, seules, sont
justes, quand ceux mêmes qu'elles ont frappés les
adorent'. »
Après cet appel désespéré à Claude, Sénèque s'adresse
1. Ad Polybium, 32.
9 s CHAPITRE XV.
encore à Polybe, et, en répétant sans cesse les mots de
clémence, ill'engage indirectement, à plusieurs reprises,
à lui servir d'intermédiaire auprès de l'empereur. C'est la
pensée qui revient dans chacun de ses développements,
plus ou moins nettement accusée : c'est une invitation
adroite et insinuante à des mesures réparatrices. Enfin,
quand il a fait valoir de son mieux toutes les raisons qui
doivent consoler Polybe de la mort de son frère, il ter-
mine sa consolation par un post-scriptum, cette partie
de toute lettre, a dit un psychologue, qui en donne le
véritable sens, et qui en contient l'idée principale.
« Voilà, dit-il, telles que j'ai pu les retracer, les ré-
flexions d'une âme affaiblie et émoussée par une longue
inertie. Si elles te semblent trop peu répondre à ton
génie, ou trop peu remédier à ta douleur, pense qu'on
n'est guère capable de consoler les autres, quand on
est absorbé par ses propres maux, combien il est dif-
ficile de trouver des expressions latines, quand autour
de soi résonne le jargon grossier des Barbares, jargon
insupportable même pour des Barbares un peu plus
civilisés'. »
Tant de prières, tant de supplications, tantôt eflfron-
tées et hardies, tantôt délicates et ingénieuses, restèrent
sans effet. Sénèque eut la douleur de s'être abaissé inu-
tilement. Polybe fut peut-être touché de la requête de
l'exilé, peut-être attendait-il une occasion favorable
pour la faire réussir. La fortune ne lui en donna pas le
temps à lui-même. A la suite de nous ne savons quelle
1. Ad Pobjbium, 37. Sénèque pense évidemment aux passages
d'Ovide où le poète exilé exprime les mêmes idées : « Il me semble
que j'ai déjà désappris à m'exprimer en latin; déjà je parle comme
un Gète ou un Sarmate ». [Tristes, V, 12, 57 et passim.)
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE. 99
intrigue de palais, ou bien d'un simple caprice de femme
blasée, Messaline brisa le jouet dont elle s'était servie.
Elle obtint de Claude la mort de son ancien favori. Il
avait cessé de plaire, et il possédait d'immenses riches-
ses qui tentèrent sa cupidité. N'était-ce pas le moment
où Claude se plaignant de la gêne du fisc impérial, on
lui répondait spirituellement : « Tu serais dans l'abon-
dance, si tes affranchis consentaient à partager avec
toi' »? Dion Cassius se borne à mentionner la mort de
Polybe sans autres détails -.
Sénèque se crut alors, comme Ovide auquel il pensa
plus d'une fois, condamné à finir ses jours dans l'exil.
Écrivit-il réellement à ce moment un éloge de Messaline,
comme ses ennemis le lui reprochèrent, comme l'affirme
Dion Cassius, toujours malveillant pour lui ^ ? On ne peut
l'affirmer; mais, en admettant qu'il l'ait composé, il eut
au moins la pudeur de le supprimer de ses ouvrages,
et le détruisit lui-même. Le salut lui arriva, lorsqu'il
n'y comptait plus. Victime d'une intrigue de palais, il
fut sauvé par une intrigue du même genre. Messaline, à
son tour, fut punie de ses cruautés et de ses débauches,
et le premier soin d'Agrippine, la nouvelle impératrice,
fut de rappeler Sénèque de l'exil, de le nommer préteur,
et de lui confier l'éducation du jeune Néron. Sénèque
était resté huit ans en exil, de 41 à 49. Il avait cinquante
ans. Dès lors, il joue un rôle important sur la scène du
monde : il deent un homme politique. Dans cette
nouvelle situation, il lui faut, plus que jamais, écrire des
œuvres oratoires ; mais c'est un autre qui prononce ses
1. Suétone, Vie de Claude, 28.
2. Dion Cassius XL, 91.
3. Id., XLI 10.
100 CHAPITRE XV.
discours, comme on le verra plus loin', et c'est à un
autre que le public adresse ses éloges ou ses critiques.
Nous avons jugé avec impartialité l'éloquence de
Sénèque, et nous avons admiré, sous quelques réserves,
sa fécondité et ses ressources. Nous avons recherché
avec plus de sévérité les motifs personnels qui semblaient
avoir inspiré chacune de ses Consolations, surtout la
Consolation à Polybe, mais sans lui reprocher trop du-
rement de l'avoir écrite. Quand un malheureux roule
dans l'abîme, peut-on lui tenir grande rigueur d'implorer
celui qui peut l'en tirer? C'est un affranchi, il est vrai,
mais un affranchi que l'empereur a élevé au rang de mi-
nistre et dont l'impératrice a fait son amant. Une autre
raison de cette indulgence, c'est qu'à côté de l'humble
écrit de l'exilé se place un autre document contempo-
rain, de l'année 49, postérieur, par conséquent, à
l'œuvre de Sénèque, qui nous montre le sénat i^omain
tout entier, des personnages consulaires, les descendants
des plus illustres familles, se précipitant aux pieds de
Pallas, un autre affranchi de Claude, pour l'accabler
d'hommages, de récompenses publiques, et pour consa-
crer, par une inscription fastueuse sur l'airain, le témoi-
gnage éternel de leurs basses flatteries. C'est à cette
prostitution du sénat que Diderot, s'il l'avait connue,
aurait dû réserver les foudres de son éloquence. Un Ro-
main l'a fait. S'il eût voulu venger Sénèque, il n'aurait
pas pu mieux s'y prendre qu'en nous conservant le texte
de l'inscription et le commentaire indigné qu'il y joint.
Un jour, sous le règne de l'empereur Trajan, vers
1. Voyez plus loin le chapitre sur Néron.
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE. iOl
Tannée 107, Pline le Jeune se trouvait sur la route
de Tibur, à moins tVun mille de la porte Esquiline,
lorsque son attention fut attirée par un monument
magnifique en marbre. C'était le tombeau de l'affranchi
Pallas, tout-puissant sous Claude et mort sous le règne
de Néron. Une partie de l'épitaphe mentionnait une dé-
cision du sénat rendue en faveur de Pallas, conçue en
termes si humbles que Pline eut la curiosité de recher-
cher le sénatus-consulte dans les archives du sénat.
Il le trouva. Le décret était plus honteux encore que
l'épitaphe ne l'indiquait. Pline l'a copié à peu près
en entier, et il l'envoie à l'un de ses amis, Montanus,
avec des observations pleines de colère'.
Ce n'était pas pour avoir marié Agrippine à Claude
que Pallas recevait du sénat cette distinction. La cause
en était plus modeste et, surtout, plus inattendue d'un
ancien esclave. Claude avait proposé au sénat de punir
les femmes libres qui auraient eu commerce avec des
esclaves. On devait tenir pour esclaves celles qui se
seraient dégradées à l'insu du maître, et pour affran-
chies celles qui auraient eu son aveu. Ces unions, du
reste, étaient fréquentes et si bien consacrées par
l'usage, au moins dans les classes pauvres que, parfois
même, elles étaient imposées par le père de la jeune
fdle libre ^. Mais elles choquaient l'orgueil romain :
on les proscrivit. Le sénat rendit grâces à Claude de
la sagesse de la mesure qu'il lui soumettait. Claude
1. Pline le Jeune, VII, 29; VIII, 6. Voir le texte à l'Appendice.
2. Paul. Sentent., II, tit. xxi; dix-huit cas décidés font connaître
le fond et les principales conséciuences de la mesure prise par
Claude. Ces unions {contubemia) étaient fréquentes ; c|uelciuefois
même (n» 10) ordonnées par le père de la jeune tille. Voyez
encore Gaius, Institut, I, 160.
102 CHAPITRE XV.
ayant décliné les éloges, et déclaré que l'idée de ce rè-
glement était due à Pallas, il y eut alors une explosion
de remerciements en l'honneur de l'afFi^anchi. Le consul
désigné, Baréa Soranus, proposa de décerner à Pallas
les honneurs de la préture, et 15 millions de sesterces.
Cornélius Scipion voulut en outre qu'on le remerciât
au nom de l'État" de ce que étant issu des rois d'Arcadie,
il sacrifiait une très ancienne noblesse à l'utilité pu-
blique, et se laissait compter au nombre des serviteurs
du prince ». Claude assura que Pallas, content de l'hon-
neur, voulait rester dans sa pauvreté (il possédait
300 millions de sesterces) ; et le sénatus-consulte fut
gravé en airain et affiché sur le forum auprès de la
statue du divin Jules'.
Voici comment Pline le Jeune rapporte l'inscription
qui excite sa colère, et comment il la commente^. « Ma
dernière lettre t'a appris que j'ai remarqué, ces jours
passés, une inscription gravée sur le tombeau de Pallas,
et ainsi conçue : « A Pallas, le sénat, pour récompenser
« sa fidélité et son attachement envers ses patrons, a dé-
« cerné les ornements de la préture et 15 millions de
« sesterces : il s'est contenté du seul honneur ! » — Pas-
sons sur ce que Pallas, un esclave, se voit ofifrir les
ornements de la préture : ils sont ofTerts par des esclaves.
Passons sur cette partie du sénatus-consulte « qu'il faut
« non seulement l'exhorter, mais encore le contraindre à
« porter des anneaux d'or^ ». La majesté du sénat aurait
1. Tacite, Amiales XII, 53.
2. Pline le Jeune est éloquent, mais prolixe, aussi nous réduirons
ses protestations aux parties essentielles.
3. Les anneaux d'or étaient réservés aux sénateurs, aux pre-
miers magistrats et aux chevaliers.
SÉXÈQUE LE PHILOSOPHE. 103
eu à soufTrir si un homme, ayant le rang de préteur,
n'eût porté que des anneaux de fer. Ce sont choses lé-
gères, et l'on peut ne pas y insister. Mais il faut rappeler
que « Au nom de Pallas, le sénat (et la curie n'a pas
« été ensuite purifiée !), au nom de Pallas, le sénat rend
« grâces à César de ce que lui-même, en parlant de
« Pallas, dans les termes les plus honorables, avait
« donné au sénat l'occasion de lui témoigner tout son
« bon vouloir ». — Quoi de plus beau, en effet, pour le
sénat, que de n'être pas soupçonné d'ingratitude envers
Pallas?
« On ajoute : « Afin que Pallas, à qui tous se recon-
« naissent personnellement obligés, reçoive pour sa fidé-
«lité singulière, pour ses talents éminents,larécompense
« dont il est si digne ». — Ne dirait-on pas qu'il a étendu
les frontières de l'empire, ou rendu des armées à la
République? Ce n'est pas assez; on continue : « Comme
« le sénat et le peuple romain ne peuvent déployer plus à
« propos leur libéralité qu'envers le désintéressé, le fidèle
« gardien du Trésor impérial, s'ils sont assez h eureux pour
« améliorer sa fortune ». — Sans doute, c'était le vœu du
sénat, c'était la principale joie du peuple, c'était la
libéralité la mieux entendue que d'améliorer la fortune
de Pallas, en épuisant les caisses publiques. Écoutez la
suite : « Le sénat voulait décréter que du Trésor public,
« il fût donné à Pallas 15 millions de sesterces, et qu'en
« raison de son insouciance bien connue pour ces sortes
« d'avantages, on priât instantanément le Père commun
« d'exiger de Pallas qu'il obéît au sénat ». — Il ne man-
quait, en effet, que de voir l'autorité publique traiter avec
Pallas! Pallas supplié d'obéir au sénat! Et contre ce
farouche désintéressement, César lui-même pris pour
104 " CHAPITRE XV.
avocat, afin qu'il daignât recevoir 13 millions de ses-
terces ! Il ne le daigna pas : c'était le seul moyen qu'il
eût, devant l'offre d'une pareille somme, d'être plus ar-
rogant que s'il l'eût acceptée.
« De cela même, pourtant, le sénat, sur le ton de la
doléance, fit l'éloge en ces termes : « Mais puisque le
« meilleur des princes, le Père commun, prié parPallas,
« a désiré que cette partie du décret qui lui attribuait
« lo millions de sesterces à prendre sur le Trésor public,
« ne fût pas maintenue : le sénat atteste qu'il se disposait
« à voter cette somme avec les autres honneurs pourré-
« compenser l'honnêteté et le zèle de Pallas : mais que,
« redoutant comme un sacrilège de résister en quoi que
« ce soit à la volonté de son prince, en cela aussi, il vou-
« lait obéir. » — Te figures-tu Pallas s'opposant à un
sénatus-consulte, et César cédant aux prières ou plutôt à
l'ordre de son affranchi. C'est fini, penses-tu? Prends
patience, voici qui surpasse tout : « Comme il est utile
« que la générosité du prince, toujours prête à louer et
« à récompenser le mérite, soit publiée partout, et prin-
« cipalement aux lieux où les préposés aux affaires du
« prince puissent trouver un motif d'émulation, où le
« dévouement éprouvé et l'intégrité de Pallas puissent
« provoquer de nobles rivalités, le sénat décrète que le
« mémoire lu devant l'ordre amplissime par le meilleur
« des princes dans la séance du 4 avant les calendes de
« février dernières passées (28 janvier 49), et les sénatus-
« consultes faits sur ce sujet, seront gravés sur l'airain,
« et le tableau exposé près de la statue cuirassée du divin
« Jules » . — C'était trop peu pour de telles infamies que le
sénat en eût été témoin. On choisit un lieu plus fré-
quenté pour les offrir aux yeux des contemporains, aux
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE. 10n
yeux de la postérité !... Que j'ai de joie, ajoute Pline en
conclusion, de n'avoir pas vécu dans ces temps qui me
font rougir de honte, comme si j'y avais vécu . »
Pline, par pudeur pour les familles patriciennes, ne
nomme ni le consul BareaSoranus, ni Cornélius Scipion,
qui ont pris l'initiative de ce sénatus-consulte honteux,
et qui l'ont signé sur les registres du sénat. C'est Tacite
qui nous fait connaître leurs noms. Combien la Conso-
lation à Polybe de Sénèque a droit à l'indulgence à côté
de cette basse et plate servilité !
CHAPITRE XVI
L'ÉLOQUENCE A ROME SOUS LE RÈGNE DE CLAUDE.
Le délateur Publias Suilius. — Réveil de la loi Cincia. —
Deux avocats honnêtes : Crispus Passienus, Julius Africanus.
Lesénatus-consulte voté par le sénat romain en l'hon-
neur de l'affranchi Pallas, gravé sur l'airain, et sus-
pendu « auprès de la statue du divin Jules revêtu de sa
cuirasse », en apprend plus sur la situation morale de
cette assemblée que les considérations des historiens et m
que les phrases amères échappées çà et là à Tacite. C'est
en apparence le même sénat que celui dont nous avons
tracé plus haut le portrait, sous le règne de Tibère,
mais avec cette différence que chacun des traits, pour
rester ressemblant, doit être grossi, ou, comme disent les
gens du métier, poussé au noir. Le sénat de Claude et
de Néron ne peut pas aller plus loin que celui de Tibère
en servilité et en lâcheté ; il trouve cependant le moyen
de tomber plus bas : il perd jusqu'au sentiment de son
avilissement et de sa honte. Il n'éprouve plus pour les
actes odieux de la tyrannie cette hésitation instinctive,
cette répulsion secrète que Tibère sentait et devinait à
travers les protestations empressées de ses flatteurs. Il
L'ÉLOQUENCE A ROME SOUS CLAUDE. 107
n'a plus ni conscience ni sens moral, et il trouve natu-
rels tous les attentats du pouvoir absolu. Aussi, c'est
aux sénateurs de Claude surtout qu'il convient d'appli-
quer le tableau méprisant que Narcisse trace des
Romains dans Britannicus :
D'un empoisonnement vous craignez la noirceur?
Faites périr le frère, abandonnez la sœur;
Rome, sur les autels, prodiguant les victimes,
Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes :
Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
Ceux où jadis la sœur et le frère sont nés.
Le même sénat fera plus encore. Il rendra un séna-
tus-consulte pour mettre au nombre des jours néfas-
tes celui qui avait vu naître Agrippine, la mère de
l'empereur !
Les orateurs qui brillent dans ce sénat sont dignes de
lui. Ils sont inférieurs à leurs devanciers; et le plus
éloquent des « parleurs » de cette époque est un scélé-
rat du nom de P. Scilius. Quintilien, si exact à mention-
ner ceux de ses contemporains qui se sont distingués
dans l'art de la parole, ne fait pas à Publius Suilius
l'honneur de le citer. Ni Suétone ni Pline ne prononcent
son nom. Suilius ne nous est connu que par Tacite qui
en a fait justice, et par Dion Cassius qui nous a conservé
un échantillon de son éloquence éhontée. Ainsi, avec la
nouvelle génération, la décadence de l'art des Asinius
Pollion et des Messala Corvinus se précipite de plus en
plus, et il y a loin du talent même de Domitius Afer aux
invectives d'un Publius Suilius. L'un est un homme ins-
truit, éloquent, de mœurs douces, et d'un esprit plus
doux que ses mœurs, irrité contre la gloire qui se fait
attendre, et la brusquant par une mauvaise action ; mais
108' CHAPITRE XVI.
rentrant aussitôt dans la voie qu'il n'aurait jamais dû
quitter. L'autre est un orateur à vendre, non seulement
lors de ses débuts, mais encore pendant toute sa car-
rière, véritable instrument de tyrannie, diffamateur
de verve, et pour tout dire, en un mot, reconnu dès son
premier pas, par Tibère lui-même, et flétri par lui.
« Tibère, dit Tacite, fut inflexible contre Publius Sui-
lius, ancien questeur de Germanicus, convaincu d'avoir
reçu de l'argent dans une affaire qu'il jugeait. Suilius
était banni de l'Italie. Tibère demanda qu'il fût relégué
dans une île, et s'éleva contre lui avec la plus grande
force, jusqu'à affirmer par serment que ce châtiment
importait au bien public. Cette sévérité, mal accueillie
dans le moment, tourna à la gloire du prince, après le
retour de Suilius. En effet, l'époque suivante vit celui-ci,
tout-puissant et vénal, jouir longtemps de la faveur de
Claude, et toujours en user pour le mal*. » Tibère, il
est vrai, en poursuivant Suilius avec cette rigueur, agis-
sait par un motif de haine personnelle. S'il confisqua
les biens de Suilius, s'il le relégua dans une île, c'était
moins le juge prévaricateur qu'il voulait punir que
l'ancien officier de Germanicus, et le partisan d'une
famille odieuse. En revanche, l'un des premiers actes
du fils de Germanicus, de Caligula, fut de rappeler de
l'exil Publius Suilius et de lui rendre ses biens et ses
dignités.
La perte des quatre livres des Annales de Tacite, du
livre YI au livre XI, nous laisse ignorer ce que fut Sui-
lius sous le règne de Caligula. Il est permis de supposer
que, rentré à Rome, altéré de vengeance, il profita de la
1. Annales, IV, -31.
L'ÉLOQUENCE A ROME SOUS CLAUDE. 109
faveur du prince pour assouvir ses ressentiments et
pratiquer le métier de délateur. En tout cas, dès le
début du livre XI, on le voit se mettre au service des
passions de la femme de Claude, de Messaline II joue
le rôle principal dans raccusation intentée à Publius
Yalerius Asiaticus, personnage considérable, de noble
naissance, riche et éloquent, celui dont le nom se trouve
rappelé avec colère dans le discours de Claude reproduit
par la Table de Lyon. Le procès fait à Asiaticus sem-
ble, au premier abord, n'être qu'un de ces actes de l'ar-
bitraire impérial dont on a déjà vu tant d'exemples. Il
présente cependant une circonstance particulière. Jus-
qu'à cette époque, quand les empereurs voulaient se
débarrasser d'un ennemi, ils l'attaquaient eux-mêmes
ou le faisaient attaquer devant le sénat, ou bien le tra-
duisaient devant les tribunaux. Sûrs d'avance du résul-
tat, ils ne s'écartaient pas des voies légales, même dans
leurs plus odieux caprices. Au contraire, le procès
d'Asiaticus fut jugé loin des tribunaux et de tout ce qui
pouvait rappeler le souvenir des lois, dans la chambre
de Claude, en présence même de Messaline, la véritable
ennemie de l'accusé.
Suilius présenta l'accusation. Le lieu n'était pas favo-
rable à l'éloquence, elles juges ne demandaient pas de
longs développements. Tacite se borne à résumer les
griefs qu'il fit valoir contre Asiaticus. Ses imputations
sont de la plus grande banalité, et ressemblent à toutes
celles que les délateurs dirigeaient contre les victimes
désignées à leurs attaques. Il accusa Asiaticus d'avoir
corrompu les soldats en leur prodiguant de l'argent, et en
facilitant leurs débauches, puis d'avoir eu avec Poppée,
femme de Scipion, une liaison adultère, enfin d'avoir
110 CHAPITRE XVI.
dégradé son sexe. C'est le thème ordinaire des accusa-
tions à Rome. Déjà dans les discours judiciaires de
Cicéron, on trouve cet usage d'aller fouiller dans la vie
privée de l'accusé, pour y ramasser des souvenirs hon-
teux, vrais ou faux qui, s'ils amènent la condamnation,
ne sont trop souvent que le prétexte et non la cause
véritable de l'accusation. Le motif réel des poursuites
contre Asiaticus était la haine que lui portait Messaline,
et surtout son désir ardent de s'emparer des jardins de
Lucullusque Valerius avait embellis avec la plus grande
somptuosité. Les imputations de Suilius eussent-elles
été vraies, il n'en serait pas moins étrange de voir Asia-
ticus obligé de justifier sa conduite privée, non devant
un tribunal représentant la morale publique, mais
devant Claude et devant Messaline, c'est-à-dire la sottise
et la lubricité réunies !
Assuré d'obtenir gain de cause, quoi qu'il dit, Publius
Suilius n'eut donc pas besoin de faire de grands frais
d'éloquence pour perdre son adversaire. Valerius Asia-
ticus n'en essaya pas moins de se défendre ; et il est
fâcheux que Tacite ne nous ait pas conservé son dis-
cours qui émut profondément Claude, et qui arracha
des larmes à Messaline elle-même. Elle sortit de la
chambre pour les essuyer. Mais elle n'abandonnait pas
sa proie. Par son ordre, Lucius Vitellius, père du futur
empereur, se joignit à l'accusateur, et détruisit l'efTet
que les paroles d'Asiaticus avaient produit sur l'esprit
mobile de Claude . La seule grâce que l'empereur accorda
à l'accusé fut de lui laisser le choix de sa mort. Asia-
ticus mourut avec courage, non en stoïcien farouche,
mais en épicurien aimable, et le sourire sur les lèvres.
Il se baigna, soupa gaiement, en disant qu'il eût été plus
L'ÉLOQUENCE A ROME SOUS CLAUDE. 11 1
honorable pour lui de périr victime des ruses de Tibère
ou des fureurs de Caligula, que des artifices d'une femme
et de la bouche impure d"un Vitellius. II visita ensuite
son bûcher, et ordonna de le changer de place, de peur
que la flamme n'endommageât l'épais feuillage de ses
arbres. Puis il se fit ouvrir les veines*.
Telle fut la première victime de Publius Suilius.
Encouragé par les récompenses de Messaline, il conti-
nua son métier de délateur. Après Âsiaticus, il fait con-
damner à mort deux chevaliers romains du premier
rang, nommés Pétra, coupables d'avoir eu un songe,
de l'avoir raconté, et peut-être de l'avoir interprété sans
penser à mal. « La véritable cause de leur mort, dit
Tacite, fut d'avoir prêté leur maison aux entrevues de
Poppée et d'Asiaticus. Le prétexte fut un songe où l'un
d'eux avait vu Claude couronné d'épis renversés, image
qu'il avait interprétée comme le pronostic d'une famine.
Selon d'autres, la couronne était faite de pampres flétris,
et l'accusé en avait conclu que le prince mourrait au
déclin de l'automne ^ « Depuis ce temps, continue
Tacite, « Suilius continua d'accuser sans relâche ni
pitié, et son audace trouva de nombreux imitateurs ».
Cependant, ce n'est pas impunément qu'on viole toutes
les lois divines et humaines et qu'on prétend asseoir
une fortune solide sur le crime et sur la terreur. Les
haines soulevées contre Suilius éclatèrent un jour. Elles
restèrentsansrésultat,mais le motifou plutôt le prétexte,
mis en avant pour le perdre, est assez étranger à nos
mœurs, et assez inattendu pour qu'on y insiste. Ce détail
importe d'ailleurs à l'histoire de l'éloquence romaine.
1. Annales, XI, 2, 3.
2. Ibic/.,Xl, 4, 5.
HZ CHAPITRE XVI.
Pendant qu'il s'enrichissait au sénat des dépouilles
de ses victimes, Suilius n'avait pas abandonné le
barreau. Avocat renommé, bien vu du prince, redouté
de tous, il devait attirer les clients. Il en avait beaucoup
et leur faisait grassement payer son ministère. Cela ne
lui suffît pas. Il trouva plus lucratif et plus expéditif de
vendre ses bons offices aux deux parties à la fois, à son
adversaire, comme à son client, sauf à trahir, au mo-
ment décisif, le moins riche ou le moins généreux.
C'était un trafic qu'il n'avait pas même l'honneur d'avoir
inventé et dont on avait déjà vu quelques exemples.
« Nulle marchandise publiquement étalée, dit Tacite',
n'était plus à vendre que la perfidie des avocats. »
Suilius se faisait remarquer, entre tous, par son
impudence, lorsqu'un événement imprévu causa dans
Rome un de ces scandales que rien ne saurait étouffer.
Un chevalier romain distingué, nommé Samius, après
avoir donné 400000 sesterces (80000 fr.) à Suilius,
reconnut trop tard que celui-ci s'était laissé corrom-
pre par son adversaire. Ruiné par la perte de son pro-
cès, il vint dans la maison de son infidèle défenseur
et, après lui avoir adressé de cruels reproches, se
perça de son épée sous ses yeux^ L'affaire fit du bruit.
Les ennemis de Suilius profitèrent de l'indignation
soulevée par cet acte de collusion, pour attaquer le déla-
teur. Le consul désigné, C. Silius, prononça contre Suilius
un discours énergique ; les sénateurs indignés se levè-
rent de leurs places et réclamèrent l'application de la loi
Cincia « qui défendait de recevoir pour plaider une
cause de l'argent ou des présents ».
1. Annales, XI, 5.
5. Ibid.
I/ÉLOQUENCE A ROME SOUS CLAUDE. H 3
La loi Cincia^ De donis et munolbus^ invoquée par le
sénat, remontait à Tan 205 avant notre ère, c'est-à-dire,
vers la fin de la deuxième guerre Punique. C'était une
loi tout aristocratique, dont le but avait été de maintenir
l'existence del'ancien patronat et de l'ancienne clientèle.
Quand Rome, encore voisine de son origine, ne se com-
posait que de patrons et de clients, la loi imposait au
patron le devoir de paraître en justice, et de plaider
pour ses clients pauvres, sans crédit auprès des magis-
trats, et d'ailleurs étrangers aux formules de droit dont
les patriciens s'étaient réservé la connaissance. Le patron
qui eût osé accepter un salaire de son client, aurait sou-
levé une réprobation unanime. Celui-ci, du reste, payait
sous d'assez nombreuses formes la protection du patri-
cien, pour n'avoir pas besoin de rémunérer encore son
éloquence. Son suffrage n'était-il pas assuré à son
patron briguant les magistratures, sans parler des dons
en nature ou en argent, que dans difTérentes circons-
tances, le client était contraint de lui offrir? Traduit en
justice, le patron se présentait au tribunal, escorté de la
foule de ses clients dont le nombre et l'attitude lui ser-
vaient déjà d'appui. Tombait-il aux mains de l'ennemi?
Les clients réunissaient aussitôt leurs ressources pour
former sa rançon. Mariait-il sa fille? Ils devaient con-
tribuer à la dot de la jeune épousée. Ainsi donc, lors-
que les clients paraissaient en justice, ils avaient déjà
payé plusieurs fois la protection que celui-ci leur don-
nait. Enfin, ce service rendu en des circonstances criti-
ques les rattachait davantage à lui, et les maintenait
dans une dépendance plus étroite.
Mais avec le temps, et par la force naturelle des
choses, les.liens unissant le patron et ses clients se dé-
ir. — 8
114 CHAPITRE XVI.
tendirent peu à peu. A la lin de la deuxième guerre
Punique, le sénat voulut les resserrer. Il profita de la
faveur que la conduite des chefs de la noblesse avait
value à l'ordre tout entier. N"étaient-ce pas la politique
adroite du sénat et l'habileté des généraux patriciens,
qui avaient assuré l'abaissement de Carthage et le
triomphe de Rome ? Il porta donc la loi Cincia, qui
faisait une obligation légale de ce qui était seulement
un usage. Il enjoignit, par des prescriptions formelles,
aux patrons de défendre en justice leurs clients, et de
n'accepter ni salaire ni présent pour leur intervention.
Il comprenait bien que lautorité exercée par le patri-
cien s'atîaiblirait nécessairement, et finirait par dispa-
raître, le jour où l'éloquence sortirait de l'enceinte
étroite du patriciat, et où les plaideurs pourraient
choisir, à un prix débattu, l'avocat qui leur semblerait
le plus capable. Tel est le but, telle est la portée poli-
tique de cette loi, tel est le sens de ces prescriptions
qui étonnent les modernes au premier abord. Mais le
sénat avait compté sans le développement que prit l'art
de la parole au contact de la civilisation grecque.
Jusque-là l'éloquence était seulement une facilité natu-
relle d'élocution qui empruntait son relief et son prix
à la dignité môme du patron. Lorsqu'elle s'enseigna
publiquement dans les écoles, quand elle devint un mé-
tier, l'ancien patronat fut ébranlé. Il ne devait jamais
se remettre du coup qui lui était porté.
Dès lors le plébéien aspira aussi à l'éloquence, il y
parvint et se lit avocat. Il mit aussitôt son talent et la
puissance de sa parole au service de tous ceux qui,
riches ou pauvres, recouraient à lui. Pauvre lui-même,
il lit payer aux plaideurs l'appui qu'il leur donnait, et
L'ÉLOQUENCE A ROME SOUS CLAUDE. IVô
nul ne songea à contester la légitimité de sa demande.
C'est ainsi que les injonctions de la loi Cincia, dont
on ne connaît pas, du reste, les clauses d'une manière
précise, se trouvèrent éludées par tous d'un commun
accord. En vain Cicéron raille son adversaire Hortensius
d'avoir reçu de Verres, pour honoraires, un sphinx d'un
grand prix, il est bientôt accusé à son tour d'avoir vendu
son éloquence àPublius Sylla, l'ancien complice de Cati-
lina, au prix d'un million de sesterces, et s'en défend
mal par des bons mots'. Déjà avant lui, l'orateur M. Li-
cinius Crassus acquérait par son éloquence une fortune
énorme de 76 millions de francs, et l'on reprochait à
P. Clodius et à C. Curion de s'enrichir en ruinant leurs
clients-. L'on ne violait pas toujours ouvertement la
loi. L'avocat ne recevait pas toujours d'honoraires au
moment où il venait de plaider; il se contentait d'être
inscrit sur le testament de son obligé. Cicéron se
glorifiait d'avoir recueilli par legs plus de "20 millions
de sesterces, dont la plupart provenaient de clients
reconnaissants ^
Cependant, c'est sous l'empire surtout que l'usage
s'établit d'exiger du plaideur des honoraires déterminés
d'avance. A cette époque, l'éloquence est devenue un
art tout à fait plébéien. Le patricien y renonce le plus
souvent, parce que l'éloquence ne conduit plus ni aux
dignités ni à la gloire, et qu'elle compromet celui qui la
possède. Les plébéiens remplissent les tribunaux, ils y
tiennent la place des riches et des nobles, devenus igno-
rants par prudence. « C'est dans les derniers rangs de la
1. Aulu-Gelle, XII, 2; Cicéron, Lettres à Allicus, I, IG; VI. 4, b
2. Cicéron, Paradoxes, VI, 2; Tacite, Anna/es, XI, 7.
3. Cicéron, l'hilippiques, II, IG.
116 CHAPITRE XVI.
plèbe, dit Juvénal, que l'on trouve l'éloquence : c'est le
plébéien qui défend maintenant les causes du noble
ignorante » Dès lors, la loi Cincia, sans avoir été abro-
gée, tomba en désuétude. Auguste essaya vainement
d'en faire revivre les prescriptions l'an 20 avant notre
ère. Il fit décréter par un sénatus-consulte que l'avocat,
convaincu de vénalité," serait condamné à rendre le
quadruple de ce qu'il avait reçu ^. Mais le sénatus-consulte
resta à l'état de lettre morte. La loi ne fut pas mieux
exécutée qu'auparavant.
Sous le règne de Claude, on avait même si complè-
tement oublié l'ordonnance remise en vigueur par
Auguste, qu'aucun des adversaires de Suilius ne l'in-
voqua contre lui. Il en est toujours ainsi, quand une
loi, faite en vue d'un but politique, cesse d'être en
rapport avec les mœurs d'une société nouvelle, et sur-
tout quand elle n'est pas conforme à l'équité. Si les
honoraires des /3flfro«s étaient injustes, ceux des avocats
[causidici] étaient légitimes. On pouvait blâmer et répri-
mer les prétentions excessives des défenseurs, mais
ceux-ci étaient en droit de faire payer la science et le
talent, qu'ils avaient acquis eux-mêmes au prix de
grands sacrifices.
On fut donc étonné de voir le sénat exhumer contre
P. Suilius une loi dont l'esprit et les prescriptions
étaient si complètement tombés en désuétude. Mais
si le scandale causé par l'avocat prévaricateur était
grand, il était dangereux de le poursuivre pour ses crimes
réels. Aussi, le débat porta uniquement sur la violation
de la loi Cincia, comme si les adversaires de P. Suilius
1. Juvénal, Soiires, viii, 47.
2. Dion Cassius, LIV, 18.
L'ÉLOQUENCE A ROME SOUS CLAUDE. 117
y av;iient toujours eux-mêmes attaché une grande im-
portance. Le consul désigné, C. Silius, ennemi personnel
de Suilius, commença par rappeler l'exemple des grands
orateurs qui regardaient la gloire comme le plus digne
salaire de l'éloquence. «Autrement, dit-il, le plus noble
des arts est profané par un vil trafic. Il n'y a plus d'as-
surance contre la fraude, lorsque l'on songe à la gran-
deur du profit espéré : si l'éloquence est désintéressée,
les procès seront moins nombreux. Aujourd'hui les ini-
mitiés, les accusations, les haines sont entretenues
par les avocats; à l'exemple des médecins qui s'enri-
chissent par les maladies, ceux-ci trouvent leur avan-
tage dans cette plaie du barreau. Qu'on se souvienne
d'Asinius Pollion, de Messala et plus récemment
d'Arruntius et d'JEserninus, que leur vie et leur élo-
quence désintéressées ont conduits aux plus hautes
dignités. »
Les arguments du consul Silius, tels que les résume
Tacite, ne sont pas d'une grande valeur. Si la gloire est
la récompense des maîtres du barreau, il n'en est pas de
même des orateurs plus modestes, qui rendent d'utiles
services aux plaideurs, et qui attendent une juste rému-
nération de leurs efforts et de leurs peines. Que le nom-
bre des procès diminue, ils n'en seront pas supprimés
pour cela. « Tant que les hommes, dit La Bruyère, pour-
ront mourir et qu'ils aimeront à vivre, le médecin sera
raillé et payé. » De même, tant qu'il y aura des contes-
tations entre les hommes, il faudra recourir aux avocats
et les enrichir à ses dépens. Cette réponse aux attaques
du consul était si naturelle que Suilius songea à l'em-
ployer. Mais il craignait que l'empereur, dont on connais-
sait les goûts d'antiquaire, ne fût favorable en secret à la
iJ8 CHAPITRE XVI.
requête du consul. Il commença par recourir aux sup-
plications.
Avec Cossutianus et quelques autres délateurs com-
promis comme lui, il se jeta aux pieds de Claude et
implora l'oubli du passé. Rassuré par l'accueil bien-
veillant du prince, il répliqua alors avec hardiesse :
« Quel est l'homme, dit-il, assez présomptueux pour
compter sur une gloire éternelle? L'éloquence a un objet
utile et pratique. Les avocats prêtent à chacun un appui
qui l'empêche d'être à la merci des puissants. Mais ce
talent ne s'acquiert pas gratuitement. Il faut négliger ses
affaires pendant qu'on se dévoue à celles des autres.
Beaucoup vivent du service militaire, quelques-uns de
la culture de leurs champs. Personne n'embrasse un
état sans en avoir d'avance calculé les profits. Il était
facile à Asinius et à Messala, enrichis par les guerres
d'Antoine et d'Auguste, à yEserninus et à Arruntius,
héritiers de familles opulentes, d'afficher du désinté-
ressement. Mais on peut leur opposer des exemples écla-
tants, et les prix que P. Clodius et C. Curion mettaient
à leur éloquence. Pour eux, modestes sénateurs, ils ne
demandaient à la République qu'à jouir des arts de la
paix. L'empereur devait songer aux plébéiens qui aspi-
raient à s'illustrer au barreau. C'en est fait des talents, si
l'on supprime les récompenses !» — u Ces réflexions,
continue Tacite, étaient peu nobles, mais le prince ne les
trouva pas sans fondement ^ » Malgré l'avis de Tacite,
Claude eut raison ce jour-là; et Silius, pour avoir attaqué
son adversaire sur un mauvais terrain, perdit sa cause.
Suilius triomphant put donc continuer à vivre de son
1. Annales^ XI, 7,
L'ÉLOQUENCE A ROME SOUS CLAUDE. 119
éloquence. Toutefois, Claude fixa à 10000 sesterces
('2000 francs) la somme des honoraires qu'un avocat
pourrait recevoir. Il ne devait point dépasser ce chiffre
sous peine de concussion. Mais la loi de Claude, abrogée,
selon Tacite, parNéron, confirméeparlui, selon Suétone',
ce qui est plus vraisemblable, resta sans effet. Les plai-
deurs étaient trop intéressés à l'éluder. En effet, c'était
moins l'éloquence de Suilius ou de tel autre avocat que
son crédit auprès du prince, et son influence sur les
juges, que le client cherchait à s'assurer. La peur, en
pareille circonstance, ne calcule pas. Aussi s'ingéniait-
elle à corrompre les avocats tout-puissants, qui ne de-
mandaient pas mieux. S'il s'agissait d'avocats ordi-
naires, on n'avait garde de dépasser les limites de la loi.
On restait même fort au-dessous, s'il faut en croire le
tableau probablement exagéré de Juvénal. « Voyons,
dit le satirique, ce que rapportent aux avocats la défense
des citoyens, et les liasses de papier qui les accompa-
gnent. Ils crient bien fort, surtout en présence d'un
créancier, ou si, plus âpre encore, quelque autre créan-
cier, tenant un grand registre, les excite à soutenir un
titre douteux. Alors leurs poumons vomissent de mons-
trueux mensonges, et couvrent leur robe de salive.
Veut-on connaître les profits du métier ! que l'on
mette d'un côté les fortunes de cent avocats, et de l'autre
celle du cocher Lacerna. Les juges ont pris place : pâle
d'anxiété, nouvel Ajax, tu te lèves pour défendre, au
tribunal de Bubulcus, la liberté douteuse de ton client.
Allons, malheureux, brise ta poitrine, pour trouver à
ton retour des palmes verdoyantes ornant, en signe de
1. Annale s, XlU,b; Suétone, Vie de Néron, 17.
120 CHAPITRE XVI.
triomphe, l'échelle qui conduit à ton taudis. Quel est le
prix de ton éloquence? un jambon desséché, un plat de
poissons bourbeux, des oignons d'Afrique moisis et cinq
bouteilles d'un vin arrivé par le Tibre, récompense de
quatre plaidoyers. Obtiens-tu par hasard une pièce
d'or, tu en dois une partie aux praticiens qui t'ont
aidé '. »
Ce passage de Juvénal qui révèle, à côté de l'avocat,
l'existence du praticien ou de l'avoué, exagère sans
doute la misère des avocats. Il montre cependant, par
contre-coup, qu'en payant à Suilius 400 000 sesterces,
Samius achetait moins son éloquence que son crédit.
Quel juge, à cette époque, aurait osé refuser sa voix
au favori tout-puissant de Claude ?
Le crédit de Suilius fut donc à peine ébranlé par
l'effort impuissant de ses adversaires. Tant que vécut
Claude, il ne cessa de poursuivre de ses attaques les vic-
times désignées à ses délations. Après la mort de son
protecteur, il interrompit son sinistre métier. Mais,
violent et incapable de fléchir, il tint tète jusqu'au l;)0ul
à ceux qu'il effrayait jadis, et que l'avènement de Néron
au trône impérial avait élevés au pouvoir. Instrument de
Claude et de Messaline, dévoué aux intérêts de Britan-
nicus, il ne put se résigner à la mort du jeune prince.
Sans attaquer l'empereur, sans même prononcer le nom
de Britannicus, ce qui l'eût trop tôt désigné aux ven-
geances de Néron, il poursuivit Sénèque de ses invec-
tives, le plaçant sans doute au nombre des meurtriers,
puisqu'il n'avait pas quitté la cour après l'empoison-
nement de Britannicus. A défaut d'une accusation di-
1. Juvénal, Satires.
L'ÉLOQUENCE A ROME SOUS CLAUDE. 121
recte que la prudence lui interdisait, il n'était aucun
reproche qu'il lui épargnât.
« Cet homme, disait-il, se venge sur les amis de
Claude, du juste exil auquel il a été condamné. Habitué
à do frivoles études, ne s'adressant qu'à des jeunes
gens inexpérimentés, il est jaloux de ceux qui mettent
au. service de leurs concitoyens une vive et saine
éloquence. Il a été, lui, le questeur de Germanicus, et il
a porté l'adultère dans la maison de ce prince. Est-ce
un crime plus grand de recevoir d'un plaideur recon-
naissant le prix d'un travail honorable (allusion à la
loi Cincia qu'il était, de nouveau, question de reprendre
contre Suilius), que de séduire les premières femmes
de l'empire? Par quels préceptes de sagesse, par quelle
philosophie, Sénèque a-t-il, en quatre ans de faveur,
amassé trois cents millions de sestorces? A Rome, il
capte les testaments, il attire dans ses filets les vieil-
lards sans enfants, tandis qu'il épuise par ses usures
l'Italie et les provinces. Quant à lui, Suilius, il a acquis
par son travail une modeste aisance. Mais il est prêt
à tout affronter, accusations et dangers, plutôt que
d'abaisser devant cette fortune subite sa longue et
ancienne considération'. »
Telle est la forme que Tacite donne aux invectives de
Suilius. Malgré leur violence, elles ne manquent pas
de dignité ; l'afïéctation même avec laquelle Suilius,
l'avocat perfide du chevalier Samius, parle de « son
travail honorable et de sa modeste aisance « prête à ses
paroles une certaine vraisemblance. Cependant, à en
croire Dion Cassius, Suilius allait encore plus loin, et
I. Annales, XllI, 43.
122 CHAPITRE XVI.
la véhémence de sa haine ne reculait devant aucune
accusation, si injurieuse et si infamante qu'elle fût. Elle
ne ménageait ni l'empereur ni sa mère, Agrippine.
Tout en ayant l'air de parler en son propre nom, l'his-
torien grec semble reproduire le langage même du ter-
rible délateur. Le passage de Dion Cassius mérite d'être
rapproché du langage de Tacite. « Sénèque fut dénoncé.
On lui reprochait, entre autres méfaits, d'avoir com-
merce avec Agrippine. Il ne se contentait pas d'avoir été
l'amant de Julie (la fdle de Germanicus) ; l'exil ne l'avait
pas corrigé ; il fallait encore qu'il se liât avec Agrippine,
une telle femme, la mère d'un tel fils! Au reste, ce n'est
pas en ce point seulement, c'est en tout que la vie de
ce philosophe contredit ses préceptes. Il condamne la
tyrannie, et il a été le précepteur d'un tyran ; il s'acharne
contre ceux qui s'attachent aux hommes puissants, et il
ne quitte pas les palais; il gourmande les flatteurs, et
il a poussé l'adulation envers Messaline et les affranchis
de Claude jusqu'à leur envoyer de son île un livre rempli
de leurs louanges, que depuis, il est vrai, la honte lui
a fait supprimer ; il fait le procès aux richesses, et il a
amassé 75 millions de deniers; il accuse le luxe d'au-
trui, et il a chez lui trois cents tables de citre, à pieds
d'ivoire, sur lesquelles il mange. En voilà assez pour
faire comprendre le reste, et l'impudence d'un homme
qui, époux d'une femme très noble, recherche d'in-
fâmes amours et en a inspiré le goût à Néron. Pour-
tant il avait d'abord poussé la rigueur jusqu'à obtenir
de Néron qu'il ne l'embrasserait pas, ni ne mangerait
avec lui. Pour ceci, on peut deviner son prétexte; il
veut philosopher à loisir, sans être distrait par les fes-
tins du prince; quant au baiser de Néron, je ne puis
L'ÉLOQUENCE A ROME SOUS CLAUDE. 123
concevoir pourquoi il s'en défendait. Une seule raison
se présente à l'esprit ; il ne veut pas du baiser d'une
telle bouche ; mais ce serait une excuse inadmissible
avec l'homme dont j'ai fait connaître les goûts ^ . »
Malgré la malveillance notoire avec laquelle Dion
Cassius s'exprime en toute circonstance sur le compte
de Sénèque, il est dii'licile de ne pas voir dans cet amas
d'imputations grossières, un souvenir des attaques per-
sonnelles de Suilius. Seul, un ancien familier du palais
impérial, et qui y a conservé des accointances, a pu con-
naître ces détails d'intérieur et les dénaturer avec autant
de perfidie. C'est Suilius qui charge ici Sénèque de
toutes les souillures que la haine et une ambition déçue
peuvent imaginer. Sénèque fut averti des attaques de
son ennemi, et comme il était tout-puissant, il trouva
aussitôt des défenseurs prêts à soutenir sa cause. Sui-
lius avait enseigné le moyen de perdre un adversaire ;
on le retourna contre lui. Il fut accusé soudainement
d'avoir pillé les alliés et volé le Trésor public pendant
qu'il gouvernait l'Asie ; le sénat accorda un an aux dé-
nonciateurs pour recueillir leurs preuves. Ils jugèrent
plus court d'accuser Suilius des crimes commis à Rome.
La liste des victimes de P. Suilius était longue. C'étaient
Q. Pomponius jeté dans la guerre civile par la violence
de ses accusations, Julie, fille de Drusus et Poppea ré-
duites à se donner la mort, Valerius Asiaticus, Lusius
Saturninus, Cornélius Lupus, une foule de chevaliers
romains perdus par ses intrigues. On lui reprochait, en
un mot, toutes les cruautés du règne de Claude.
En vain Suilius invoqua les ordres de ce prince.
I, Dion Cassius, LXI, 10.
124 CHAPITRE XVI.
« Je n'ai rien fait, dit-il, de mon propre monvement :
j'ai obéi à l'empereur ». A ces mots, Néron lui ferma la
bouche, en déclarant qu'il avait trouvé dans les tablettes
de son père la preuve que jamais celui-ci n'avait or-
donné une accusation. « J'ai obéi à Messaline », essaya
de balbutier Suilius. « Pourquoi donc, reprirent les
accusateurs, avait-il été choisi de préférence à tout au-
tre pour prêter sa voix aux vengeances d'une femme
impudique? Ne méritent-ils pas un châtiment ces ins-
truments de cruautés, qui api'ès avoir reçu le salaire du
crime, rejettent sur d'autres la responsabilité du crime?»
Suilius, sans se laisser déconcerter, sans rien perdre de
son orgueil, riposta à toutes les attaques, rendit coup
pour coup. Il n'en fut pas moins condamné à perdre la
moitié de ses biens et fut relégué dans les îles Baléares.
Ses adversaires voulaient entraîner dans sa perte son
fils Nerulinus et déjà l'accusaient de concussion. Néron
les arrêta, en disant qu'on avait assez fait pour la ven-
geance. Suilius partit donc pour l'exil, mais sa fortune
encore considérable lui permit de consoler par une vie
voluptueuse l'isolement où il termina ses jours'.
A mesure que l'on avance dans cette recherche et
cette étude des derniers débris de l'éloquence romaine,
les fragments des orateurs deviennent plus rares, leurs
portraits plus indécis, et leur souvenir plus effacé. Il
manque à cette époque un ouvrage analogue au Bridus
de Cicéron ou aux Controverses deSenèque, qui nous fit
connaître les noms de ceux qui cultivent encore l'art
oratoire, et nous donnât des détails sur leurs discours.
1. Annales, XU], 43, 44.
L'ÉLOQUENCE A ROME SOUS CLAUDE. 12"j
Cepoiulaul les écoles ne cessaient pas de réunir autour
des rhéteurs une foule nombreuse, et le forum conti-
nuait d'être assidûment fréquenté. Mais les historiens
ne mentionnent (|ue les orateurs politiques, ou les déla-
teurs qui se font les instruments des vengeances impé-
riales, et les victimes qui succombent sous leurs coups.
A peine quelques noms d'orateurs judiciaires se rencon-
trent-ils dans les livres des grammairiens ou des au-
teurs de traités de rhétorique. C'en est assez, toutefois,
l)0ur qu'un auteur contemporain ne pût pas voir se réa-
liser le vœu qu'il exprime en ces termes : « Sans comé-
diens et même sans avocats, les villes ont été heureuses
autrefois et pourraient l'être encore ^ ». Les comédiens
ne manquent pas à Rome ; il s'en trouve même sur le
trône. Quant aux avocats, malgré le silence des histo-
riens, on en connaît encore un nombre suffisant pour
ne pas perdre les traces de l'éloquence, et pour continuer,
du moins, à marquer sa route.
Au premier rang se place Crispus Passienus, le fils de
C. Vibius Crispus Passienus, que Sénèquele Père cite sou'
vent dans ses Controverses et qu'il appelle « l'homme le
plus éloquent et le premier orateur de son époque^ ».
On a souvent confondu le fils avec le père par suite de
la négligence avec laquelle les anciens reproduisent les
noms propres, sans les faire précéder du prénom qui dis-
tingue les membres de la même famille. Le Passienus,
que Sénèque le Père a connu, eût été un vieillard à la
mort de Caligula, tandis que celui qui devint le second
mari d'Agrippine était un homme jeune et dans la force
de l'âge. Crispus Passienus marcha sur les traces pater-
1. Columelle, I, 1.
2. Controverses, II, 13, 17.
126 CHAPITRE XVI.
nelles. Il hérita de l'éloquence comme des richesses
de C. Vibius, et se distingua assez par l'habileté de
sa parole pour qu'un de ses discours figurât au nombre
de ceux qui, dans la jeunesse de Quintilien, étaient pro-
posés comme modèles aux jeunes gens'. Une pièce de
vers de l'Anthologie, qui lui est adressée, constate à la
fois son éloquence et son crédit.
« A un ami. — Crispus, s"écrie le poète, toi qui es ma
force, et l'ancre de ma fortune en péril; Crispus, digne
d"être admiré même dans l'antique forum ; Crispus,
qui ne connais ta puissance que quand il faut rendre
service; Crispus, la rive et le sol où s'est sauvé mon
seul honneur, ma fortune inexpugrable, et aujourd'hui
la seule consolation de mon cœur affligé ; Crispus, le
doux espoir et l'arme vaillante du citoyen paisible,
dont les lèvres distillent le miel de l'Hymette, qui
ajoutes à la gloire d'un aïeul et d'un père éloquents ^ ; toi,
dont il suffit qu'on s'éloigne pour se sentir exilé; est-
elle avec moi que la mer a jeté à demi mort sur un lit
de rochers, est-elle avec moi ton âme qu'aucun obsta-
cle ne saurait arrêter ^? » Quel est le poète qui s'adresse
à Passienus? Les vers où il est question du Ut de rochers
et de naufrage pourraient, à la rigueur, s'appliquer à
Sénèque le Philosophe ; aussi les lui a-t-on quelquefois
attribués. C'est une supposition peu vraisemblable. Sénè-
que cite deux fois le nom de Passienus dans ses œuvres,
mais sans lui donner aucun témoignage d'affection ^
L'omission serait étrange après les démonstrations exa-
1. Quintilien, X, 1, 24.
2. Ces mots, à défaut d'autres preuves, suffiraient à distinguer
Passienus de Torateur qui a été connu de Sénèque le Père.
3. Anthologie, t. I, livre III, épigr. 157, p. 598, édit. Burmann.
4. Des bienfaits, I, 15 ; Questions naturelles, IV, préface.
L'ÉLOQUENCE A ROME SOUS CLAUDE. 127
gérées de tendresse que contient la pièce de V Antho-
logie.
Cet orateur au(iuel les exilés envoient des supplica-
tions si ardentes semble, par sa douceur et la modéra-
tion de son caractère, occuper une place à part dans
cette époque d'éloquence armée et de paroles sanglan-
tes. Il avait épousé en premières noces Domitia, la tante
maternelle de Néron, dont l'avarice était proverbiale à
Rome. Elle intenta un procès en réclamation d'argent
à son frère Domitius Ahenobarbus, et Passienus dut
soutenir sa cause. Il trouvait indigne de sa femme et de
son beau-frère, également riches, une contestation de ce
genre, et laissa échapper un mot qui indiquait son regret.
Dans sa péroraison, il s'étendit longuement sur les liens
de parenté qui unissaient les deux plaideurs, sur la for-
tune dont ils étaient, tous les deux, abondamment pour-
vus, et ajouta, non sans une tristesse mélancolique :
« Rien ne vous manque moins que ce qui cause vos
débats* ». Vain reproche, peu fait pour arrêter Domi-
tia, s'il faut en croire le mot cruel de l'avocat Junius
Bassus. Comme Domitia se plaignait que celui-ci, en
l'accusant d'avarice, avait allégué qu'elle avait cou-
tume de vendre ses vieux souliers. « Vendre ! non, ré-
pondit Bassus, je n'ai jamais dit cela : J'ai dit que tu
avais coutume d'en acheter de vieux - ! » C'était subs-
tituer à son premier trait une satire plus mordante
encore.
Sénèque le Philosophe va même jusqu'à faire de
Crispus Passienus un moraliste. « Crispus Passienus,
dit-il, de tous les hommes que j'ai connus, le plus ingé-
1. Quintilien, VI, I, 50.
2. Ici., VI, 3, 74.
128 CHAPITRE XVI.
nieux en toutes choses, et surtout à enseigner les carac-
tères et les remèdes des vices, répétait souvent ([uc de-
vant l'adulation notre porte n'est jamais barricadée,
mais seulement fermée, comme on la ferme devant une
maîtresse. Si cette maîtresse vient à l'ouvrir, elle est ai-
mable, et, si elle la brise, adorable' ». L'idée est ingé-
nieuse et finement exprimée. « Il y a, disait encore Pas-
sienus, des hommes dont j'aime mieux le discernement
que les bienfaits. Il y en a d'autres dont j'aime mieux
les bienfaits que le discernement. Par exemple, j'aime
mieux le discernement du divin Auguste, j'aime mieux
les bienfaits de Claude ^. » Sénèque commence par dé-
sapprouver la distinction faite par Passienus. « Pour
moi, dit-il, je ne pense pas qu'on doive désirer le bien-
fait d'un homme dont on méprise le discernement. »
Mais l'auteur de l'apothéose satirique de Claude se
rappelle à temps qu'il a, lui aussi, accepté les bienfaits
du ridicule empereur. Il se hâte donc d'ajouter : « Fal-
lait-il donc refuser ce que donnait Claude? Non, mais il
fallait le recevoir comme on reçoit de la Fortune, que
l'on sait pouvoir, au moment même, se tourner contre
nous. » Nul doute que Passienus n'ait accepté les bien-
faits de Claude dans les sentiments que demande Sénè-
que.
Ce moraliste judicieux et indulgent était parfois pro-
fond et avait de ces mots qui emportent la pièce, témoin
celui qu'il prononça contre Caligula, et c|ue Tacite,
n'eût point désavoué. L'auteur des Annales trace le
portrait de Caligula sous le règne de Tibère; il oppose
à la cruauté que montra plus tard le jeune prince l'hy-
1. Questions naturelles, IV, préface.
2. Sénèque, Des bienfaits, I, 15.
L'ÉLOQUENCE A ROME SOUS CLAUDE. 129
pocrisie avec laquelle il s'appliqua à flatter Tibère, le
persécuteur de sa famille : « De là, ajoute-t-il, le mot si
heureux et si célèbre de l'orateur Passienus : qu'il n'y
eut jamais un meilleur esclave ni un plus méchant
maître •. » Le mot est vrai, et indique une juste connais-
sance de la nature humaine. Montesquieu ne dédaigne
pas de s'en emparer et de le commenter. « Ces deux cho-
ses sont assez liées, dit-il, car la même disposition ([ui
fait qu'on a été vivement frappé de la puissance illimitée
de celui qui commande, fait qu'on ne l'est pas moins,
lorsque l'on vient à commander soi-même ^ »
Cependant, on n'appartient pas impunément à une
époque où le délire semble s'emparer de toutes les
âmes, et où la folie s'assoit sur le trône. Passienus, le
sage, partageait la maladie commune ; il avait, du
moins, une manie qu'il poussait jusqu'à l'extravagance.
Il aimait passionnément, non les arbres, mais un arbre
qui se trouvait près de Tusculum, sur une colline nommée
Corne, dans un bois de hêtres magnifiques consacré à
Diane. Était-ce une imitation de l'orateur Hortensius
auquel Cicéron reproche la même manie? Était-ce un
jeu, ou un véritable travers? Il n'en était pas moins
étrange de voir ce respectable personnage, cet orateur
célèbre, deux fois consul, baiser ce hêtre au feuil-
lage touffu, l'embrasser, se coucher à son ombrage et
l'arroser avec du vin^ Mais la folie la plus grave que
commit Passienus fut d'épouser Agrippine, la mère de
Néron, et, après l'avoir épousée, de l'instituer son hé-
ritière. Agrippine l'empoisonna pour s'assurer son hé-
1. Annales^ YI, 20; voir plus haut le chapitre sur Caligida,
1. Grandeur et décadence des Romains, chap» xv.
3. Pline, Hist. nat., XVI, 91.
n. —9
130 CHAPITRE XVI
ritage. Suétone ne reproche pas à la mère de Néron
d'avoir commis ce crime, mais saint Jérôme l'en accuse
d'une manière formelle'. On ne prête, il est vrai, qu'aux
riche, dit le proverbe, et Agrippine est riche en crimes
de ce genre.
JuLius Afbicanus est aussi un orateur dont on ne con-
naît guère que le nom. Quoique aucun de ses discours
n'ait survécu, il mérite au moins d'être mentionné à
cause de l'estime particulière où les anciens tenaient son
éloquence. Quintilien n'hésitait pas à le placer à côté de
Domitius Afer, et au-dessus de tous les orateurs qu'il
avait connus. Il faisait toutefois quelques réserves. Il
lui trouvait plus de mouvement qu'à Domitius Afer,
mais aussi trop de recherche dans le choix des mots, des
longueurs, et il blâmait en lui l'emploi exagéré des mé-
taphores ^ Ces défauts avaient frappé d'autres esprits
judicieux.
Le soin excessif que Julius Africanus donnait à son
style, son amour pour les métaphores impatientaient
même ceux qui admiraient le plus son talent. Un mot
ingénieux de l'orateur Crispus Passienus rend parfaite-
ment cette impression. Un jour qu'il venait d'entendre
Africanus, il s'écria : « Bien, par Hercule! bien! mais
pourquoi si bien'''? » On ne pouvait mieux critiquer la
recherche minutieuse de l'élégance des mots et des pen-
sées, que cet orateur semble avoir affectionnée. Les déli-
cats seuls, il est vrai, avaient ces scrupules lorsqu'ils
l'entendaient. Quant à la foule, elle l'admirait de con-
1. Suétone, Néron, 6; saint Jérôme, Chronique d'Eusebe.
2. Quintilien, X, \, 118; XII, 10, 11.
3. Pline le Jeune, VII, 0.
L'ÉLOQUENCE A ROME SOUS CLAUDE. 13i
fiance et prononçait, à propos de lui, les noms de Cicé-
ron et d'Asinius. Aussi, dans le Dialogue sur les orateurs,
le partisan des modernes, Aper, oppose-t-il les discours
d'Africanus à l'interlocuteur qui ne veut pas admettre
avec lui les progrès et l'éclat de la nouvelle éloquence '.
Ce jugement, si excessif qu'il puisse paraître, fait re-
gretter néanmoins que rien n'ait été conservé de cette
parole tant vantée.
Le père de Julius Africanus, né en Gaule, dans la Sain-
tonge, avait compté parmi les amis de Séjan. Il fut enve-
loppé dans la ruine de l'ancien favori de Tibère -. L'ora-
teur, son fils, était Gaulois comme lui. Il habitait son pays
natal, ou du moins, il était chargé d'en défendre les in-
térêts à Rome, et d'en appuyer les députations auprès
de l'empereur. C'est à ce titre qu'il eut à remplir une
mission délicate à la cour. Après la mort d'Agrippine,
Néron, comme on sait, aussitôt son forfait commis,
avait envoyé au sénat une lettre écrite par Sénèque, où
il accusait sa mère d'avoir cherché à le faire périr. Il y
disait entre autres choses : « Je suis sauvé, mais je ne
le puis croire encore, ni m'en réjouira » Des députa-
tions empressées, accoururent immédiatement des pro-
vinces pour le rassurer sur ses remords et sur ses scru-
pules. Julius Africanus était à la tête de la députation
des Gaules. Il prononça, à cette occasion, un discours
qui, heureusement pour sa mémoire, n'a point survécu.
Un trait seul en a été conservé par Quintilien. Africa-
nus y faisait allusion au mot de la lettre de Néron que
nous avons cité plus haut : « Vos provinces des Gaules
1. Dialogue sur les orateurs, 15.
2. Annales, VI, 7.
3. Quintilien, VIII, 5, 18.
132 CHAPITRE XVI.
dit-il, vous supplient, César, de supporter votre bonheur
avec résignation^. » Était-ce une épigramme à peine dis-
simulée? Il vaudrait mieux le croire pour l'honneur
d'Africanus. Malheureusement, il est à penser qu'il y a
à un de ces traits inattendus, que l'orateur atfection-
nait. Africanus a parlé sérieusement, et c'est sérieuse-
ment que Quintilien cite son mot parmi les exemples de
pensées nouvelles.
1. Quintilien, YIII, 5, 15.
CHAPITRE XVII
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGNE DE NÉRON.
Néron orateur. — L'inscription d'Acraephiae en Béotie. — Dis-
cours aux jeux Isthmiques. — Néron poète. — Les délateurs :
Cossutianus Capito, Gaius Eprius Marcellus.
^ le nom de Néron peut figurer dans une histoire de
l'éloquence romaine, ce n'est pas qu'il ait montré de
grandes aptitudes pour l'art de la parole. Il a été mé-
diocre orateur, de même qu'il a été mauvais poète et
mauvais musicien. Mais comme ses prédécesseurs, il a
eu le goût des arts et des lettres, et, en qualité d'empe-
reur, il a eu à prononcer des discours officiels dont il a
été quelquefois l'auteur, et dont il a eu la responsa-
bilité. Fils de Domitius Ahenobarbus et d'Agrippine,
la fille de Germanicus, il perdit son père de bonne
heure. Plus tard, Caligula exila Agrippine et confisqua
les biens de la famille. Le jeune Néron, réduit presque
à l'indigence, fut alors recueilli par sa tante maternelle
Lepida. Mais il ne paraît pas que sa première éducation
ait été fort soignée. Il n'avait d'autres maîtres qu'un
danseur et un barbier'. Après la mort de Caligula, il
1, Suétone, Néron, 6.
134 CHAPITRE XVII.
recouvra ses biens paternels, et lorsque Agrippine, re-
venue de l'exil, épousa Crispus Passienus, il put rece-
voir les conseils de son beau-père, le meilleur avocat
de son temps. Il eut ensuite pour maître Sénèque le Phi-
losophe, qu'Âgrippine, comme on l'a vu, s'empressa
de rappeler de la Corse et d'attacher à sa personne.
Un enseignement, si excellent qu'il soit, ne peut sup-
pléer à l'œuvre de la nature. Là où le foîids manque,
l'éducation perd ses droits. Malgré le mot fameux qu'il
prononça au moment de se donner la mort, qualis artifex
pereo! Néron n'était pas un artiste. Il n'avait que des as-
pirations vagues, mobiles, capricieuses, pour les arts et
pour les lettres. Il aimait à graver, à peindre, à faire
des vers, à chanter'. Il y réussissait un peu, mais ne
dépassait pas les bornes d'une honnête médiocrité, Il
n'avait qu'un talent d'amateur. On ne peut pas même
dire de lui avec Racine :
Il excelle à conduire un char dans la carrière.
En efTet, sa passion pour les chevaux n'était pas tou-
jours heureuse. Aux jeux Olympiques il voulut conduire
un char de dix chevaux, il ne put y parvenir, et fut plu-
sieurs fois renversé de son char. 11 n'en obtint pas moins
le prix de la course ^. Il apporta dans l'étude de l'élo-
quence la même médiocrité d'aptitudes. Cependant on
le fit débuter de bonne heure. Il venait d'avoir seize ans
et d'épouser Octavie, quand, pour le faire connaître des
Romains, et l'illustrer par des succès oratoires, on le
chargea de soutenir dans le sénat certaines causes d'ap-
1. Annales, XIII, 3.
2. Suétone, 24.
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGNE DE NÉRON. 13b
parât, où il ne devait rencontrer ni difficultés dans l'ex-
position ni contradicteurs. C'est ainsi qu'il appuya la
requête des habitants d'Ilion, demandant à être exemp-
tés de toute espèce d'impôts, comme bienfaiteurs et
ancêtres du peuple romain. Il fît valoir « dans un bril-
lant discours » l'origine troyenne des Romains, rappela
Énée, pèce des Jules et, par conséquent, de la dynastie
impériale, et énuméra toutes les traditions mythologi-
ques que Virgile a si bien mises en œuvre dans son
Enéide. Il n'eut pas de peine à obtenir gain de cause.
Il prit également en mains la défense de la colonie de Bo-
logne, ruinée par un incendie; elle i^eçut, grâce à son
intervention, un secours de 10 millions de sesterces. 11
porta la parole encore en deux circonstances semblables
pour des villes alliées. Sur sa demande, on rendit la li-
berté aux Rhodiens, qui l'avaient déjà plus d'une fois
recouvrée par leurs services et perdue par leurs sédi-
tions. Enfin la ville d'Apamée, renversée par un trem-
blement de terre, fut dispensée, sur sa demande, de
payer le tribut annuel pendant cinq ans*.
La simplicité de ces causes permet de supposer, sans
qu'il y ait là un grand titre d'honneur, que Néron n'em-
prunta pas l'éloquence de Sénèque pour les soutenir.
Son maître dut, tout au plus, revoir ces harangues. Il
n'en est pas de même des discours que Néron prononça
à son avènement à l'empire. Lejour où Agrippine laissa
percer la nouvelle de la mort de Claude, où Néron en-
touré de soldats choisis fut présenté aux prétoriens, il
n'adressa à l'armée que quelques paroles où il lui pro-
mettait des largesses, mais ces paroles avaient été pré-
1. Annales^ XII, 58.
136 CHAPITRE XVII.
parées et pesées par Agrippine et par Sénèque ^ L'éloge
funèbre de Claude, débité par lui aux obsèques du mal-
heureux prince, était aussi l'œuvre de Sénèque qui l'avait
paré de tous les ornements de son éloquence. On écouta
avec faveur la moitié de la harangue, où l'orateur rap-
pelait l'illustration de la gens Claudia et louait les con-
naissances littéraires du pauvre Claude. Mais on ne put
s'empêcher de rire, quand on entendit Néron vanter la
sagesse et la prévoyance d'un prince, qui avait déshé-
rité son fils pour lui substituer le descendant des
Domitius. Le public remarqua aussi avec malice
que, le premier des Césars, Néron avait recouru à une
main étrangère pour composer une oraison funèbre, et
l'on ne manqua pas de lui opposer l'exemple de ses
prédécesseurs ^
C'est à Sénèque encore qu'il faut attribuer l'honneur
du discours solennel que Néron prononça au sénat pour
lui notifier son avènement, et pour tracer le tableau flat-
teur et peu fidèle de sa future administration. Cependant
Tacite, qui résume la harangue, ne prononce pas le nom
du philosophe. « Néron parla d'abord de l'autorité des
sénateurs et de l'assentiment des soldats; il rappela les
conseils et les exemples qui l'aideraient à exercer digne-
ment le pouvoir: « Ma jeunesse, disait-il, n'a été com-
« promise ni par les guerres civiles, ni par des discordes
« domestiques; je n'apporte ni haine, ni ressentiment, ni
« désir de vengeance ». 11 traça ensuite le plan de son
gouvernement, en protestant surtout contre certains
actes de Claude, dont le souvenir était encore récent :
« Je ne me ferai point, ajouta-t-il, le juge de tous les
1. Aji?ïales, \ll, 69.
2. Ibid, XIII. 3.
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGNE DE NÉRON. 137
« débats, je n'enfermerai point dans mon palais les ac-
« cusateurs et les accusés, de manière à laisser grandir
« lïnfluence de quelques hommes (allusion au procès
« d'Asiaticus et à la conduite de Suilius). Ma demeure
« sera inaccessible à la vénalité et à l'ambition : elle
« sera distincte de l'État. Le sénat gardera ses anciennes
« fonctions. L'Italie et les provinces du peuple relè-
« veront du tribunal des consuls, et ceux-ci leur per-
« mettront de se présenter devant le sénat. Quant à
« moi, je veillerai sur les armées qui me sont con-
« fiées ^ »
Malgré le silence de Tacite, c'est Sénèque qui doit
être le principal auteur de ce programme séduisant.
C'est encore à lui qu'on doit attribuer, en grande partie,
les harangues offlcielles, où Néron fait étalage de ces ver-
tus « qui rappellent Auguste vieillissant ». Le public ne
s'y trompe pas. Sa malice y voit clair. En vain les dis-
cours sont accueillis par les applaudissements du sénat
et gravés en lettres d'or : « Voilà encore Sénèque, dit-on,
qui veut montrer la sagesse de ses leçons, ou faire éta-
lage de son talent^ ». Tout autre, en efTet, était le style
de Néron. On le vit bien dans Védit par lequel il s'excusa
devant le peuple d'avoir fait achever à la hâte les obsè-
ques de Britannicus. « C'est, portait l'édit, la coutume
de nos ancêtres de soustraire aux regards les funérailles
de ceux qui meurent d'une manière prématurée, pour
ne pas en prolonger l'amertume par une pompe et des
éloges funèbres. Quant à moi, privé de l'appui d'un frère,
je place toutes mes espérances dans la République. Le
sénat et le peuple doivent donc entourer d'autant plus
1 . Annales, XIII, 4.
2. Ibid., XIII, 11.
138 CHAPITRE XVII.
de leur bienveillance, un prince qui reste seul d'une
famille née pour le rang suprême '. »
Il est fâcheux pour la mémoire de Sénèque qu'on ne
puisse pas même laisser à Néron le triste honneur d'avoir
composé la lettre où il annonçait au sénat la mort de sa
mère, et où il accusait Agrippine d'avoir voulu l'assas-
siner. Mais le témoignage de l'antiquité est formel. Soit
remords, soit incapacité, Néron eut recours à la main
de son ministre, et celui-ci laissa échapper l'occasion
d'un refus indigné et d'une mort honorable. C'est dans
d'autres circonstances que Néron s'exerçait à l'éloquence
et composait des discours. Ainsi, après avoir fait périr
Poppée par ses violences, il ne craignit pas de pronon-
cer son éloge funèbre du haut de la tribune. Le pané-
gyrique, il est vrai, fut digne de l'auteur et de celle qui
en était l'objet. « Néron loua la beauté de ses traits, la
divinité de l'enfant dont elle avait été mère, et les autres
dons de la fortune, ses uniques vertus, » ajoute Tacite 2.
Est-ce le succès que le discours de Néron obtint auprès
des flatteurs qui l'encouragea? Est-ce le désir de con-
quérir toutes les gloires? Néron ayant, par l'habitude
des crimes, perdu sa timidité première, prit plus sou-
vent la parole en public. Il déclama fréquemment devant
de nombreux auditoires ^ Use fit proclamer vainqueur
aux concours d'éloquence des jeux Quinquennaux
établis par lui en l'an 59 '*. 11 acquit ainsi, par ces exer-
cices, une certaine facilité qu'il retrouva encore au
moment suprême, lorsque, caché près de Rome, il se
1. Annales, XIII, 17.
2.1fjid., XIV, IG.
3. Suétone, 10.
4. Annales, Xl\, 21.
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGNE DE NÉRON. 139
demandait s'il allait fuir en Egypte, ou s'il allait se pré-
senter à la tril)une et adresser au peuple d'instantes
supplications. Il se hâta de jeter sur ses tablettes, où on
le retrouva après sa mort, le discours qu'il comptait
prononcer. Il ne donna pas suite à ce dessein, per-
suadé, non sans raison, qu'avant de parvenir jusqu'au
forum, il serait mis en pièces par la multitude irritée '.
Il est fâcheux qu'un Aulu-Gelle quelconque, à défaut
de Suétone, ne nous ait pas conservé cette harangue, le
seul discours en latin que peut-être Néron ait composé
sans avoir recours à une aide étrangère.
Il ne resterait donc aucun monument authentique de
Néron sans un hasard heureux qui a fait retrouver ré-
cemment en Grèce, à un archéologue français, le texte
officiel et complet du discours que Néron prononça en
grec aux jeux Isthmiques, quand ilrendit lalibertéàtoute
la Grèce ^ C'est en Béotie,à Karditza, l'ancienne Acrae-
phiae, que M. Holleaux a découvert en 1888 la harangue
de Néron, gravée sur une stèle de marbre qui est encastré
lui-même dans la muraille de la vieille église de Saint-
Georges. On sait l'étrange voyage que Néron fît à travers
la Grèce, deux ans avant sa chute, avec une armée de
soldats et une armée non moins nombreuse d'histrions.
On eût dit la marche triomphale de Dionysos, revenant
des Indes avec ses troupes de Bacchantes et de Satyres
avinés. Accueilli par les flatteries intéressées des habi-
tants, il parcourut la Grèce, remportant la victoire dans
tous les concours de musique, et recevant dix-huit cents
couronnes, tandis que, par son ordre, on célébrait au-
tant de sacrifices dans tout l'empire . Aussi déclarait-il que
1. Suétone, 47.
2. Id., 24.
140 CHAPITRE XYII.
« seuls les Grecs savaient écouter et que seuls ils étaient
dignes de l'apprécier ' ».
Comme il aimait tout ce qui avait l'air grandiose,
on lui conseilla de s'illustrer en perçant l'isthme de
Corinthe ; il fit commencer aussitôt les travaux et
donna lui-même le premier coup de pioche. Bien qu'il
ne fût pas entré à Lacédémone à cause des lois de
Lycurgue qu'il prétendit respecter, ni à Athènes, à
cause des mystères d'Eleusis et des Erynnies que le
souvenir de sa mère assassinée lui faisait redouter, il
voulut témoigner sa reconnaissance à la population
grecque, en l'affranchissant du tribut, et en lui rendant
sa liberté. Cette solennité et le souvenir de Flamininus
flattaient sa vanité. Flamininus avait emprunté la voix
d'un héraut pour annoncer sa proclamation. Néron, qui
avait toujours aimé à déclamer en grec, qui avait plaidé
en grec devant l'empereur Claude pour les Troyens et
pour les Rhodiens-, ne pouvait souhaiter une occasion
plus éclatante pour faire entendre de tous sa belle voix,
et il prononça lui-même son discours.
C'est ce discours et la convocation qui le précède
que nous a rendus l'inscription découverte par M. Hol-
leaux à Karditza^
« L'empereur César dit : « Voulant remercier la très
noble Hellade de son affection et de sa piété envers
moi, j'invite les habitants de cette province à venir, en
aussi grand nombre que possible, à Corinthe le qua-
trième jour avant les kalendes de décembre*. »
1. Suétone, 22.
2. Id., 7.
3. Voyez à l'Appendice le texte de l'inscription.
4. Le 28 novembre de l'année 66 ou plutôt G7. L'indécision sur la
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGNE DE NÉRON. Ul
« La multitude s'étant réunie, l'empereur prononça
dans rassemblée les paroles suivantes :
« Vous ne pouviez vous attendre, Hellènes, encore
que de ma bonté magnanime il n'est rien qu'on ne doive
espérer, à la faveur que je vous fais, faveur si grande
que vous n'auriez pas osé la demander. Vous tous, Hel-
lènes, qui habitez l'Achaïe et la contrée appelée jusqu'ici
Péloponnèse, recevez la liberté exempte de tout tribut,
que même dans les temps les plus heureux vous ne pos-
sédiez pas tous, car vous étiez asservis aux étrangers
ou bien les uns aux autres.
« Que n'ai-je donc pu, aux temps où l'Hellade était
florissante, accorder cette faveur, afin qu'un plus grand
nombre jouît de mon bienfait ; aussi je reproche au temps
d'en avoir, d'avance, amoindri la grandeur. Et mainte-
nant, ce n'est pas par compassion mais par affection que
je vous donne ce bienfait. Je remercie aussi vos dieux
dont, sur terre et sur mer, j'ai éprouvé la protection
constante, je les remercie de m'avoir fourni les moyens
de vous accorder un si grand bienfait. En effet, d'au-
tres chefs, eux aussi, ont rendu la liberté à des villes,
Néron seul l'a rendue à la province tout entière. »
A la suite du discours est gravé un long décret par
lequel, sur la proposition d'Épaminondas, fils d'Épami-
nondas, grand prêtre perpétuel des Augustes et de Néron
Claudius César Auguste, la ville d'Acraephiae recon-
naissante, décide d'élever un autel à Néron, et de l'asso-
cier aux dieux de la cité avec cette dédicace : « A Néron
Zeus, libérateur, à toute éternité ». Il est probable qu'on
date de l'année provient de l'insuffisance des monuments liisto-
riques à cette époque, et du caprice de Néron, qui avait déplacé à
sa convenance la célébration des jeux Olympiques.
142 CHAPITRE XVII.
rendit à Néron les mêmes honneurs dans toutes les villes
de la Grèce.
Malgré sa brièveté, le discours de Néron est caracté-
ristique. On y voit s"étalcr, à tous les mots, cette vanité
enfantine et impudente qui signale chacun de ses actes.
Il convient de relever quelques expressions outrecui-
dantes comme celle-ci : « encore que de ma bonté ma-
gnanime il n'est rien qu'on ne doive espérer ». Quelle pa-
role inattendue dans la bouche de l'auteur de tant de
crimes ! Plus loin, il veut plaire aux Grecs, et il les blesse
en répétant le mot « mon bienfait » et, en rappelant
qu'ils ont toujours été esclaves, £oou)a65aT£, tantôt des
étrangers, tantôt les uns des autres. Est-il rien de plus
bizarre que le regret qu'il éprouve de n'avoir pas pu
rendre ce décret, lorsque la Grèce était plus peuplée
et dans toute sa fleur; que ce dépit contre le temps ja-
loux de sa gloire, sans s'apercevoir qu'à l'époque de sa
grandeur et de sa prospérité, la Grèce n'aurait pas été
asservie à l'empire romain, et n'aurait pas eu besoin de
ses faveurs ? Quelle satisfaction d'amour-propre puéril
brille dans le certificat qu'à la fois il se décerne à lui-
même en se comparant aux autres « chefs (?), YjYsao'vsi; »,
qui ont rendu la liberté à des villes isolées, tandis que
Néron l'a rendue à la province tout entière ! Les mots
grecs, eux-mêmes, bien que les phrases soient claires,
sont maniérés et manquent de justesse et de précision.
Sans vouloir rien exagérer, ni tirer d'un discours aussi
bref des conclusions excessives, on peut dire que Néron
se peint dans sa proclamation, et que si le style c'est
l'homme, on est en droit de le déclarer aussi pauvre
orateur que triste prince !
Néron peut prétendre avec plus de raison au titre de
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGNE DE NÉRON. 143
poète. Cependant sa faible muse, presque aussi impuis-
sante que son éloquence, a souvent recours à l'aide des
poètes qu'il tenait à ses gages. Tacite Icmontre s'entou-
rant de jeunes gens qui avaient quelque talent pour les
vers. Leur tâche était de relier ensemble et de termi-
ner les morceaux qu'il avait commencés ou qu'il im-
provisait, de remplir les mesures imparfaites, en con-
servant, par-dessus tout, les inspirations bonnes ou
mauvaises du poète impérial. « De là, dit-il, le style de
ces poésies sans verve et sans couleur, qui ne semblent
pas provenir d'une même source ' ».
Le procédé de Néron est celui du cardinal de Riche-
lieu auquel on n'a pas contesté le nom de mauvais
poète. Néron peut prétendre au même honneur. Si
faibles qu'aient été ses poésies, si restreintes qu'ait été,
plus d'une fois, la part qu'il y a prise, il a fait et écrit
des vers. Suétone prétend même qu'il les composait
avec plaisir et facilité, et que les œuvres, publiées
sous son nom, sont réellement les siennes. Le chroni-
queur attitré de la cour impériale a tenu dans ses mains
des tablettes, des feuilles contenant quelques-uns de
ses vers les plus connus, où les ratures, les surcharges
et les interlignes témoignaient du travail solitaire et
personnel de l'auteur^. Les jeunes collaborateurs du
prince parmi lesquels se trouvaient, entre autres,
Lucain et Nerva, le futur empereur, mettaient la der-
nière main à ces ébauches. C'est peut-être à leur par-
ticipation que sont dues les deux tragédies, VOreste et
VAntigone, dont Néron jouait les rôles de préférence,
1. Annales, XIV, 16.
2. Suétone, 52.
144 CHAPITRE XVII.
et qu'on lui attribue quelquefois d'après un texte de
Philostrate *.
De toutes ces pièces de vers lues chez lui, ou en public
sur la scène, accueillies avec les applaudissements que
Ton sait, reproduites en lettres d'or et conservées dans
le temple de Jupiter Capitolin, la plus célèbre est le
poème intitulé tx Tpcoïy.k, Poèmes Troyens. C'est un épi-
sode de ce poème, la Piise d'Ilion "AXwct; 'I/.-'oj, que
« rendu joyeux, suivant son expression, par la beauté
de la flamme », il récitait du haut de la tour de Mécène
pendant que l'incendie dévorait Rome ^. C'est encore en
s'accompagnant de sa lyre qu'il répétait le poème d'Atys
et les Bacchantes, dont on lui attribue la composition ^.
LcL tradition commune veut voir, avec plus de complai-
sance peut-être que de justesse, quatre vers de ce poème
dans la satire où Perse critique les poètes de son temps.
« Voulez-vous voir, ditle satirique, de cesvers moelleux
qu'on savoure en dandinant latête? Écoutez : «La corne
« des Bacchantes retentit de rauques hurlements. Et la
« Bassaride qui veut trancher la tète au jeune et orgueil*
« leux taureau, et la Ménade qui va guider ses lynx avec
« des guirlandes, appellentmillefoisÉvios 1 l'échorépète
« après elles Évios ! » Entendrait-on, continue le poète,
pareille chose, s'il survivait en nous uneveine, une fibre
de nos père? Ces mots sans vigueur flottent au bord des
lèvres ; Atys et la Ménade sont noyés dans la salive :
rien qui sente le pupitre creusé ou les ongles rongés *. »
1. Philostrate, Vie cT Apollonius de Ti/ane, IV, 39.
2. Suétone, 10; 38; Dion Cassius, LXII, 29; Anna'es, XV, 39.
3. Dion Cassius, LXI, 20 ; £xi6af;wcr;o£ te "Amv Ttvà r^ Bâ/.y.a;.
4. Perse, Satires, i, 99. Voici les quatre vers attribués à Néron '•
Torva Mimalloneis implerunl cornua bombis ;
Et raptum vilulo caput ablalura superbo
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGNE DE NÉRON. 14o
Non seulement la conformité de ce sujet avec celui
que Dion Cassius attribue à Néron, mais encore les cri-
tiques du satirique sur la mollesse et sur la fadeur des
quatre vers cités, paraissent justifier l'allégation du
Scoliaste et des commentateurs. La poésie de Néron
semble, au jugement des anciens, avoir présenté les ca-
ractères que Perse flétrit ici avec tant d'énergie. Ses vers
étaient faibles, d'une harmonie et d'une élégance efTé-
minées. Ils n'indiquaient ni travail ni énergie. Ils
n'avaient rien dans le fond ni danslaforme. Cette fadeur
est si sensible qu'elle se trahit même dans le seul vers
authentique de Néron qui ait été conservé, et qui se
trouve dans Sénéque. Le philosophe parle de l'éclat que
présentent les plumes des oiseaux, quand ils s'agitent,
et cite à l'appui de sa théorie le vers « si élégant » de
Vempereur Néron :
Colla Cytheviacae splendent ar/itnta columbae.
« Chaque mouvement de la colombe de Cythère fait on-
duler les nuances de son cou *. » N'en déplaise au phi-
losophe, le vers a beau être facile et élégant, rien ne se-
rait plus fastidieux qu'une pièce offrant, dans tout son
développement, les mêmes caractères. Quant à l'objec-
tion que Perse n'aurait pas osé critiquer les vers de l'em-
pereur, il suffira de dire que, de l'aveu de Suétone, Néron
Bassaris, etbjncem Maenas flexuva corymbis
Evion ingeminat. Repavabilis assoirai Echo.
Rappelons, pour aider à comprendre les vers de Néron, qu'éga-
rées par Dionysos, ^gyale et les Ménades poursuivaient Penthée
ou Atys, et que la mère coupa la tète à son 111s, le prenant pour
un jeune taureau.
1. Questions naturelles, l, 5.
a — 10
146 CHAPITRE XVII.
soufTrit patiemment les critiques les plus insolentes, et,
que, par prudence, Perse après avoir écrit : « Le roi Midas
a des oreilles d'àne », changea deux mots, sur le conseil
de Cornutus, et se borna à demander : « Qui n'a pas des
oreilles d'àne^ ? »
Parmi les poèmes composés par Néron, on cite encore
un petit poème satirique, le Borgne^ dirigé contre Clodius
Pollion, ancien préteur-, et une pièce de vers fort cruelle
contre le sénateur Âfranius Quinctianus-*. Dans cette
dernière satire, ?yéron, dont les mœurs étaient si épou-
vantables, attaquait avec verve les mœurs infâmes
d'Âfranius. C'était sans doute la pleine connaissance de
son sujet qui avait inspiré sa muse, plus énergique ce
jour-là que d'habitude, si Ton s'en rapporte aux expres-
sions de Tacite et à l'assertion du Scoliaste. D'après ce
dernier, c'est à Néron que Juvénal pensailen écrivant ce
vers : « Plus mordant qu'un débauché qui écrit une sa-
tire ^». Afranius Quinctianus, pour se venger, entra dans
la conspiration ourdie contre Néron, au moment où ce
prince, jaloux du succès de YOrphée composé par Lu-
cain, interdisait au poète de faire désormais des vers,
et le décidait ainsi à s'associer à la conjuration dePison.
Si Ton peut croire Néron Tauteur d'un poème, le
Succin, en l'honneur de Poppée ^ ; s'il fît un chant sur
la chute inofTensive du théâtre de Naples qui s'écroula,
après la sortie des spectateurs, sans blesser personne ^,
1. Perse, I, 122; Aurirulas asuii quis non habet? Au lieu de
Mida rex habet.
2. Suétone, Domitien, 1.
3. Annales, XV, 49.
4. IbicL, XV, 49 ; Juvénal, IV, lOG.
5. Pline, Hist. nat., XXXVIII, 3,
6. Annales, XV, 34.
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGNE DE NÉRON. 147
il n'y a pas lieu de lui attribuer la composition de ri/j/wwe
cV AmpJillrile et de Neptune, ni les couplets en Thonneur
de Mélicerte et de Leucothoé, qu'il chantait, en com-
mençant avec un hoyau d'or les travaux du percement
de l'isthme de Corinthe '. Les expressions de Lucien
n'indiquent pas qu'il en soit l'auteur. Il paraît mieux
prouvé qu'il conçut, s'il ne commença pas à l'exécuter,
un projet poétique vraiment singulier. 11 voulut mettre
en vers l'histoire romaine, non pas en madrigaux^
comme le Mascarille des Précieuses ridicules^ mais en
vers héroïques. Avant d'en avoir écrit un seul, il s'occu-
pait de décider en combien de livres il composerait son
œuvre ; il consultait tout le monde, même en dehors de
sa société ordinaire. Il prit, entre autres avis, celui de
Cornutus, l'un des hommes les plus savants de l'époque.
Celui-ci répondit avec beaucoup de sincérité à la ques-
tion de >'éron : il faillit lui en coûter la vie. Un poème
embrassant tant de siècles et tant d'événements devait
avoir quatre cents livres, c'était, du moins, l'opinion de
l'empereur. « C'est beaucoup, dit Cornutus, personne
ne lira autant de livres. — Mais ton Chrysippe, reprit
alors un flatteur, celui que tu prônes et que tu imites,
en a écrit bien davantage. — Il est vrai, répliqua Cor-
nutus avec impatience, mais ses écrits étaient utiles
au genre humain ». La réponse n'était pas d'un courti-
san. Néron, blessé dans son amour-propre, voulut faire
périr Cornutus ; après réflexion, il se contenta de le
reléguer dans une île-.
Ainsi, à mesure que Néron avance en âge, sa manie
poétique tourne à la frénésie. Enivré par les applaudis-
1. Lucien, Néron ou le percement de l'Isthme, 2.
?. Dion Cassius, LXII, 39,
148 CHAPITRE XVII.
sements qu'on ne lui ménage point, il se croit le plus
grand poète de Tunivers, et tout lui devient un sujet à
exercer sa muse, la chevelure dePoppée, l'écroulement
d'un amphithéâtre, les débauches d'un sénateur, l'his-
toire romaine, tout lui paraît une
Admirable matière à mettre en vers latins.
Les derniers mois de sa vie en sont la preuve. Au mi-
lieu des préoccupations les plus terribles, quand il sent
son pouvoir chanceler, quand les rênes de l'empire échap-
pent à ses faibles mains, il cherche partout des sujets
pour sa muse, il fait des vers sur les événements qui le
menacent, et il lance des satires contre ses adversaires.
Parmi les nouvelles contradictoires qui circulent sur
les révoltes des provinces, quelques bruits favorables
à sa cause se répandent dans Rome. Aussitôt il oublie
le soulèvement de Galba et des Espagnols, il donne un
festin somptueux, et il récite, en les accompagnant de
gestes bouffons, des vers satiriques contre les chefs de
l'insurrection, et il les publie *. Ce n'est pas assez. Le
succès inattendu qu'il apprend peut l'avoir aveuglé. Il
fait plus. Il conçoit le projet d'aller se présenter en sup-
pliant aux armées révoltées: il est sûr de les toucher par
ses accents. Déjà il parle de revenir à leur tête en en-
tonnant un chant de triomphe Fpinicia, et il demande
ses tablettes pour le composer d'avance '. Un pareil
trait d'aberration mentale se passe de tout commentaire.
Néron tombe enfin. Sa mémoire, son souvenir sont
proscrits. Justice est faite du frère empoisonneur, du
parricide, du meurtrier de tant de victimes nobles et
1. Suétone, Néron, 45. • -
2. Ifnd. , 43
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGNE DE NÉRON. 149
innocentes. Mais il aurait manqué quelque chose à la
vindicte publique, si l'on avait épargné le poète. Un
poète contemporain s'en chargea. Un des interlocuteurs
du Dialogue sur les orateurs, Maternus, rappelle que sa
gloire commença « le jour où dans son Néron (poème
ou tragédie ?) il fit justice d'une puissance abhorrée et
qui avait osé profaner le culte sacré des Muses ' ! »
Nous avons franchi peut-être les bornes de ces études
consacrées à l'histoire de l'éloquence sous l'empire, en
relevant les souvenirs qui ont survécu des essais poé-
tiques de Néron. Nous ne dirons donc rien de son talent
le plus cher, de sa passion pour le chant, de son goût
pour les représentations théâtrales. Cette frénésie de pa-
raître sur le théâtre pour y jouer les rôles de femme,
avec un masque figurant le visage de Poppée, ou des
rôles d'homme, tels qviOreste meurtrier de sa mère /cho-
quait au plus haut point les usages romains. Aussi les
historiens, même Tacite, abondent-ils en détails carac-
téristiques sur ces représentations, où Sénèque et Burrhus
étaient obligés de donner le signal des applaudissements,
et surtout sur ces concours de chant et de musique où
Néron s'astreignait à tous les usages, s'imposait toutes
les fatigues, cabalait contre ses rivaux, pour qu'on ne
lui enlevât pas une couronne qu'il obtenait toujours ^
On peut se reporter à leurs écrits. 11 suffira de dire,
si l'on est curieux de tels détails, que ce triomphateur
de tous les concours de musique et de chant qui eurent
lieu sous son règne, n'avait encore qu'un talent médiocre.
« Sa voix grêle manquait de clarté et d'étendue, en sorte
1. Tacite, Dialogue sur les orateurs, 11.
2. Suétone, 13, 21, 23; Dion Cassius, LXIII, 9 ; LXI, 20; Annales,
XTV, 15.
1">0 CHAPITRE XVII.
qu'il faisait rire et pleurer à la fois * ». Rire, quand on
l'entendait; pleurer, quand on se rappelait qu'on avait là,
sous ses yeux, le maître de l'univers, l'arbitre absolu de
la vie et de la mort de tant de millions d'hommes!
Si de la Maison d'or où Néron écrit des discours,
compose des poèmes et accorde sa lyre, on redescend
dans Rome, si l'on cherche où est l'éloquence, on ne
trouve plus que cette habileté de parole « avide, san-
glante, née de la corruption et qui sert d'arme meur-
trière », comme la qualifie Tacite^, c'est-à-dire l'élo-
quence des délateurs. Le plus célèbre de ceux qui se
sont si tristement illustrés pendant le règne de Claude,
Publius Suilius, est puni de ses crimes sous le principal
de Néron ; mais le despotisme impérial aboutissait fa-
talement à la délation, et le châtiment de Suilius ne
rend pas ses pareils moins audacieux, ni moins impu-
dents. Le délateur est devenu un instrument de règne.
L'empereur ne peut s'en passer. Grâce à lui, il répand
au loin la terreur. Par lui, il atteint les délits qui ne
tombent sous le coup d'aucune loi déterminée ; par lui,
il évite le scandale des poursuites officielles ; par lui, il
frappe froidement et sûrement ceux qui, sans profé-
rer aucune parole, sans faire aucun geste, l'ofTensent
par la tristesse de leurs regards et la sévérité de leur
attitude. Aussi les récompenses impériales seraient-elles
venues d'elles-mêmes provoquer le zèle des délateurs
si, à la honte de cette époque, une meute, toujours
nombreuse, toujours infatigable, n'avait entouré sans
cesse le prince, attentive à ses moindres gestes, épiant
1. Dion Cassius (Xiphilin), LXI, 20.
%. Dialogue sur les orateurs, 12.
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÉGNE DE NÉRON. Ibl
ses regards, et s'élançant au premier signe sur la proie
désignée. Aussi le sort des délateurs de Tibère punis
sous Caligula n'effraya-t-il pas Suilius ; et, à son
tour, le sort de Suilius ne l'empêcha pas d'avoir des
successeurs.
Le premier qui se présente est Cossutianus Capito. —
C'était un avocat, peu connu de nous avant le règne
de Néron. Il plaidait des causes au barreau et s'y enri-
chissait par les mêmes moyens que Suilius, en vendant
son éloquence tour à tour aux deux parties. Cet orateur
« qui glissait dans l'infamie par une pente naturelle »,
suivant l'énergique expression de Tacite' eût été con-
damné comme concussionnaire avec Suilius et quelques
autres, si le faible Claude eût laissé remettre en vigueur
la loi Cincia. Il échappa pour le moment à la peine
qu'avaient méritée ses crimes. 11 fut envoyé plus tard
en Cilicie en qualité de gouverneur. Il y renouvela les
rapines et les violences de Verres. Mais les temps étaient
changés.
Sous l'empire, les provinces étaient plus sagement
gouvernées que sous la République. Le despostisme, qui
frappait sans pitié à Rome les puissants, avait intérêt
à ménager les provinces et les populations dont les
richesses alimentaient le faste impérial. Les gouverneurs,
mieux surveillés, étaient plus souvent punis quand leur
tyrannie dépassait la mesure. Les Ciliciens poursuivirent
leur gouverneur devant le sénat. Leur député parla en
grec contre son adversaire, et, arrivé à la péroraison, lui
lança un trait dont Quintilien, dans sa jeunesse, admi-
rait l'à-propos. Il le traduit ainsi en latin erubescisCaesa-
1. Annales, XVI, 21,
ioi CHAPITRE XVII.
rem timere, « tu rougis de craindre l'empereur * ». Cossu-
tianus, lassé par la persévérance de ses accusateurs,
renonça enfin à se défendre, et fut condamné d'après la
loi sur la concussio^i. Il fut puni, suivant le jeu de mots
de Juvénal, « pour avoir piraté dans le pays des
pirates ^ ».
Ce procès est de l'année 57. Condamné à l'exil, Capito
y resta quatre années. Il en revint lorsque Tigellin, dont
il était le gendre, eût été nommé préfet du prétoire
après la mort de Burrhus. Il reprit sa place au sénat, et
chercha aussitôt à justifier la grâce qu'il avait obtenue,
par son zèle à dénoncer les ennemis du prince. Il accusa
le préteur Ântistius du crime de lèse-majesté. Celui-ci
aurait lu, suivant lui, des vers injurieux contre Néron
devant de nombreux convives chez Ostorius Scapula.
C'était la première fois qu'on remettait en vigueur la loi
de majesté. On crut même, dans le sénat, que le but du
procès était moins de perdre Antistius que de fournir
à l'empereur l'occasion d'un beau trait de générosité.
Il n'en fut rien. Capito poursuivit Antistius et produisit
de nombreux témoins qui déclaraient avoir entendu les
vers. Le maître de la maison, Ostorius, interrogé,
s'honora en répondant courageusement qu'il n'avait
rien entendu.
On crut de préférence les témoins qui accusaient. Le
consul désigné, Junius Marcellus, opina pour la mort ;
Thrasea pour l'exil, et il amena le sénat à partager son
avis. Avant de rédiger le décret, les consuls demandèrent
l'avis de l'empereur, et celui-ci écrivit, à ce propos, une
1. Quintilien, VI, 1, U.
2. Satires, viii, 92; depuis la guerre des pirates, terminée par
Pompée, les mots Cilicien et pirate étaient devenus synonymes.
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGiNE DE NÉRON. 133
lettre au sénat où perçait son dépit. « Ântistius, y disait-il,
sans avoir été provoqué par aucune offense, l'avait gra-
vement injurié. Le prince avait demandé que le sénat lui
rendit justice et proportionnât la peine au délit. Mais,
après tout, résolu à arrêter l'effet de la rigueur, il ne
s'opposait point à l'indulgence. Que les sénateurs pro-
nonçassent à leur gré : ils étaient même libres d'absou-
dre. » Malgré le ton de cette lettre, Thrasea n'en persista
pas moins dans son avis. Le sénat eut, ce jour-là, le
courage de son opinion, et Anstitius ne fut condamné
qu'à l'exil*.
Pendant quelques années, à la suite de ce procès, le
nom de Cossutianus Capito n'est plus prononcé par les
historiens. On le voit reparaître l'an 6G, mêlé comme
auteur ou complice principal à un forfait nouveau. Le
frère de Sénèque, père de Lucain, Annaeus Mella, avait,
comme intendant des revenus de Néron, acquis des
richesses considérables. Elles firent envie à l'empereur.
Aussitôt Mella fut accusé d'avoir connu par son fils la
conspiration tramée contre Néron ; l'on produisit une
fausse lettre de Lucain qui l'instruisait du complot, et
Néron la lui fit mettre sous les yeux. Mella se vit perdu;
il se hâta de s'ouvrir les veines, après avoir légué une
partie de sa fortune à Tigellin et à son gendre Capito,
pour sauver le reste. Mais les faussaires, Capito sans
doute, ne s'arrêtèrent pas en si beau chemin, lis accep-
tèrentle testament, et y joignirent deux lignes, où Mella
se plaignait de mourir sans avoir mérité son sort, tandis
que deux ennemis du prince, Rufius Crispinus et Anicius
Cerialis jouissaient de la vie. Cette phrase perfide coûta
1. Annales, XIY, 48, 49.
134 CHAPITRE XVII.
la vie à Anicius Cerialis. Quant à Crispinus, il avait déjà
péri '.
Enhardi par ces honteux succès, Cossutianus Capito
s'attaqua « à la vertu même », àThrasea, sa dernière et sa
plus illustre victime. Thrasea était coupable d'avoir
gardé intacte l'honnêteté de son âme, et d'être demeuré
libre au milieu d'un sénat esclave et corrompu. Néron
avait encore contre lui un grief particulier ; il lui repro-
chait d'avoir montré peu de zèle, c'est-à-dire, de l'avoir
peu applaudi aux représentations des Juvenales, offense
d'autant plus sensible que Thrasea, à Padoue, sa patrie,
avait assisté aux jeux du Geste, institués par le Troyen
Anténor, et n'avait pas dédaigné de chanter sur la scène
en costume tragique-*. En réalité, le rôle d'indépendance
que Thrasea jouait au sénat consistait à sortir de la
salle, au moment où les sénateurs allaient voter une
mesure inique, ou bien à s'abstenir de paraître aux
séances.
On regrette que ce personnage, si cher à Tacite, n'ait
pas agi quelquefois d'une manière plus énergique,
et se soit borné trop souvent à des attitudes tristes
et mélancoliques. Du moment qu'il s'exposait à la mort
par cette conduite préméditée, il eût mieux fait de
prendre l'offensive, et de combattre avec éloquence les
mesures arbitraires ordonnées par le prince. Il eut peut-
être réveillé ainsi, dans le sénat, quelque dernier senti-
ment d'honneur, et sinon arrêté Néron, avancé au moins
l'heure de sa chute. C'était l'objection que faisaient les
propres amis de Thrasea à dos votes émis par lui dans
des circonstances insignifiantes, où il offensait le prince,
1. A?inales, XVI, 17.
2. Ibid., XVI, 2-2.
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGNE DE NÉRON. loa
sans ranimer le sénat. Tacite le disculpe mal sur ce
point -.
Dans le procès d'Anstitius, malgré la volonté de
>»éron nettement indiquée, il avait montré ce que peut
une parole honnête, même au milieu de gens avilis. Son
intervention active avait entraîné les sénateurs, et arra-
ché Ântistius à la mort. Plus agressif, Thrasea aurait
peut-être sauvé d'autres victimes, et sa mort n'en aurait
été que plus glorieuse.
Quoi qu'il en soit, Capito qui n'avait pas pardonné
h Thrasea de l'avoir fait condamner dans le procès des
Ciliciens, l'accusa d'une multitude de crimes, dont
Tacite, en refaisant le discours du délateur, a conservé la
longue et curieuse énumération. En premier lieu,
Thrasea était sorti du sénat pendant la délibération qui
avait suivi le meurtre d'Agrippine : il avait montré peu
de zèle aux représentations des Juvenales; il avait sous-
trait Antistius à la mort en ouvrant un avis plus doux ;
enfin il s'était absenté volontairement le jour où l'on
avait décerné à Poppée les honneurs divins. A ces griefs
déjà anciens, Capito en ajoutait de nouveaux. Au com-
mencement de l'année, Thrasea évitait de prêter le ser-
ment solennel ; quindécemvir, il n'assistait pas aux
vœux pour l'empereur; il n'offrait jamais de sacrifices
pour le salut du prince ni pour sa voix céleste; depuis
trois ans, il n'avait pas paru dans le sénat ; et le jour
où l'on punissait les complots de Silanus et de Vêtus, il
était allé de préférence, au forum, défendre les intérêts
de ses clients. Il avait déjà des sectateurs et des satellites
qui copiaient son air et son maintien ; les armées, les
I. Annales, XIII, 49.
156 CHAPITRE XVII.
provinces lisaient chaque jour avec plus d'empressement
les journaux du peuple romain [diurna) pour savoir ce
que Thrasea n avait pas fait. Tant de griefs suffisaient à
perdre un accusé. Néron, cependant, jugea à propos
d'adjoindre à Capito un orateur aussi vil, mais plus élo-
quent et plus violent que lui '.
Caius Eprius Marcellus était né à Capoue de la
tribu Falerna. Il avait une éloquence emportée, à
laquelle venait s'ajouter un air farouche et menaçant,
un corps mal fait, que l'habitude de la débauche rendait
encore plus repoussant^. Lorsque Claude força Silanus
à se démettre de la préture, celui-ci n'avait plus qu'un
jour à exercer sa charge. Eprius accepta de le rem-
placer pour cesser, le soir même, ses fonctions. En ré-
compense de sa servilité, il fut nommé gouverneur de
la Lycie et pilla sa province. Accusé par les Lyciens en
même temps que Capito l'était par les Ciliciens, il fut
plus heureux que son émule. Il réussit à faire exiler
quelques-uns de ses accusateurs, pour avoir mis un
innocent en périP.Tel est l'homme que Néron adjoignit
à Capito. Ce dernier commença l'attaque, mais les coups
décisifs furent portés par Eprius Marcellus. Cependant
son discours, refait par Tacite de main de maître et
dans un style énergique, contient plus d'injures que de
raisons. Il n'y a que de la haine et, pour ainsi dire, que
des rugissements de bête fauve, dans les paroles de l'ac-
cusateur. On y sent la violence de la passion, mais
aussi la faiblesse des griefs :
« 11 s'agit, s'écria-t-il, du salut de la République.
1. Annales., XVI, 22.
2. Ibid., XVI, 29; Dialogue sur les orateurs, 8.
3. Annales, XIII, 33.
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGNE DE NÉRON. lo7
L'insolence des inférieurs aigrit la clémence du maître.
Les sénateurs, trop indulgents jusqu'ici, laissent un
Thrasea déserteur de la chose publique, un Helvidius
Priscus, son gendre, et le complice de ses fureurs,
un Paconius Agrippinus, héritier de la haine de
son père contre les Césars, un Curtius Montanus, auteur
de vers infâmes, braver impunément leur autorité.
Je demande que Thrasea reparaisse, consulaire au
sénat, prêtre aux vœux publics, citoyen au serment an-
nuel, à moins que, par un mépris impudent des lois et
des cérémonies anciennes, il ne se déclare ouvertement
traître et ennemi. Lui qui a l'habitude de faire le séna-
teur zélé et de défendre ici les détracteurs du prince,
qu'il vienne donc au sénat, et déclare quelles réformes
et quels changements il exige dans l'Etat. On supportera
plus aisément des censures qui attaquent tout en détail,
qu'un silence qui condamne tout à la fois. Est-ce la paix
de l'univers ou les succès de nos armées qui le cha-
grinent? Non ! Qu'on cesse de favoriser l'orgueil d'un
homme qui s'attriste du bien public, qui déserte les
tribunaux, les théâtres, les temples. S'il nous menace
sans cesse de son exil, ne comblons pas son vœu abomi-
nable. II ne reconnaît ni décrets ni magistrats. Rome
pour lui n'existe plus. Qu'il brise donc en mourant ses
derniers liens avec cette patrie, depuis longtemps éloi-
gnée de son cœur, et dont aujourd'hui il détourne ses
yeux ! »
Tel est, à peu près, le discours qu'au milieu du sénat
glacé de terreur par la vue des soldats armés qui entou-
raient la curie, Eprius débita d'une voix animée et le
I. Annales, XVI, 28, 29.
138 CHAPITRE XVII.
visage tout en feu. Thrasea était absent. Ses amis lui
avaient conseille de venir se défendre contre les fureurs
d'Eprius; mais il pensa qu'il y aurait plus de vanité que
de vraie grandeur à se présenter au sénat. Il aima
mieux mourir sans ostentation. Il avait vécu simple, il
mourut simplement. L'éloquence d'Eprius, récompensée
par iSéron, comme celle de Capito, par un présent de
o millions de sesterces triompha- dans le vide. Eprius
n'eut pas l'honneur de voir Thrasea répondre à ses
attaques. Mais tout absent qu'il fût, sa figure vénérable,
comme dit Tacite, était présente à la pensée de tous les
sénateurs. Néron lui-même rendit involontairement hom-
mage à sa victime, en lui laissant le choix de sa mort.
Après la chute de Néron, Eprius Marcellus, à qui ses
délations avaient valu une fortune de 300 millions de
sesterces, sentit sa puissance chanceler. Le gendre de
Thrasea , Helvidius Priscus , qu'Eprius avait voulu
entraîner dans la perte de son beau-père et qu'il
avait fait condamner à l'exil, reparut au sénat sous
Galba et poursuivit Eprius. Les deux adversaires
prononcèrent l'un contre l'autre d'éloquents discours
qui subsistaient encore au temps de Tacite. Mais le
sénat craignit que la perte du célèbre accusateur « n'en-
traînât celle d'une légion de coupables, » et il décida
Helvidius à laisser tomber l'accusation ^ Licinius Cae-
cina dirigea une seconde attaque contre Eprius, au
moment où le sénat, réuni à Modène, ignorait sinon
l'issue de la bataille de Bédriac, au moins la mort de
l'empereur Othon. Elle fut arrêtée encore une fois par
l'intervention de ses collègues^.
1. Histoires, lY, 6.
2. Ibid., II, 53.
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGNE DE NÉIION. V6{)
Vitellius succombe à son tour, et le sénat décide d'en-
voyer une députation à Vespasien. La délibération qui
eut lieu à cette occasion mit de nouveau aux prises
Helvidius Priscus et Eprius Marcellus. Le premier
demandait que les députés fussent désignés au choix
par les magistrats; l'autre, qui craignait de n'être pas
élu et de paraître ainsi peu estimé, proposait qu'ils
fussent tirés au sort. Le débat s'échaufTa peu à peu
entre les deux adversaires, et Helvidius fit entendre à
Eprius de dures vérités. Il maintint avec force que le
sort pouvant s'arrêter sur des indignes, il valait mieux
envoyer à Vespasien, non des délateurs, mais des ci-
toyens irréprochables. « Qu'Eprius Marcellus, disait-il
en terminant, se contente d'avoir poussé Néron à tuer
tant d'innocents. Qu'il jouisse de ses récompenses et de
l'impunité, mais du moins qu'il laisse Vespasien aux
honnêtes gens. »
Le discours d'Helvidius était écrasant. Eprius Mar-
cellus, visiblement embarrassé, se répandit en vagues
considérations sur les usages pratiqués au sénat dans
les votes. Il s'abrita derrière l'avis du consul. Il balbutia
quelques excuses sur la mort de Thrasea, qu'il fallait
imputer non à lui-même mais au sénat qui l'avait
condamné, et lança en terminant quelques paroles
amères à Helvidius, insinuant que celui-ci avait la pré-
tention de régenter Vespasien, un triomphateur, et
dont les enfants étaient des hommes. Malgré la pauvreté
de sa justification personnelle, l'avis d'Eprius Marcellus,
plus conforme à l'usage du sénat, et propre à rassurer
les timides, finit par prévaloir'.
1. lUstoiî-es, IV, 7, 8.
160 CHAPITRE XVII.
En attendant que le nouvel empereur arrivât à
Rome, le sénat eut à s'occuper de réparer les maux
causés par la guerre civile et par la lutte des Yitelliens
et des Flaviens. En même temps, il épura les fastes
souillés par les décrets adulateurs c[u"il avait rendus
lui-même, sous chacun des régimes qui s'étaient succédé
en si peu de mois, en l'honneur de Néron, de Galba,
d'Othon et de Vitellius. Il se laissa même entraîner, au
commencement de l'année 70, à rédiger un serment que
tous les membres devaient prononcer, où ils prenaient
les dieux à témoin « qu'ils n'avaient concouru à aucun
acte qui compromît la sûreté de personne, et qu'ils
n'avaient tiré ni profit, ni honneur du malheur des ci'
toyens ».
C'était une attaque directe contre les délateurs.
Quelques accusateurs de bas étage, Sariolenus Vocula,
Nonius Actianus, Sestius Severus, s'inclinèrent sous la
flétrissure de leurs collègues. En vain Vipstanus Messala
essaya de défendre son frère Âquilius Regulus autre
grand coupable. Il s'attira une réponse virulente de
Curtius Montanus, qui souleva les applaudissements de
l'assemblée. Helvidius Priscus en conçut l'espérance
de renverser Eprius Marcellus, et il reprit ses attaques
contre lui. Il fit d'abord l'éloge de Cluvius Rufus qui,
riche comme Eprius, célèbre orateur comme lui, n'avait
jamais sous rs'éron mis personne en péril, et il accabla
Eprius « de ses propres crimes et de l'innocence d'au-
trui ».
Eprius Marcellus vit l'émotion du sénat, il sentit
l'orage s'accumuler contre lui, et prit un parti décisif.
Il se leva avec Yibius Crispus, autre délateur compromis
comme lui, et fit un mouvement pour sortir : « Nous
L'ÉLOQUENCE SOUS LE UÈGNE DE XÉROX. 10 1
partons, dit-il, Helvidius Priscus, et nous te laissons
ton sénat ; règne à la face de César! » 11 y avait dans cette
parole, lancée en fuyant comme la flèche du Parthe.
autant d'éloquence que de perfidie. Marcellus se sau-
vait lui-même, en dirigeant contre Helvidius une accu-
sation qui sera relevée plus tard par Domitien. On le
ramena cependant dans le sénat, et la lutte recommença
pendant tout le jour. Les moins nombreux et les plus
violents l'emportèrent encore. Toutefois, malgré l'élo-
quence qu'Eprius Marcellus déploya dans cette séance,
il n'eut peut-être pas échappé à la peine qu'il méritait.
Mais le lendemain, Domitien et Mucien, qui gouver-
naient Rome en l'absence de Vespasien, vinrent au
sénat, prirent la défense des accusés, et engagèrent
les accusateurs à se désister de leurs poursuites. De
tels conseils équivalaient à un ordre formel : le sénat
le comprit et se tut.
Eprius Marcellus était encore une fois sauvé'. Bien
plus, sous le règne de Vespasien, il devint tout-puissant,
et fit encore sentir dans Rome sa terrible influence :
« Humiliante condition, s'écrie Tacite, d'une grande et
malheureuse cité, contrainte de supporter en moins d'un
an Othon et Yitellius, tour à tour abandonnée aux Vinius,
aux Yalens, aux Icelus, aux Asiaticus, jusqu'à ce qu'elle
tombât aux mains d'un Marcellus et d'un Mucien, en qui
elle trouve d'autres hommes plutôt que d'autres mœurs ^ ! »
Vespasien valait mieux que Mucien et que son fils Do-
mitien; cependant il combla Eprius d'honneurs, comme
nous l'apprend une inscription trouvée dans le vestibule
de l'église de Saint-Priscus, près de l'ancienne Capoue.
1. Hififoires, IV, 41 et suiv.
2. Ibid., II, 95.
162 CHAPITRE XVII.
On y voit qu'honoré de deux consulats, du titre d'augure,
et de plusieurs dignités sacerdotales, Eprius reçut cette
inscription de la reconnaissance de la province de Cypre
administrée par lui ' !
Aussi l'auteur du Dialogue sur les orateurs, rappelant la
modeste origine du Capouan Eprius Marcellus, sa puis-
sance, sa fortune de 300 millions de sesterces, son crédit
auprès de Vespasien, en fait honneur à l'éloquence, et
y voit une preuve éclatante de l'utilité de l'art de la pa-
role. Telle est la conclusion peu morale à laquelle il
arrive. Mais, aux paroles enthousiastes d'Aper, il con-
vient d'opposer la noble réponse de Maternus : « Quant
à Crispus et à Marcellus, dont tu me cites l'exemple,
qu'oflre donc leur fortune de si enviable? Est-ce de
craindre ou d'être craints? Est-ce d'être assaillis chaque
jour de solliciteurs qui reçoivent leur bienfaits en les
maudissant? Est-ce de ce que, enchaînés à l'adulation,
ils ne paraissent jamais à leurs maîtres assez esclaves,
ni à nous assez libres? Quel est ce pouvoir absolu dont
ils sont revêtus? Des afîranchis ont la même puissance ^ »
Maternus a raison : mais par un rapprochement dou-
loureux, tandis que Eprius Marcellus meurt tranquille
et comblé d'honneurs, Maternus qui prononce ces pa-
roles, éloquente protestation de la vertu contre le
triomphe du méchant, périt victime de l'empereur
Domitien. Toutefois, Maternus, à l'àme pure, au cœur
stoïque, aurait préféré son sort à celui d'Eprius, et, pour
nous servir des expressions poétiques qu'il emploie, si,
après la mort de ces deux hommes, on eût dressé leurs
statues sur leur tombeau, le front calme et serein de
1. Voir le texte à l'Appendice.
2. Dialogue sur les orateurs. 8, 1-3.
L'ÉLOQUENCE SOUS LE RÈGNE DE NÉRON. 163
Matcrnus eût rappelé l'innocence de sa vie et la sécurité
de sa mort; le visage triste et farouche d'Eprius Mar-
cellus eût trahi l'orateur malhonnête dont le trépas fut
salué par l'allégresse publique ^
1. Dion Cassius, LXVI, 16, parle, il est vrai, d'un Marcellus (il
ne l'appelle pas Eprius), ami de Vespasien, qui, impliqué dans une
conspiration et condamné par le sénat, se coupa la gorge avec un
rasoir sous le règne de ce prince. Si le fait s'applique au délateur,
il a subi la juste punition de ses crimes. Mais il doit y avoir ici
une erreur de nom; autrement on ne s'explique pas les paroles de
l'auteur du Dialogue sur les orateurs, vantant l'heureuse destinée
d'Epiius Marcellus dans un ouvrage écrit, au plus tôt, dans les
dernières années du règne de Vespasien.
CHAPITRE XVIIl
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON.
Le sénat de Vespasien. — Le sénatus-consulte en faveur de Ves-
pasien. — L'orateur Galerius Trachalus. — Quintilien avocat.
— L'Institution oratoire.
La biographie du délateur C. Eprius Marcellus nous a
conduit jusqu'au règne de Vespasien. Les successeurs
immédiats de Néron, Galba, Ollion, Yitellius ne firent
que passer sur le trône, et n'ont laissé aucun souvenir
personnel qui intéresse l'histoire de l'éloquence. L'em-
pereur Vespasien ne fut pas, non plus, un orateur. Élevé
à la campagne d'abord, puis dans les camps, il avait
plus l'habitude d'agir que de parler. Administrateur
froid et ferme, cruel au besoin, homme laborieux, exact,
ami de l'ordre, il recherchait dans les instruments de
son pouvoir la probité et le talent. Aussi les accusateurs
à gages, les orateurs qui vendaient au prince la vie des
citoyens illustres, devinrent inutiles sous son règne.
Vespasien pacifia donc, et c'est une partie de sa gloire,
cet affreux genre d'éloquence, la délation. Il comprit
même qu'il avait plus d'intérêt à laisser impunies les
plaintes et les railleries provoquées par ses réformes
qu'a sévir contre les médisants. « Il supporta patiem-
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON. i65
ment, dit Suétone, la franchise de ses amis, les allusions
des avocats et les boutades des philosophes*. » Il fit
plus : le premier il assigna des appointements annuels
sur le fisc, aux rhéteurs grecs et latins. La somme qu'il
leur donna était élevée, 100000 sesterces (ou 17 693 fr.).
Son choix, et il lui fait honneur, tomba d'abord sur
Quintilien. Les poètes, les artistes distingués tels que
ceux qui réparèrent la Vénus àe Cos et le Colosse eurent
part à ses faveurs. Ses bienfaits mêmes s'étendirent sur
les acteurs et les musiciens célèbres par leur talents
Les encouragements donnés par lui aux lettres et aux
arts sont d'autant plus méritoires que ce prince adminis-
trait les finances avec une sévérité devenue proverbiale.
Le sénat n'est donc pas condamné, pendant le règne
de Vespasien, à remplir le rôle déplorable qui avait été
le sien sous les empereurs précédents. La curie cesse
d'être le théâtre d'accusations et de débats passionnés,
terminés par le meurtre ou par le suicide. Elle devient
une assemblée d'hommes d'afTaires, d'administrateurs
intègres, ou forcés de le paraître. Les questions soumises
à la discussion sont relatives au gouvernement des pro-
vinces; elles sont décidées en peu de mots, et d'une
manière conforme à l'équité. On peut donc répéter du
sénat de Vespasien ce que l'on a plusieurs fois dit de
certains souverains que « le silence des historiens en
est le plus bel éloge ». Cependant, le hasard nous a con-
servé un monument authentique de l'éloquence officielle
du sénat, à l'époque qui nous occupe. Par son caractère
et sa teneur, il appartient plutôt à l'histoire politique
qu'à l'art oratoire. Cependant, il ne sera peut-être pas
1. Suétone, Vespasien, 13.
2. Id., Ibid., 18, 19.
166 CHAPITRE XVIII.
sans intérêt, en l'absence de tout autre docurnent, de le
reproduire et de l'apprécier.
Vers le milieu du xiv° siècle, sous le pontificat de
Clément VI, on trouva à Rome une table de bronze qui
est conservée aujourd'hui dans le musée du Capitole.
Elle contient un fragment important du décret rendu
par le sénat en faveur de Vespasien, aussitôt que cette
assemblée eut appris la mort du frère de Vitellius et le
triomphe définitif des Flaviens'. Le sénatus-consulte,
véritable lex hnperii, est ainsi conçu ^ :
«... Qu'il lui soit permis de conclure des traités avec
qui il voudra, comme cela fut permis au divin Auguste,
à Tibère Jules César Auguste, et à Tibère Claude César
Auguste Germanicus ;
« Qu'il lui soit permis d'assembler le sénat, d'y faire
ou faire faire des propositions, de faire rendre des
sénatus-consultes par votes individuels, ou en ordonnant
le partage ^ , comme cela a été permis au divin Auguste,
à Tibère Jules César Auguste, à Tibère Claude César
Auguste Germanicus ;
« Toutes les fois que le sénat sera assemblé en vertu
de sa volonté, de son autorisation, de son ordre, de son
mandat, ou en sa présence, que tous ses actes aient leur
force, et soient observés, aussi bien que s'il était con-
voqué ou tenu d'après une loi ;
« Toutes les fois que les aspirants à une magistrature,
pouvoir, commandement, ou charge quelconque, seront
1. Tacite, Histoires, IV, 3.
2. Traduction de Burnouf modifiée; voyez le texte à l'Appendice.
'■]. Per relalionern (tiscessioneinve, on entend par discessio l'action
de passer du côté de celui dont on adopte l'avis. Voir Aulu-Gelle,
XIV, 7.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON. 167
recommandés par lui au sénat et au pcui)le romain, et
qu'il leur aura donné ou promis son appui, que dans
tous les comices leur candidature soit comptée extraor-
dinairemcnt ;
« Qu'il lui soit permis, toutes 'les fois qu'il le trouvera
utile à la République, d'étendre et reculer les limites du
Pomoerium, comme cela a été permis à Tibère Claude
César Auguste Germanicus ;
« Qu'il ait le droit et le plein pouvoir de faire tout ce
qu'il croira convenable à l'intérêt de la République, à
la majesté des choses divines et humaines, au bien
public et particulier, ainsi que l'eurent le divin Auguste,
Tibère Jules César Auguste, et Tibère Claude César
Auguste Germanicus;
« Que de toutes les lois, de tous les plébiscites dont il
a été écrit que seraient dispensés le divin Auguste, Tibère
Jules César Auguste, et Tibère Claude César Auguste
Germanicus, l'empereur César Vespasien soit dispensé
comme eux ; que tout ce qu'ont dû faire le divin Auguste,
Tibère Jules César Auguste, et Tibère Claude César
Auguste Germanicus, d'après quelque loi que ce puisse
être, il soit permis à l'empereur César Vespasien Auguste
de le faire également;
« Que tout ce qui, avant la présente loi, a été fait,
exécuté, décrété, commandé par l'empereur César Ves-
pasien Auguste, ou par toute autre personne, sur son
ordre ou son mandai, soit réputé légal et demeure rati-
fié, comme si ces actes avaient été faits par l'ordre
même du peuple.
« Sanction. Si quelqu'un, en vertu de la présente loi,
a contrevenu ou contrevient par la suite aux lois, plébis-
cites ou sénatus-consultes, en faisant ce qu'ils défen-
168 CHAPITRE XVIII.
dent, ou en ne faisant pas ce qu'ils ordonnent, qu'il ne
soit point pour cela réputé coupable, ni tenu à aucune
réparation envers le peuple romain ; qu'aucune action
ne soit intentée, aucun jugement rendu à ce sujet, et
que personne ne soufTre qu'il soit cité devant lui pour
cette raison. »
Ce document officiel ne présente pas de grandes qua-
lités oratoires. Les modernes, habitués aux harangues
fleuries, aux adresses éloquentes que les magistrats et
les assemblées politiques prodiguent enpareille circons-
tance, éprouvent, au premier abord, en lisant le sénalus-
consulte de l'an G9, une sorte de déception. Toutefois,
cette déclaration a une valeur réelle au point de vue
littéraire. Elle caractérise l'esprit formaliste et précis
des Romains. Nul peuple n'a été plus profondément
juriste à toutes les époques, de son histoire, aussi bien
dans les premiers siècles de la République qu'au temps
de Justinien. Les prescriptions religieuses, les conven-
tions de toutes sortes, les lois les plus anciennes, comme
nous en avons donné les preuves ailleurs*, ont la même
rigueur, la même précision que les textes les plus
récents.
Le sénat énumère chacun des droits qu'il concède au
nouvel empereur, comme il les a conférés à certains de
ses prédécesseurs qu'il désigne d'une manière minu-
tieuse pour prévenir toute confusion. Cependant, ce
sénatus-consulte, qui semble tout livrer, a en même temps
une portée limitative. Vespasien jouira des mêmes
1. Voyez Histoire de l'éloquence latine depuis l'oi'igine de Rome ;
notamment la formule du Père Patrat, les prescriptions imposées
au flamine de Jupiter, le serment des légionnaires, les lois des
Douze-Tables, etc.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON. 169
droits que ses devanciers, mais dans la mesure ou ils
en ont joui, et pas au delà.
Quelles libertés peuvent rester au sénat après l'aban-
don de tant de privilèges? On n'a pas à le rechercher ici.
Nous nous bornons à constater qu'il reste fidèle à l'esprit
juridique de toute la législation romaine. Il a prévu tous
les cas, il est allé au-devant de toutes les interprétations
abusives des avocats impériaux. On ne pourra pas tirer
de son texte autre chose que ce qu'il y a mis. Sans doute
le despotisme du maître ne sera pas arrêté par ces
réserves tacites. Le sénat le sait bien : mais, fidèle à
l'esprit romain, il a fait sa déclaration avec la rigueur
que ce peuple a toujours apportée dans toutes ses for-
mules religieuses, ses traités politiques, et ses lois judi-
ciaires. Ce document présente tous les caractères de
cette race de légistes. Au milieu même de l'abaissement
politique le plus complet, l'esprit romain vit et se per-
pétue.
Pour rédiger le sénatus-consulte qui donne àVespasien
tant de prérogatives, les sénateurs n'avaient eu qu'à
copier les termes des décrets qu'ils avaient rendus quel-
ques mois auparavant, et où ils avaient conféré à Olhon,
puis à Vitellius la même autorité*. Ces déclarations, par
lesquelles le sénat renonce à ses privilèges particuliers
et au bénéfice des lois antiques, ne datent pas du règne
de Vespasien. Leur ensemble compose ce qu'on peut
appeler la constitution du pouvoir impérial, lex Impcr'd.
Depuis qu'Auguste avait attiré successivement à lui tous
les privilèges, les droits, les fonctions qui appartenaient
sous la République au sénat, aux censeurs, aux consuls,
1, Tacite, Histoires, TV, 3; I, 47; II, 55,
170 CHAPITRE XVIII.
en un mot à tous les magistrats, il avait, en réalité,
exercé le pouvoir dont les attributions sont énumérées
par la Table de Bronze. L'usage, à défaut de texte écrit,
avait mis la même puissance entre les mains de ses
successeurs. C'est ce que Tacite fait entendre, lorsqu'à
l'avènement d'un empereur, il se contente de dire la-
coniquement : « Le sénat lui décerne toutes les choses
liabituelles aux princes, cuncia principibus solita. »
A quel moment ces déclarations du sénat furent-elles
rédigées pour la première fois, sous la forme que nous
avons reproduite ?0n ne peut l'indiquer avec certitude.
Il est permis d'affirmer qu'elles datent au plus tard de
l'avènement de Galba, lorsque le pouvoir impérial sortit
delafamille d'Auguste.
Dès lors, la constitution de l'empire est rédigée de la
main même du sénat; il n'y a plus qu'à changer le nom
du souverain. Chaque nouvel empereur est investi par
le sénatus-consulte des prérogatives du rang suprême,
ou, pour mieux dire, du pouvoir absolu. C'est à ce décret,
et aux décrets semblables, rédigés par le sénat pour les
princes venus après Vespasien, que le jurisconsulte
Ulpien fait allusion, en parlant de la loi royale, lex
Regia, qui remet aux mains de l'empereur toute l'auto-
rité'. Malgré les discussions auxquelles a donné lieu le
terme obscur de lex liegia ; qu'on en attribue l'origine
à Ulpien ou à Tribonien, le mot désigne fort bien la
chose, et le doute n'est pas possible.
Pour en revenir au sénat de Vespasien, si ce sénatus-
consulte est en quelque sorte son testament politique et
le témoignage incontestable de son abdication, il montre
1. Clpien, Digeste, l,i; lib. I, parag. i, De Consiitulione Princi-
jmm.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON. 171
en même temps quelle autorité conservait encore le nom
si révéré autrefois du sénat romain. C'est de lui que
Vespasien veut tenir ses pouvoirs ; il semble croire que
sa puissance n'aura de légalité que si elle est confirmée
par le sénat. Il fait acte de déférence à son égard, en
attendant son investiture même d'une assemblée docile,
toujours prête à saluer, quel qu'il soit, le prétendant
victorieux. Le sénat, de son côté, en donnant son acquies-
cement, semble se croire maître de le refuser : il en a, au
moins, l'apparence. Aussi, en 1340, au moment où la
découverte de la Table de Bronze à Rome était encore
toute récente, le fameux tribun Nicolas Rienzi s'appuya
sur les termes du sénatus-consulte en l'honneur de Ves-
pasien pour appeler les Romains à l'indépendance. « 11
rappela aux Romains d'alors, dit un de ses historiens*,
combien étaient grandes la puissance et la majesté de
leurs ancêtres, puisque les empereurs n'avaient de pou-
voirs que ceux qu'ils tenaient du peuple et du sénat. »
Rienzi se faisait illusion. Cependant le sénat de Vespa-
sien avait encore pour lui magni nominis iimbram ; plus
tard, lorsque l'empire sera vendu à l'encan, ou disputé
par les diverses armées, il n'aura même plus Vomùre de
ce grand i^om, et ces respects extérieurs.
Si, du sénat de Vespasien, l'on descend aux orateurs
qu'on y voit d'ordinaire siéger, le premier d'entre eux
est un avocat célèbre alors par ses succès au barreau, et
qui avait préféré à l'arène sanglante des délateurs les
luttes plus honorables du forum, Galerius Trachalus.
Quintilien le cite à plusieurs reprises et caractérise son
1. Dujardin-Boispréaux, Histoire de N. Rienzi, p. 116.
172 CHAPITRE XVIII.
genre d'éloquence. « Rome naguère encore, dit-il, comp-
tait des talents célèbres : Trachalus montrait ordinaire-
ment de l'élévation, ne manquait point de clarté et sem-
blait se régler sur les meilleurs modèles. Toutefois,
ajoute-t-il, il gagnait à être entendu : il avait l'organe
le plus heureux dont j'aie mémoire, un débit qu'on eût
admiré même au théâtre, la grâce du corps ; en un mot,
tous les avantages extérieurs lui avaient été prodi-
gués ^ » Plus loin, au XIP livre, Quinlilien revient
encore sur les qualités extérieures de cet orateur.
i< Quand Trachalus parlait, il efîaçait tous ses contem-
porains : et par où? C'était sa haute stature, le feu de
ses regards, un visage imposant, des gestes savants, une
voix ! Cicéron souhaite à son orateur une voix presque
semblable à celle des tragédiens : la voix de Trachalus
n'aurait soufTert de comparaison avec celle d'aucun des
acteurs tragiques que j'ai entendus. Un jour qu'il parlait
à la basilique Julia, devant la première section du tri-
bunal, tandis que les trois autres étaient en séance, sa
voix domina le tumulte de la basilique entière ; on put
l'entendre, le suivre, et je me souviens qu'à la honte de
ceux qui parlèrent après lui, on l'applaudit des quatre
tribunaux àlafois^ » Tacite mentionne aussi, en passant,
l'organe retentissant de Trachalus^.
Cet orateur fut consul à la fm du règne de Néron, en
68, et eut pour collègue le poète C. Silius Italiens. Si les
élections, sous l'empire, avaient eu lieu comme autre-
fois au Champ de Mars et par le vote des centuries,
Trachalus aurait tout à fait rappelé le candidat Novius
1. Quintilien, X, 1, 119.
2. Id., XII, 5, 5; 10, II.
3. Histoires, I, 90.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON. 17:{
dont la voix, suivant le satirique Horace, au milieu de
deux cents chariots se rencontrant sur le forum avec
trois enterrements, pouvait couvrir de ses accents le
son des cornes et des trompettes*. » Le poète trouve
ce mérite insuffisant chez un orateur ; mais, à cet avan-
tage secondaire, quoique fort apprécié de Cicéron dont
la voix fut toujours un peu faible, Trachalus en joignait
d'autres que Quinlilien a fait ressortir. Si sa manière
était pompeuse et sonore, sonatis, elle avait de l'éléva-
tion et de la clarté, et tout en manquant un peu d'abon-
dance, elle rappelait la bonne école et le souvenir des
grands maîtres.
Trachalus, avant d'arriver aux honneurs, sous Néron,
s'était déjà fait connaître comme avocat, du vivant de
l'empereur Claude. Suilius, le fameux délateur dont on
a vu les exploits plus haut, et qui avait été exilé sous
Tibère, l'eut pour adversaire dans un procès, et s'attira
une réponse de Trachalus que Quintilien qualifie d'heu-
reuse. « Il y a bien des manières de renvoyer un trait,
dit l'auteur de V histUution oratoire : la plus agréable,
c'est de le faire, en jouant sur le même mot. » Suilius
disait à Trachalus : « S'il en est ainsi, tu pars pour
l'exil (/5 in exiiium). — Et s'il n'en est pas ainsi, répondit
Trachalus, toi tu y repars [redis]-. » C'est faute de s'être
souvenus de l'exil de Suilius sous Tibère, que certains
commentateurs de Quintilien ont mal traduit, ou déclaré
inintelligible la réponse de Trachalus.
On a un peu plus derenseignements sur la lulte judi-
ciaire que Trachalus soutint contre un autre délateur,
Vibius Crispus. Un jeune homme de dix-huit ans avait
1. Satires, I, VI, 40.
2. Quintilien, VI, 3, 78.
174 CHAPITRE XYIII.
légué à la courtisane Spatale le quart de ses biens ; mais,
au moment de sa mort, sa fortune se trouvait fort dimi-
nuée. Cependant la courtisane réclama le legs et l'exécu-
tion du testament. YibiusCrispus, son avocat, s'enferma
exclusivement dans la question de droit: il fit bon mar-
ché de l'honorabilité de sa cliente, et même de la mé-
moire du jeune homme. Trachalus, au contraire, parla
au nom de la morale outragée, et représenta ce jeune
homme de dix-huit ans comme une victime des ruses
de la courtisane. Il n'insista pas sur la question de
droit ; il se réclama principalement de la loi Voconia
qui ne permettait de léguer aux épouses et aux parentes
qu'un dixième de la fortune du testateur. Son argumen-
tation se résuma dans ce rapprochement éloquent :
« Est-ce donc là, s'écria-t-il, ù lois, gardiennes vigilantes
de la pudeur, est-ce là ce que vous voulez? Une épouse
ne pourra hériter que du dixième : une courtisane héri-
tera du quart' ! » Toutefois, cet argument, bon aux yeux
du moraliste, laissait intacte la légalité du testament
et ne pouvait l'infirmer dans l'esprit des juges.
En se laissant élever au consulat, Trachalus se trouva
insensiblement mêléàlapolitique. Sous le règne d'Othon,
il devint l'orateur officiel de ce prince, ou, pour parler
plus exactement, il composâtes discours que l'empereur
eut à prononcer pendant les quelques mois que dura son
pouvoir. Étourdi de sa fortune inespérée, « Olhon s'en
rapportait pour les affaires militaires aux conseils de Sue-
tonius PauUinus et de Marius Celsus, et dans les affaires
civiles au talent de Galerius Trachalus. Il y en avait
même, ajoute Tacite, qui prétendaient reconnaître la
1. Quiutilien, VIII, 5, IS).
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON. 17[>
nianière de Trucluilus, pompeuse, sonore, faite pour
remplir l'oreille et qu'une longue pratique du forum
avait rendue célèbre'. » Le témoignage de l'historien est
si formel qu'un savant moderne, dans un mémoire sur
Trachalus orateur et consul romai», a cru pouvoir lui
attribuer les quatre discours que l'auteur des Histoires
a mis dans la bouche d'Othon-. Cette conclusion est
inadmissible. Il en est des discours d'Olhon comme de
ceux de Néron. Sénèque les a écrits, Néron les a pro-
noncés, et Tacite lésa remaniés et résumés en y mettant
sa marque particulière. C'est l'usage constant des histo-
riens anciens, et comme nous l'avons vu, suivi par Tacite
dans ses Annales^ où il a refait jusqu'au discours de
l'empereur Claude, reproduit en Gaule à de nombreux
exemplaires.
Si l'on entre dans le détail de ces discours, on y
retrouve la main de Tacite, et non celle d'un autre. Dans
le premier, Othon vient d'être proclamé empereur ; mais
il hésite, il a peur, il envoie des baisers à la foule, il se
laisse entraîner par les soldats plutôt qu'il ne les com-
mande, et, arrivé au camp, il adresse aux prétoriens un
discours plein de force et d'éloquence qui s'inspire de
circonstances que Trachalus ne pouvait pas prévoir :
« Qui suis-je ! s'écrie Othon, au moment où je parais
devant vous, braves compagnons, je ne saurais le dire!
M'appeler homme privé, je n'en ai pas le droit, après
que vous m'avez salué empereur; empereur je ne le
puis, puisqu'un autre a le pouvoir^ ! » Mais ce début est
l'œuvre de l'historien qui l'a composé dans son cabinet,
1. His/oires, I, 90.
2. Mémoires de l'Académie des inscriptions, 182i, t. VII, p. 119,
•3. Histoires, I, 37.
176 CHAPITRE XVIII.
OÙ il imite, de sens rassis, le discours que Scipion, chez
Tite-Live, adresse à ses soldats révoltés. Plus tard, en
composant ses Annales, Tacite se souviendra encore de
cetexorde, et le mettra dans la bouche de Germanicus
apaisant la sédition des légions de Germanie'.
L'examen du deuxième et du quatrième discours
nous mènerait à la même conclusion. Le dernier est
fort beau. Il se place après la bataille de Bédriac.
Othon, vaincu en partie, mais soutenu par de nouvelles
légions qui arrivaient de Mésie, aima mieux se donner
la mort que de prolonger une lutte incertaine et sar-
glante. Avant de mourir, il parla aux soldats réunis
autour de lui, et opposa à leurs prières une résolution
inébranlable. Ni Othon ni Trachalus ne pouvaient avoir
lalibertéd"espritnécessaire pour composerune harangue
aussi remarquable par l'élévation des idées que par
l'éclat du style-. Plutarque, qui a raconté la Vie (TOthon
d'après les Mémouos de Julius Secundus, orateur di;-
tingué et secrétaire de ce prince, rapporte le même
discours, mais il est plus simple, sans phrases à effet,
et plus conforme assurément à la vérité'.
En revanche, le discours (le troisième en date) pro-
noncé par Othon avant de partir contre larmée de
Vitellius, et où il fit ses adieux au sénat et au peuple,
celui oij les dilettantes du barreau reconnaissaient la
manière de Trachalus, était réellement l'œuvre de ce
dernier. L'orateur l'avait peut-être même conservé et
publié dans la suite. On serait porté à le croire, d'après
le récit de Tacite, L'historien a reproduit et refait tous
1. Tite-Live, XXXVIII, 27; Tacite, Aimales. T, '.?.
2. Histoires, II, 47.
3. Plutarque, Othon, 15.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON. 177
les autres discours d'Olhon. Ici, il se borne à résumer
les paroles de l'empereur comme s'il analysait le texte
même de Trachalus. « Othon, dit-il, convoqua l'assem-
blée du peuple et exalta la majesté de Rome, l'accord
du peuple et du sénat en sa faveur ; puis il parla avec
ménagement des Vitelliens, accusant l'ignorance plutôt
que l'audace des légions, du reste, sans nommer nulle
part Vitellius, soit modération de sa part, soit que l'au-
teur de la harangue, scriptor orationis, par crainte
personnelle, se fût abstenu de toute invective contre
Vitellius '. » Ainsi le seul discours qui soit, d'une façon
certaine, l'œuvre de Trachalus est celui-là môme que
nous n'avons pas. Il est fâcheux que l'historien n'en ait
pas au moins donné une analyse plus détaillée.
A l'avènement de Vitellius, les partisans d'Othon
furent poursuivis, et Galerius Trachalus avec eux,
malgré la circonspection et la prudence dont il avait
usé dans ses paroles. Il échappa aux accusateurs grâce
à la protection de Galerie, femme de Vitellius =^. C'était
sans doute une de ses parentes, comme la ressemblance
des noms permet de le supposer. Il reprit sa place dans
le sénat de Vespasien, et mourut sous le règne de cet
empereur.
Marcus Fabius Quintilianus, M. Fabius Quintilien,
était Espagnol, comme les Sénèque et comme le poète
Lucain. Il naquit de l'an 35 à l'an 40 de notre ère, à Cala-
guris, ville de la Tarraconaise, aujourd'hui Calahorra,
dans la Vieille-Castille. Cependant Martial, Espagnol
aussi, et qui aime à rappeler toutes les illustrations de
1. Histoires, I, 90.
2. Ibid., II, 60.
H. — 12
178 CHAPITRE XVIII.
son pays, ne mentionne pas cette communauté d'origine,
dans une lettre qu'il adresse à Quintilien, et où il l'ap-
pelle « la gloire de la toge romaine ' ». Mais la conclusion
qu'on pourrait tirer de son silence ne saurait prévaloir
contre le témoignagne formel de la C h-oni que de sàini
Jérôme, et ceux d'Ausone et de Sidoine Apollinaire.
Quintilien quitta de bonne heure l'Espagne, sous le
règne de Claude, et vint à Rome se former à l'art ora-
toire dans les écoles de déclamation. Il suivit avec zèle
les leçons des rhéteurs et ne reçut point d'autres ensei-
gnements, licite même quelques-uns des exercices aux-
quels il se livrait, dans sa première jeunesse, sous leur
direction. « Mes maîtres, dit-il, avaient la coutume de
me préparer aux causes conjecturales par des exercices
qui n'étaient pas sans utilité, et qui m'étaient même
agréables. Ils m'invitaientà rechercher et à développer
dans mes devoirs, pourquoi les Lacédomuniens représen-
taient Vénus armée; pourquoi on représentait Cupîdon
sous la figure d^un enfant ailé tenant des flèches et une
torche? et autres sujets semblables. Dans ces sujets,
ajoute-t-il, je tâchais de pénétrer ce qui fait ordinaire-
ment l'objet des controverses, c'est-à-dire, Vintention,
sorte de thèse qui peut être regardée comme une espèce
de chrie-. » Quintilien se ressentira toujours de son
passage dans ces écoles, où l'on s'occupe plus des mots
que des idées, et où tous les sentiments, même les plus
naturels, ne sont jamais envisagés qu'au point de vue
des expressions imagées, et des antithèses ingénieuses
qu'on en peut tirer. Le monde que Quintilien connut,
commence et fmit aux écoles des rhéteurs. C'est à elles
1. Martial, Épigrammes, II, 90.
2. Inst. orat., II, 4, 26.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON. 179
seules qu'il pensera en composant son Instilution ora-
toire.
Parmi les maîtres du jeune Fabius, et au premier rang,
se trouvait son père, Quintilien, rhéteur de profession
et fils de rhéteur, mais d'un mérite si secondaire que
Sénèque, l'auteur des Controverses, énumérant les rhé-
teurs qu'il a vus et entendus, le range au nombre de
ceux « dont il serait oiseux de parler. Ne disons rien,
ajoute-t-il, des rhéteurs dont la renommée est morte
avec eux'. » Il cite cependant, plus loin, une pensée du
père de Quintilien, dans la Controverse que nous
avons mentionnée plus haut, au chapitre : Des écoles des
rhéteurs, et où les interlocuteurs parlent successive-
ment pour et contre ceux qui recueillaient les enfants
exposés, et les estropiaient afin d'exploiter la charité
des passants. Sénèque, parmi les arguments subtils qu'il
reproduit avec autant d'indifférence que les bons, rap-
porte le suivant, où Quintilien s'adressait en ces termes
aux malheureux estropiés : « Des deux malheurs dont
vous êtes victimes, je ne saurais dire quel est le plus
grand pour vous, d'être nourris ou de nourrir. Vous
êtes nourris, parce que vous êtes estropiés, et, à votre
tour, vous nourrissez celui qui vous estropie ^. » Nous
n'aurions assurément rien perdu à ce que cette opposi-
tion médiocre et de mauvais goût eût été omise par
Sénèque.
L'auteur de Vlnslitulion oratoire se montre très sobre
de détails au sujet de son père. Il en parle peu, ne
voulant point sans doute, porter contre lui un jugement
sévère, et restant assez fidèle à la vérité pour n'en pas
1. Controverse^, \, préface, 2.
2. Ibid., X, .33, 19.
1.80 CnAPITRE XYIII.
faire un éloge menteur. Il n'en cite qu'un trait. Parmi
les figures de mots, il en rappelle une, imaginée par
son père, et nous apprend ainsi indirectement que
celui-ci ne s'était pas borné au métier de rhéteur, mais
avait encore exercé la profession d'avocat. « Il peut
arriver, dit-il, qu'une pensée forte et vive reçoive
quelque grâce du contraste de deux mots, sans s'altérer
par cette opposition. Pourquoi pousserais-je la réserve
jusqu'à négliger un exemple domestique? Un homme
chargé d'une ambassade avait déclaré quïl mourrait à
la peine plutôt que de ne pas la remplir ; cependant,
peu de jours après, il revint sans avoir rien fait. Mon
père, qui parlait contre lui, lui dit : « Quant à ton ambas-
« sade, je n'exige pas que tu y meures, mais au moins
« que tu y demeures (??o« exigo ut immoriaris legationi,
<( iinmorare). » Car la pensée même (Quintilien, en bon
fils, on le voit, joint le commentaire à la citation), la
pensée même est juste, la consonance des deux mots,
presque identique, est agréable, d'autant plus qu'elle
n'est pas cherchée et semble s'offrir. L'un des deux
mots, d'ailleurs, a son sens ordinaire, et l'autre est
donné par l'adversaire lui-même '. »
On peut pardonner à la piété filiale l'éloge d'un
calembour assez heureux.
Outre les leçons de son père, Quintilien suivit celles
de maîtres plus éloquents et plus célèbres. Tout jeune
encore, il fut, d'après le scholiaste de Juvénal, l'audi-
teur du célèbre grammairien Palémon. « Témoin des
brillants succès de Sénèque le Philosophe, qui n'était
connu encore que par sentaient d'avocat, il eut la force
1. Inst. orat., IX, 3, 73.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON. 181
de préférer à sa parole brillante et pleine de séduction,
l'éloquence plus saine, plus vigoureuse, et ce qu'il appelle
« la maturité » du célèbre délateur Domitius Afer^ »
Quintilien fréquentait en même temps le barreau, et
assistait à toutes les causes soutenues par les avocats
renommés. C'est ainsi qu'il a pu parler, pour les avoir
entendus, et de ses contemporains et d'un grand nombre
d'orateurs appartenant à la génération qui a précédé la
sienne, Junius Bassus, Cossutianus Capito, Servilius
Nonianus, Julius Âfricanus, Yibius Crispus, Julius Se-
cundus, Galerius Trachalus-. Nous devons à l'assiduité
et à l'heureuse mémoire du jeune rhéteur la plupart
des renseignements qui ont survécu sur les causes
plaidées par ces orateurs, et sur les arguments mêmes
qu'ils ont fait valoir.
On a peu de détails sur la jeunesse de Quintilien. La
Chronique de saint Jérùmc nuus le montre, l'an 68,
revenant de la Tarraconaise à Rome à la suite de Gal])a.
Combien de temps Quintilien fut-il aljsent de Rome,
quel motif l'en éloigna? Commença-t-il à enseigner la
rhétorique dans sa patrie? Ce sont autant de questions
auxquelles on ne peut répondre avec certitude. Toutefois,
il n'est pas nécessaire de supposer avec Dodwell, parce
que Quintilien rentra dans Rome en même temps que
Galba, qu'il en soit parti dès Tannée 61, lorsque celui-
ci fut placé par Néron à la tête de la province d'Espagne.
Il peut avoir été appelé dans la Tarraconaise par ses
affaires domestiques ou même par le gouverneur
quelques années après. En effet, il serait difficile que
Quintilien, âgé d'une vingtaine d'années en 61, eût
1. Insl. oratoire, V, 7, T.
:: 2. ILid., \1, I, .3; X, I, et passim.
182 CHAPITRE XVIII.
déjà assisté à tous les plaidoyers d'orateurs éminenls
qu'il déclare avoir entendus. En revanche, c"est en 68,
très probablement, que commencent les vingt années
d'existence laborieuse que Quintilien consacra, d'après
son propre témoignage, à l'exercice de la profession
d'avocat et à l'enseignement de la rhétorique. Avocat et
professeur, il obtint tous les succès que la vanité
humaine peut désirer, et lorsque l'empereur Vespasien
établit des chaires publiques aux frais de l'État, Quin-
tilien fut le premier qui reçut du Trésor public la somme
considérable de 100000 sesterces (17 693 fr.) allouée
par ce prince. Il renonça de bonne heure à ses fonc-
tions au barreau, pour se consacrer entièrement àl'ensei-
gnement; et il eut, en outre, la sagesse de quitter
celui-ci à temps. Il obtint de Domitien la permission
de se retirer en 88, à peine âgé de cinquante ans.
Quintilien conçut alors la pensée de conserver par
écrit les préceptes de rhétorique qu'il avait professés si
longtemps, afin de les rappeler à ceux qui les avaient
entendus, et d'en faire profiter ceux à qui leur âge ou
leur éloignement de Rome n'avait pas permis de l'écou-
ter. Déjà, quatre ans auparavant, il avait publié un traité
Sur les couses de la décadence du goût, que Juste-Lipse a
voulu, mais à tort, confondre avec le Dialogue sia^ les
orateurs, que l'on attribue généralement à Tacite, et qui,
s'il n'est pas de l'auteur des Annales, n'est assurément
pas de Quintilien.
L'ouvrage Sur les causes de la décadence du gov.l paraît
avoir disparu de bonne heure. Quant à YInstitution ora-
toire, Quintilien en avait déjà composé trois livres,
quand Domitien le chargea d'enseigner la rhétorique
aux enfants de sa sœur. C'est probablement à cette
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON. 183
époque que l'empereur l'élcva à la dignité de consul, ou,
suivant Ausone, lui donna, sinon les fonctions, au moins
les insignes du consulat*. C'était une distinction inouïe
jusqu'alors. Elle excita contre Quintilien la jalousie des
autres rhéteurs et les attaques des satiriques.
« Glissons, dit Juvénal, sur cet exemple d'une des-
tinée inouïe. L'homme heureux est beau, il est vaillant ;
l'homme heureux est sage, illustre, de noble race ; il
pare ses jambes du ruban noir et du croissant sénatorial ;
l'homme heureux est le plus grand des orateurs et des
dialecticiens ; et, fût-il enchaîné, il chante à merveille.
Tout dépend de l'astre sous lequel tu as, tout rouge
encore au sortir du sein maternel, poussé tes premiers
vagissements. Que la Fortune le veuille, de rhéteur tu
deviendras consul ; qu'elle le veuille aussi, de consul
tu deviendras rhéteur- ! »
Quelque répandu que fût le goût des lettres et de
l'éloquence, on retrouvait toujours à Rome ce fond
d'esprit romain qui s'était jadis personnifié dans le vieux
Caton. On aimait les lettres, on cultivait avec passion
l'art oratoire qui, même sous lempire, conduisait aux
honneurs, et l'on regardait comme étrange que le maî-
tre de tant d'avocats distingués eût été appelé, par un
caprice de l'empereur, aux dignités auxquelles il avait,
jusque-là, préparé les autres. Aussi les satiriques ne
furent pas les seuls à critiquer l'élévation de Quintilien.
Sans en avoir de preuves directes, on peut le supposer
d'après le ton ironique, avec lequel Pline le Jeune, le
meilleur élève de Quintilien, l'amant passionné des
belles-lettres, apprend à un de ses amis, qu'un sénateur
1. Ausone, Action de grâces à Gratien.
2. Juvénal, VII, 186.
184 CHAPITRE XYUI.
jadis exilé par Domitien, s'est fait professeur en Sicile.
« As-tu appris, écrit-il à Minucien\ que Valerius Lici-
nianus s'est fait professeur en Sicile? Tu ne dois pas
l'avoir encore appris, car la nouvelle est toute récente.
Ancien préteur, il comptait naguère parmi les avocats
les plus éloquents; mais, de chute en chute, le voilà de-
venu de sénateur, <îxilé, et d'orateur, rhéteur. Aussi, en
ouvrant son école, a-t-il dit d'une voix dolente et péné-
trée: « 0 Fortune, quelle comédie tu te donnes ! de pro-
« fesseurstufais des sénateurs, et de sénateurs des pro-
« fesseurs! «Il y a dans ce mot quelque chose d'un ressen-
timent si amer, si poignant, qu'à mon avis, il s'est fait
professeur tout exprès pour le dire ». Comment n'eût-il
pas été honteux, pour le nom romain, qu'on élevât
Quintilien au consulat, lorsque Valerius Licinianus se
croyait déshonoré, et Pline est de son avis, de devenir
de préteur maître d'éloquence! Quintilien, il est vrai,
était de mœurs irréprochables, et Licinianus n'avait
qu'un inceste à se reprocher !
Mais Juvénal a bien raison d'ajouter aux vers cités
plus haut cette réflexion : « Cet homme heureux, néan-
moins, est plus rare que le corbeau blanc. Combien ont
maudit leur chaire et son titre vain et stérile, comme le
montre la fin de Thrasymaque et celle de Carrinas. » Il
eût pu joindre Quintilien à sa liste. Au moment où ce-
lui-ci commençait son Institution oratoire, il perdait en
l'espace de quelques mois sa jeune femme et son second
fils âgé de cinq ans. Il supporta ce malheur avec une
résignation stoïcienne. Mais bientôt après, son fils aîné,
qui avait dix ans et lui donnait les plus belles espérances,
1. Pline le Jeune, Lettres, IV, 11.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE iNÉRON. 185
lui fut enlevé par la maladie. Quintilien ne put nuu'triser
sa douleur, et l'exhala en termes touchants au début du
VPlivre deVInsHiution oratoire qu'il composait auméme
moment. Sans doute le père ne parle pas seul dans les
pages où il raconte ses deuils domestiques, et trop sou-
vent, des expressions et des tours maniérés trahissent la
main du rhéteur et une mélancolie plus apprêtée que
sincère. Mais il faut faire la part des habitudes profes-
sionnelles de Quintilien, et voir, dans ces pages trop cri-
tiquées', une ébauche de ces traités consolatoires que les
anciens aimaient à composer, tels que les Consolations
de Sénèque^, où une douleur vraie se traduit trop sou-
vent en phrases de rhétorique.
La préface de Vlnstitutian oratoire nous apprend que
Quintilien mit deux ans à écrire cet onvrage, de l'an 90
à l'an 92 environ. Il était attendu avec tant d'impatience
que fauteur, pressé de satisfaire le désir du public,
s'excuse de n'avoir pas eu le temps de revoir et de cor-
riger le style. A partir de la publication de son œuvre,
la vie de Quintilien est peu connue. Sa vieillesse fut
triste et solitaire. Il semblerait même avoir perdu cette
richesse qui excitait la verve de Juvénal, s'il lallait s'en
rapporter à une lettre où Pline le Jeune offre à Quinti-
lien {Quiniiliano suo), une somme de 50 000 sesterces,
pour l'aider à marier sa fille. « Tu es très désintéressé,
écrit-il et tu as élevé ta fille, petite-fille de Tutilius, de
la manière convenable. Cependant, comme elle va épou-
ser un citoyen honorable, Nonius Celer, à qui ses em-
plois civils imposent un certain train, il faut qu'elle
règle sa manière de vivre et sa toilette sur le rang de
1. Voir notamment Nisard : Poètes latins tfe la di-cdpnce. .
2. Voir [jIus haut les Consolations de Sénèque au chap. xv.
186 CHAPITRE XVIII.
son mari ; le luxe n'augmente pas notre dignité, mais la
relève. Tu es très riche de cœur, je le sais, mais de res-
sources modestes. Aussi, je réclame pour moi une partie
de ton fardeau, et, comme un second père, je donne à
notre fille 50 000 sesterces (environ 9000 francs). Je lui
donnerais davantage, si je n'étais persuade que la mé-
diocrité de ce petit présent pourra seule te décider à le
recevoir. Adieu'. »
Il s'agit ici d'un autre Qnintilien, de position obscure
et modeste, familier de la maison de Pline, qui dote
la fille en écrivant au père une lettre aimable, quoi
qu'un peu dédaigneuse et qui sent son grand sei-
gneur. Si Pline avait adressé cette épître à Marcus
Fabius^ l'auteur de VInstitulion oratoire, son ancien
maître, il aurait parlé sur un autre ton, et il aurait
rappelé au moins le souvenir qu'il avait conservé de
ses leçons. C'est ce qu'il ne manque pas de faire toutes
les fois qu'il prononce son nom. D'ailleurs, dans une
lettre du même livre que Mommsen place au plus tôt
l'an 106 de notre ère, Pline le Jeune parle de Quintilien
comme s'il était déjà mort au moment où il écrit^. En-
fin, comme Quintilien, dans la préface du livre VI, dé-
clare qu'il a perdu tous ses enfants, et qu'il reste seul,
superstes omyiium meonmi, il faudrait admettre un se-
cond mariage, peu vraisemblable à l'âge où le rhéteur
était arrivé.
Quoique VInstitulion oratoire roule sur l'art déformer
un orateur, et qu'elle soit devenue aussitôt la base de
l'enseignement de la rhétorique, la règle, le canon que
1. Pline le Jeune, Lettres, VI, 32.
2. Lellrps, VI, G; voir encore Lettres, II, 14 (date approximative
de 97 à 100).
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON. 187
les maîtres n'auront plus qu'à expliquer et à commenter
dans leurs écoles, il n'entre pas dans notre plan d'en
parler ici en détail, et nous renvoyons le lecteur aux ou-
vrages spéciaux sur l'histoire de la littérature latine.
Quintilien, du reste, n'apporte aucune idée nouvelle. Il
se borne à analyser et à traduire ses prédécesseurs, à
refondre surtout et à présenter d'une manière didac-
tique les divers ouvrages relatifs à l'art oratoire, que
Cicéron publiait un siècle auparavant. Là même où il
croit innover, il est la dupe de son heureuse mémoire,
et prend ses réminiscences pour des nouveautés.
Mais s'il a peu d'idées générales qui lui soient propres,
il abonde en détails heureux et piquants. Son expé-
rience de professeur lui suggère mille observations
sagaces, utiles, des anecdotes, des réflexions qui varient
agréablement la monotonie des préceptes. On sent
l'homme du métier qui connaît les jeunes gens, qui
les aime, qui sait prendre et manier ces natures déli-
cates et capricieuses. S'il n'a pas droit à l'admiration
exagérée qu'on professait pour lui à l'époque de la
Renaissance, il n'en occupe pas moins une des pre-
mières places parmi les écrivains latins qui sont par-
venus jusqu'à nous. Le l" livre de V Institution oratoire^
le plus original de l'œuvre entière, est d'une lecture
attachante et suffirait à lui assurer l'immortalité.
La partie de Quintilien qui appartient directement à
ces études, est très restreinte. Quintilien a été le premier
avocat de son temps, mais sa modestie l'a empêché de
s'étendre sur les causes qu'il a défendues, et même de
publier les discours qu'il a prononcés. Ses plaidoyers,
cependant, excitaient une admiration universelle. On
accourait pour les entendre. Bien plus, on les publiait,
188 CHAPITRE XVIII.
OU plutôt, on faisait courir sous son nom des plaidoyers
sur les sujets qu'il avait traités, et le succès excitant
l'avidité des copistes, on mettait en circulation des ha-
rangues défigurées, mutilées, où Quintilien refusait de se
reconnaître ^ Quintilien en publia lui-même fort peu.
Le premier qu'il livra au public, et il se le reproche
comme une vaine gloriole de jeune homme (il avait
alors environ trente ans), avait été prononcé dans la
cause de Naevius Arpinianus. Celui-ci était accusé
d'avoir tué sa femme en la précipitant d"un endroit
élevé. Le mari prétendait que sa femme s"était donné
volontairement la mort. On n'a point d'autres rensei-
gnements sur la nature et l'issue du procès. On ne peut
pas même affirmer que Quintilien soutint la cause du
mari. Ses expressions semblent l'indiquer, mais pas
d'une façon précise.
Il parle encore d'un procès de succession qu'il soutint
au barreau pour une veuve. Le mari ne pouvant, d'après
la loi, léguer sa fortune à sa femme, avait laissé ses
biens à d'autres héritiers, et ceux-ci s'étaient engagés,
par un fidcicommis, à les remettre à la veuve. L'intri-
gue n'avait pas été assez bien conduite pour que la vérité
ne transpirât. Les héritiers naturels traduisirent donc
la femme en justice. Mais ils l'accusèrent d'avoir sup-
posé un testament. Quintilien profita de ce que ses ad-
versaires avaient déplacé la question et l'avaient mise
sur un terrain mauvais pour eux. « Il m'était facile, dit-
il, de justifier la femme au sujet de la supposition du
testament; je n'avais qu'à avouer l'existence du fidéi-
commis; mais alors l'iiéritage était perdu pour la femme.
1. Insl. orat., VII, 2, '24 .
é
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRO.N. 189
Il me fallut donc plaider de manière à faire comprendre
aux juges ce qui s'était passé, sans que les dénoncia-
teurs pussent tirer parti de mes paroles. J'eus le bonheur
de triompher de ces deux difficultés^ ». Quintilien cite
ce plaidoyer à propos d'une figure de rhétorique, « la
plus à la mode de nos jours, » dit-il, où l'orateur veut
être deviné sans s'exprimer d'une manière précise. Il
est fier du succès qu'il a obtenu; mais en véritable
avocat romain, il ne craint pas d'avouer l'injustice de
la cause qu'il défendait.
Le dernier souvenir personnel que Quintilien rapporte
est plus bref encore. Il rappelle que le juge est quelque-
fois obligé de prononcer dans sa propre cause. « Je vois,
dit-il, dans le livre des Obsei-vaf iou s recneilUes par Sep-
timius, que Cicéron eut à plaider dans une affaire de
cette nature, et moi-même j'ai plaidé pour la reine
Bérénice par-devant elle^. » Il serait curieux de savoir
quel était eo déliât ouvert devant la reine Bérénice, et
où elle était directement intéressée. Avait-il rapport à
cette séparation célèbre dans l'histoire, que Suétone a
résumée en ces mots si connus : « Titus aimait Bérénice et
avait, dit-on, promis de l'épouser.... Dès son avènement
à l'empire, il l'éloigna de Rome, malgré lui^ malgré
elle » ? S'agissait-il simplement, comme il est plus pro-
bable, d'une affaire moins romanesque, d'une vulgaire
contestation d'argent? Toutes les suppositions sont
permises.
A défaut de renseignements plus précis sur les causes
qu'il a soutenues, Quintilien indique, àplusieurs reprises,
qu'il a souvent plaidé au barreau, et que ses préceptes
1. InsL oratoire, IX, 2, 73.
2. Jbid., lY, 1, 10.
190 CHAPITRE XVIII.
ne sont pas empruntés seulement à ses lectures et à
l'exemple des grands orateurs, mais sont le résultat de
sa propre expérience. On peut même, en réunissant
quelques-uns de ces passages, apprécier l'ensemble des
procédés qu'il prétend avoir mis en pratique. Cette mé-
thode, hàtons-nous de le dire, n'a rien de nouveau, c'est
celle de tous les esprits sages et bien ordonnés. Quin-
tilien, il est vrai, ne prétend pas l'avoir inventée : il
l'a reçue, dit-il, en partie de ses maîtres : la réflexion
et surtout la pratique lui en ont montré la justesse et
la fécondité. Il y a seulement une certaine naïveté de
sa part à ajouter : « Je révélerai en quoi elle consiste ;
je n'en ai jamais, du reste, fait de mystère, -promam, nec
unquam dissimulaci. Cette méthode consiste simple-
ment à bien étudier la cause, et à connaître par le menu
tout ce qui la concerne. « J'avais grand soin au bar-
reau, dit-il, de me mettre au courant de tout ce qui en-
trait dans la cause. Aux écoles, on établit d'avance cer-
tains points fixes et peu nombreux, que les Grecs
appellent thèmes, et Cicéron 'propositions. Quand j'avais
placé ces éléments de la cause en quelque sorte sous
mes yeux, je ne songeais pas moins à mon adversaire
qu'à moi-même. Et d'abord, ce qui n'est pas difficile,
mais ce qu'il faut considérer avant tout, j'établissais ce
que chaque partie voulait prouver, et ensuite les moyens
dont chacune pourrait se servir'. » Un pareil procédé
est sage assurément, mais il est en même temps si élé-
mentaire et si naturel qu'il n'était pas nécessaire, il
semble, de tant de précautions oratoires pour l'exposer.
Quelle pouvait être, d'ailleurs, la valeur des plaidoyers
où l'on parlait sans y recourir?
1. Insl. oratoire, VII, 1,3.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON. 191
La narration est une des parties principales d'une
cause. Il s'agit pour l'accusateur de présenter les faits
du débat sous un jour défavorable, et pour l'accusé, au
contraire, de les rétablir à son avantage. Les rhétoriques
anciennes attachaient une grande importance à la nar-
ration. Mais l'opinion dominante était qu'elle n'avait de
valeur, que si les faits étaient groupés et présentés dans
leur ensemble pour avoir plus de force. Les classiques
reprochaient même à Cicéron d'avoir dédaigné ces règles
étroites, et d'avoir placé, par exemple, plusieurs narra-
tions dans les différentes parties de son plaidoyer pour
-Cluentius où il avait cru utile de le faire. Quintilien,
toujours si réservé quand il s'agit de contredire les
principes généralement adopté par les rhétoriques, est
heureux ici de se mettre à l'abri du nom de Cicéron. Il
rappelle avec orgueil que, dans les causes qui étaient
partagées entre plusieurs avocats, on lui confiait de
préférence la narration, et qu'il n'a jamais hésité à la
scinder en plusieurs parties, lorsqu'il y voyait un avan-
tage. « Pour moi, dit-il, si mon expérience peut être
comptée pour quelque chose, je l'ai fait au barreau,
aussi souvent que je le jugeais nécessaire, etj'ai toujours
eu en cela l'approbation des auditeurs éclairés et des
juges. Je puis même le dire sans vanité, comme sans
crainte d'être démenti par les nombreux avocats avec
lesquels j'ai plaidé de concert : c'était ordinairement à
moi que l'on confiait le soin de présenter la cause'. »
L'on sait, enfin, le rôle prédominant que jouait le pa-
thétique dans les causes judiciaires. Les grands orateurs
réservaient pour la péroraison leurs effets les plus puis-
1. lîist. oratoire, IV, 2, 86.
192 CHAPITRE XVIII.
sants, et Cicéron se vantait d'avoir su manier le pathé-
tique mieux qu'aucun de ses rivaux en éloquence. Mais
l'illustre orateur oublie de nous dire avec une précision
suffisante si, au moment où il excitait l'attendrissement
des auditeurs, il était ému lui-même. Il semble l'indi-
quer par les paroles qu'il prête à l'orateur Antoine ra-
contant les péripéties du procès d'Aquilius : « Si j'es-
sayai alors d'émouvoir la compassion du public, c'est
que j'étais ému moi-même. Ce ne fut pas je ne sais quel
art inconnu, mais la vive émotion de mon âme, mais
ma douleur qui m'inspira ce mouvement tant vanté, qui
me poussa à déchirer la tunique et à montrer les cica-
trices d'Aquilius.... Je pleurais moi-même, j'étais en
proie à un violent transport, tandis que j'invoquais les
dieux et les hommes, les citoyens et les alliés. Si toutes
les paroles que je prononçai alors n'avaient été em-
pruntées de ma douleur, mon discours, loin d'exciter la
compassion des j uges, aurait provoqué leurs railleries ' . »
Malgré ce passage, il est permis de concevoir des
doutes sur la réalité de l'émotion qu'éprouve un orateur
habile, habitué à faire vibrer les cordes du pathétique.
Sans aller jusqu'au paradoxe de Diderot, qui, s'étayant
sur les confidences de quelques acteurs, prétend qu'une
émotion personnelle, loin de servir le tragédien nuit
toujours à l'efTet qu'il veut produire, on peut admettre
que l'avocat partage exceptionnellement l'émotion qu'il
provoque. Quiutilien, à l'en croire, s'inscrirait en faux
contre la thèse de Diderot. Il ne se borne pas à dire
que, dans les causes du barreau et même dans les exer-
cices de l'école, il faut parler avec verve, avec chaleur,
1, De Ora/ore, II, 57; voyez Histoire de l'éloquence latine avant
Cicéron, t. Il, p. 279.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES SUCCESSEURS DE NÉRON. 193
en se mettant à la place du personnage, ce qui est le seul
moyen d'exciter rintérèt et de soutenir l'attention. Il va
plus loin. Il prétend avoir vu des histrions et des comé-
diens ([ui, en sortant de jouer un rôle triste et touchant,
pleuraient encore après avoir déposé le masque. II fait
de cette émotion une règle de l'art oratoire, et cite son
propre exemple. « Voici, dit-il, ce que je n'ai pas dû
ensevelir dans le silence, puisque c'est par cela, à quelque
prix qu'on m'estime, ou qu'on m'ait estimé, que j'ai
conquis un certain renom de talent dans l'art oratoire.
J'ai été souvent ému en plaidant : les larmes me ga-
gnaient; je sentais mon visage pâlir, et j'éprouvais une
véritable douleur'. »
On ne peut, malheureusement, contrôler par aucun
plaidoyer de Quintilien la vérité de son assertion. Il
est probable que l'auteur de V Institution oratoire se fait
illusion à lui-même en évoquant les souvenirs de sa
carrière d'avocat. On peut en juger par la préface de
son YP livre où il parle des pertes qui affligent son
âge mûr. Ici Quintilien n'a pas à s'émouvoir pour un
client, à provoquer en lui-même une douleur factice. Il
déplore des malheurs qui lui sont personnels, il raconte
des deuils domestiques, les coups répétés de la fortune
qui l'ont frappé dans ses êtres les plus chers, et surtout
dans ce jeune enfant qui lui faisait concevoir tant d'es-
pérances. Sans doute il a des accents touchants, mais
trop souvent le rhéteur prend la parole à la place du
père, et ses phrases peu simples ne respirent pas et ne
communiquent pas l'émotion. Les autres discours de
Quintilien présenteraient, à plus forte raison, les mêmes
caractères. Cependant, si l'on peut douter que Quintilien
1. Instit. oratoire, VI, 2, 30.
Il — 13
194 CHAPITRE XVIII.
ait été le grand orateur qu'il se plaît à laisser supposer,
il n'en est pas moins certain qu'il a bien compris le rôle
de l'éloquence, qu'il a sagement et habilement composé
ses plaidoyers, et, qu'à une époque de décadence, il a pu,
avec justice, passer pour le premier avocat de son temps.
Il n'y a pas lieu de parler ici des Déclama lions placées
sous le nom de Quintilien, et qu'on joint ordinairement
à l'Institution oratoire. On a voulu voir dans ces exer-
cices d'école, les discours que les copistes du temps fai-
saient courir sous le nom du brillant avocat. Il y a ici
confusion. Quintilien ne parle que des discours qu'il
avait prononcés au barreau, tandis que les Déclama-
tions sont un cahier de matières et de corrigés à l'usage
d'un rhéteur de profession. Le nom de Quintilien se
trouve à la première page, voilà pourquoi on les lui
attribue. Sans doute, quelque rhéteur de second ordre a
voulu se couvrir de ce nom glorieux, mais tout proteste
contre cette usurpation. Ni les dix-neuf discours en-
tiers, ni les fragments de cent quarante-cinq décla-
mations, reste des trois cent quatre-vingt-huit que con-
tenaient autrefoisles manuscrits, ne sont de Quintilien.
Malgré des traits heureux semés çà et là, ces déclama-
tions trahissent des mains différentes et souvent inexpé-
rimentées. Certains sujets, par leur nature seule, ne
conviennent pas à l'austérité bien connue de Quin-
tilien. Les règles qu'il donne dans son Inslilution y
sont souvent violées et méconnues. L'ouvi^age est donc
l'œuvre d'un rhéteur d'un siècle postérieur, qui a voulu
imiter le livre des Controverses de Sénèque le Père, et
qui n'eu a fait qu'un pastiche faible et ennuyeux.
CHAPITRE XIX
L'ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS.
Les interlocuteurs du Dialogue sur ies orateurs. — Marcus Apcr.
— Curiatius Maternus. — Vipstanus Messala. — Julius Secundus.
— L'empereur Domitien. — Le délateur Vibius Crispus.
h' Institution oratoire, malgré ses douze livres et le dé-
veloppement considérable de chacun d'eux, nous a fourni
à peine quelques rares détails sur 1 "éloquence de Quin-
tilien considéré comme avocat. Aussi ne faut-il pas nous
étonner de la disette de renseignements où nous sommes
réduits au sujet des autres orateurs du règne de Vespa-
sicn. Le peu que l'on sait sur leur compte et même sur
leurs noms, on le doit à l'auteur du Dialogue sur les ora-
teurs. Tacite, car pour plus de commodité, et pour nous
conformer à l'usage, nous continuerons à lui attribuer
la paternité de cette œuvre si remarquable. Tacite vou-
lant, à rimitation de Cicéron, composer un dialogue sur
l'éloquence, a choisi les orateurs les plus illustres de
l'époque où il plaçait son dialogue. Il en a pris quatre,
et a fait soutenir à chacun la Lhèse la plus conforme
à son caractère, à ses opinions, à la nature de son
talent. De même, Cicéron introduisait dans le dia-
logue Sur l'orateur., outre des personnages secondaires,
196 CHAPITRE XIX.
M. Licinius Crassus, Antoine etC. Julius César. Antoine
traitait de Yinveniion, Crassus, de Vélocution, César, de
\di plaisanterie ; chacun, en un mot, dissertait delà par-
tie de l'art oratoire où il passait pour exceller.
L'auteur du Dialogue sur les orateurs a voulu mettre
aux prises les partisans de l'ancienne éloquence, qui se
couvraient du grand nom de Cicéron et voyaient en lui et
dans ses contemporains, les maîtres de la parole ro-
maine,etles partisans de l'école nouvelle, les romantiques
si l'on veut, qui traitaient de vieilleries les méthodes et
le style de l'illustre orateur. Loin de croire à la déca-
dence de l'art oratoire, ils proclamaient avec assurance
la supériorité des modernes sur les anciens. On a vu
plus haut, lorsque nous avons examiné la révolution
accomplie dans l'éloquence après la mort d'Asinius
PoUion et de Messala, et qui s'était personnifiée dans
l'orateur Cassius Severus, ce qu'il faut penser delà nou-
velle école et de ses prétentions ^ On n'a plus ici à rentrer
dans le débat. Il reste à recueillir les quelques rensei-
gnements biographiques que le Dialogue sur les orateurs
fournit sur les interlocuteurs qui y prennent part.
Le partisan des modernes, le défenseur éloquent des
romantiques, le personnage, pour lequel Tacite paraît
avoir le plus de prédilection, est l'orateur Marcus Aper.
Ce personnage était originaire de la province qui avait
déjà donné à Rome des orateurs éminents, oii l'ins-
truction s'était développée avec tant de rapidité, et où
les écoles devaient fleurir encore, longtemps après que
leur enseignement ne trouvait plus d'écho en Italie. Il
1. Voy. au tome l" le chapitre vu, intitulé : La nouvelle élo-
quence. Cassius Severus.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS. 197
était Gaulois. C'est du moins ce que Ton peut conclure
du passage, où il compare la faible renommée qu'obtien-
nent les poètes avec la vaste notoriété qui est le partage
desorateurs. «Quel voyageur, dit-il, arrivant d'Espagne,
d'Italie, je ne parle pas de 710s Gaulois, s'enquierten ar-
rivant à Rome du poète Saleius Bassus * ? » Ces mots
nos Gaulois, épigramme ou éloge, semblent indiquer
qu'Aper parle ici de ses compatriotes. Il avait habité la
Bretagne, il le reconnaît lui-même, dans les rangs de
l'armée que les Romains étaient obligés d'entretenir au
cœur de cette île à moitié soumise, et toujours prête à se
révolter. Il y avait vu un vieillard qui prétendait avoir
combattu contre César, lorsque, pour assurer la con-
quête de la Gaule, l'adversaire de Yercingétorix avait
tenté, à deux reprises, une expédition en Bretagne ^.
Aper y avait conquis « malgré la défaveur attachée à
sa naissance et à son pays», dit-il, les titres de questeur,
de tribun, de préteur, qu'il rappelle non sans orgueil
au début du dialogue ^
Mais ces dignités militaires ou civiles ne l'empê-
chèrent pas de se livrer à l'étude de l'éloquence. C'est
Icà qu'il obtint les plus grands succès et les triomphes
les plus flatteurs. Il fut de bonne heure regardé avec
Julius Secundus, comme l'avocat le plus éloquent de son
époque, et eut Thonneurdecompter, parmi ses disciples,
Vaxiieur du Dialogue sur les orateurs. « M. Aper et Julius
Secundus, dit celui-ci, étaient alors les deux plus célèbres
talents de notre barreau. J'allais les entendre avec em-
pressement l'un ou l'autre au forum ; en outre, je les
1. Dialogue sur les orateurs, 10.
2. Ibid., 17.
3. Ibid., 7.
198 CHAPITRE XIX.
fréquentais chez, eux et je les suivais en public, poussé
pai" un merveilleux désir d'apprendre et une certaine
ardeur de jeunesse. Je recueillais soigneusement leurs
discussions, et même leur confidences les plus in-
times '. ))
Aper devait son succès à sa passion pour l'art qu'il
cultivait. Il ne s-e bornait pas aux causes qu'il plaidait
en public. Il s'exerçait, et ne cessa jamais de le faire,
aux causes fictives où se complaisait l'éloquence des
partisans de la nouvelle école. Il prenait part aux con-
troverses des rhéteurs et y assouplissait son génie -.
Mais il dédaignait les études sévères, l'histoire, la poli-
tique, la philosophie, qui avaient fait la gloire de l'école
de Cicéron et d'Asinius PoUion. Malgré l'expression
adoucie et polie de Tacite, « il dédaignait les lettres
plutôt qu'il ne les ignorait, » on peut croire que son ins-
truction laissait à désirer ^ Il trouvait plus facile de
médire de la science que de combler le vide de son
éducation première. En outre, comme l'avait fait jadis
l'orateur Antoine, il espérait grandir dans l'opinion pu-
blique, en paraissant devoir son talent à son heureux
naturel, plutôt qu'à un travail persévérant et à des con-
naissances profondes. Aussi son éloquence avait-elle les
défauts et les qualités de son esprit. Si, parfois, elle man-
quait de fond et de solidité, elle était toujours ardente,
animée, pleine de chaleur et de véhémence '\ C'était
une véritable éloquence de délateur. Malgré la nature de
son talent, Aper resta honnête, mais il le doit aux cir-
1. Dialogue sur les orateurs, 4.
2. I/Àd., U.
3. Ibid., ?.
4. Ihid., 11, 24.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS. 199
constances politiques au milieu desquelles il vécut, et
à la sagesse de Ycspasien. Son admiration pour les dé-
lateurs fameux, courtisés, aduli'S par la foule à causede
la terreur qu'ils inspirent, permet de croire que, sous
un autre prince, il aurait aimé à jouer leur rôle.
L'interlocuteur principal d'Aper est l'orateur Curiatius
Matehnus. Maternus avait obtenu au barreau des succès
éclatants. Aper fait de son éloquence, comme de celle de
Secundus, un éloge enthousiaste. « Et vous, Maternus
et Secundus, dit-il, qui mêlez si bien à la force des
pensées, l'éclat et la politesse des expressions ; qui ap-
portez un tel choix dans l'invention, tant d'ordre dans la
disposition, une telle abondance quand la cause le ré-
clame, et une telle brièveté quand elle le permet ; vous
qui savez si bien unir 1 éclat du style à la netteté des
idées, qui maniez les passions et tempérez la liberté
avec tant de mesure que, si la malignité et l'envie ont
retardé pour vous la justice de notre siècle, la vérité
sera proclamée par nos descendants '. » Sans doute, les
paroles d'Aper sont dictées par la bienveillance et la po-
litesse, peut-être même par le secret dédain d'un homme
qui se croit supérieur. Mais, en réduisant de beaucoup
ces éloges, on peut conclure que Maternus apportait
au barreau des facultés supérieures. Malgré les succès
éclatants qu'il y obtenait, il le quitta de bonne heure
pour la poésie. Il gardait dans son âme le culte de l'an-
cien état de choses qui avait fait la gloire et la puissance
de Rome, et, ne pouvant épancher au forum les secrets
sentiments de son cœur, il les exprimait dans ses vers.
1. Dialogue sur les orateurs, 23.
•200 CHAPITRE XIX.
C'était pour Maternus un moyen de parler politique
sous l'empire. Au moment où s'ouvre le Dialogue sur les
orateurs^ il venait de lire en public sa tragédie (}iQCaton,
« ouvrage, dit Tacite, où, s'oubliant lui-même pour ne
songer qu"à son principal personnage, il avait, à ce
qu'on répétait, offensé les puissants '. » Ce sont même les
bruits circulant dans Rome au sujet de sa hardiesse,
qui attirent chez lui Aper et Julius Secundus, et sont
l'occasion du dialogue. Caton, se donnant la mort pour
ne pas survivre à la liberté, n'était pas un spectacle qu'on
pût offrir impunément à la Rome impériale. Il fallait la
candeur d'un poète pour l'oublier. Il fallait aussi toute
la jalousie soupçonneuse de l'empire pour voir un
danger dans une lecture si inoffensive. Qui pouvait,
un siècle non seulement après la mort de Caton, mais
après la bataille d'Actium, songer à la liberté ancienne
et à la République ? Tout cela était mort et bien mort ;
et les accents de Maternus, si éloquents qu'ils fussent,
ne pouvaient rien ressusciter. C'était une exhumation
sans péril, si ce n'est pour le poète.
Avant de lire son Caton, Maternus avait composé en-
core une autre tragédie. Il avait écrit une Médée. C'était
un des sujets favoris traités par les Romains sur le mo-
dèle de la Médée d'Euripide, une oeuvre analogue, imi-
tation ou traduction, à la Médée d'Ovide, dont le succès
même n'avait pas ralenti le zèle des poètes. Il préparait
encore une autre tragédie, Thyeste, où il se proposait
d'ajouter aux hardiesses de son Caf on ^. Aper lui reproche
d'y consacrer son temps, tandis que la défense des co-
1. Dialogue sur les orateurs, 2.
2. Ibid., 3.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS. 201
lonics et des municipes réclament sa présence au bar-
reau. Maternus vante le charme de la poésie non sans
mélancolie. Il y cherche l'oubli de réloi|uence sanglante
qu'il a vue si puissante à Rome, sous le règne de Néron.
Il a horreur de cette gloire, de cette notoriété mal acquise
qu'Aper ne cesse d'envier. Il n'aurait certainement pas
reparu sur le forum sous un prince cruel ; il se décida
peut-être, mais nous n'en savons rien, à y reparaître
sousVespasien. Finit-il sonThyeste ? Fit-il encore parler
la liberté, dans une pièce semblable à son Caton'l On
l'ignore. Mais il avait prononcé les noms de liberté et
de tyrannie. Si Yespasien eut le bon goût de ne pas s'en
apercevoir, un autre était là qui grava ce crime dans sa
mémoire, et se promit de ne pas le laisser impuni.
Derrière Vespasien, il y avait son second fils Domitien.
Le jour où l'émule de Néron voulut détruire tout ce
qu'il y avait de sentiments nobles et généreux, il songea
à l'auteur de Caton, et il mit à mort l'interlocuteur
d'Âper, le noble et généreux Curiatius Maternus '.
VipstanusMessala, que Tacite introduit dans son Dia-
logue comme le partisan éloquent et convaincu des an-
ciens, est un peu plus connu que ses deux interlocu-
teurs. On n'a pas, il est vrai, sur son habileté oratoire,
d'autres renseignements que quelques mots du Dialogue.
Mais il s'était signalé à la guerre, pendant la lutte des
Flaviens et des Vitelliens, et, malgré son rang un peu
secondaire, Tacite ne néglige jamais l'occasion de le
citer. Il descendait de l'illustre famille des Messala.
« Il était, dit Tacite, aussi distingué par son mérite que
par sa naissance, et c'était le seul qui eût apportée cette
1. Dion Cassius, LXVII, V2,
202 CHAPITRE XIX.
guerre des intentions droites'. »II prit part, en qualité
de tribun et de chef de la VIP légion Claudiane, aux
difTérentes luttes qui précédèrent la bataille de Cré-
mone et le sac de cette malheureuse ville par les sol-
dats de Vespasien.
Tacite rappelle complaisamment son intervention,
même dans des faits de médiocre importance. Ainsi il
le montre, tantôt venant rejoindre l'armée d'Antonius
Primus, lieutenant de Vespasien, tantôt concourant à
sauver Aponius Saturninus, général de l'armée de Mé-
sie, que ses légions révoltées voulaient massacrer'.
Enfin il mentionne, et avec raison, la part considéra-
ble de Messala au succès de la bataille de Crémone, qui
commença à ruiner le prestige des Vitelliens. Déjà
deux légions, VHaUque et la Rapax, du côté de Vitellius,
s'avançaient pleines de confiance, et se croyaient victo-
rieuses, quand la cavalerie Flavienne fondit sur elles et
les arrêta. La lutte s'engagea, mais le succès fut aussi-
tôt décidé par l'arrivée inattendue de Messala, à la tête
des auxiliaires de Mésie. Ceux-ci, aussi estimés que des
légionnaires, enfoncèrent les deux légions malgré la
marche forcée qu'ils venaient de faire, et contraignirent
les Vitelliens à se réfugier dans Crémone ^
Vipstanus Messala ne se contenta pas de prendre une
part active à cette guerre ; il voulut en raconter à d'au-
tres les sanglantes péripéties. Acteur dans la tragé-
die, il rapporta ce qu'il avait vu, ce qu'il savait de pre-
mière main. Est-ce une histoire qu'il composa? Se
borna-t-il à publier des Mémoires'^ On ne sait; mais
1. Histoires, III, 9.
2. Ibid., III, 12.
3. ]bid., III, 18.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS. 203
Tacite lui emprunte, sans aucune précaution oratoire,
comme à un auteur connu du public, deux épisodes ca-
ractéristiques de cette guerre civile, ou plutôt, suivant
le mot de Lucain, plus que civile. Un Espagnol, Julius
Mansuetus, incorporé dans la légion Rapax, combat-
tit contre son fils qui servait dans la VIP légion,
recrutée par Galba en Espagne, et fut mortellement
blessé par lui. « Le père tombe mourant, le fils s'élance
pour le dépouiller, le reconnaît à sa voix et à ses traits,
et en est reconnu. Il le serre alors glacé dans ses bras et,
d'une voix lamentable, il prie les mânes paternels de
lui pardonner, de ne pas le maudire comme un parri-
cide. C'était le crime de tous, qu'était la part d'un seul
homme dans les guerres civiles ' ? »
Tacite ne s'est pas borné à emprunter ce fait dou-
loureux à Vipstanus ; il lui doit encore la peinture de
la scène et les réflexions suivantes : « En même temps,
le fils relève le cadavre, creuse la terre, et rend à son
père les derniers devoirs. Ceux qui étaient près de lui le
remarquent, puis un plus grand nombre, enfin toute
l'armée s'étonne, gémit et maudit cette guerre cruelle. »
Que valaient l'étonnement et les imprécations de l'armée
tout entière, rapportés par l'honnête Vipstanus? Tacite
répond lui-même à la question en continuant froide-
ment : « Cependant, les soldats n'en continuent pas avec
moins d'ardeur à dépouiller leurs proches, leurs pa-
rents, leurs frères égorgés. Ils parlent du crime commis,
et ne cessent d'en commettre de pareils! »
L'autre fait, emprunté par Tacite à Messala, est plus
odieux encore. Les Flaviens, vainqueurs à la bataille de
1 . Histoires, III, 25.
204 CHAPITRE XIX.
Crémone, assiégeaient la ville où s'étaient réfugiés les Vi-
telliens. Enrichie par un commerce actif, Crémone était,
en ce moment même, le rendez-vous de nombreux né-
gociants, magna pars Ilaliae, qu'y avait attirés une foire
considérable; et la population secondait l'effort des sol-
dats. Les chefs des Flaviens, voyant leurs troupes fati-
guées près d'abandonner la lutte, leur promirent le pil-
lage. Crémone fut emportée de vive force : 40 000 soldats
et un nombre plus élevé de vivandiers et de goujats
d'armée, plus corrompus et plus cruels, se ruèrent sur
cette malheureuse ville. Tout fut mis à sac pendant qua-
tre jours, les habitants furent égorgés, les femmes vio-
lées, les maisons pillées, les temples dévastés. Pour
couronner cette œuvre de destruction, le feu consuma
ce que les hommes n'avaient pu détruire. Le seul tem-
ple de Méphitis' dut à sa situation hors des murailles
d'échapper à l'incendie. A cette nouvelle, un immense
cri d'horreur s'éleva dans toute l'Italie et domina le
bruit de la guerre civile. On refusa partout d'acheter
les Crémonais captifs, et l'on mit en liberté ceux que
les soldats, honteux de leur conduite, ne parvinrent pas
à tuer secrètement. Qui avait promis le pillage aux sol-
dats? Qui avait la responsabilité de cet odieux attentat?
Personne ne voulut s'en reconnaître l'auteur. Vipstanus
Messala, qui était au -siège, en accusait Hormus, Pline
l'Ancien l'impute à Antonius Primus. Tacite n'ose pas
décider entre leurs témoignages.
Quelques mois après, Vipstanus Messala entrait dans
Rome, abandonnée par Yitellius. Il y trouvait la plus
grande partie du sénat qui avait déjà passé du côté des
\. Histoires, III, 33. Méphitis était la déesse des exhalaisons pes-
tilentielles : on lui élevait des temples pour se garantir de la peste.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS. 203
vainqueurs, livrée à des dissensions intestines. C'était
l'heure des représailles contrôles délateurs, instruments
de Néron et de Yitellius. Le plus farouche d'entre eux
celui qui provotpiait les ressentiments les plus violents,
était le célèbre délateur Aquilius Régulus, l'assassin de
Pison. On l'accusait même d'avoir déchiré avec ses
dents la tête de sa victime. Mais Regulus était le frère
utérin de Yipstanus Messala. Celui-ci « qui n'avait point
encore l'âge sénatorial, dit Tacite, se lit une grande
réputation de piété fraternelle et d'éloquence en osant
intercéder pour son frère.... Il n'essaya pas de défendre
ni la cause ni l'accusé; il se jeta au devant du danger
d'Aquilius et réussit à fléchir quelques-uns des séna-
teurs * ». Heureusement pour Aquilius, en ces époques
tourmentées où la force seule était respectée, la position
éminente que Messala occupait dans le parti victorieux
était la meilleure des protections, et valait le plus bril-
lant discours. Le crédit de Messala et quelques paroles
de Mucien arrêtèrent les velléités de rigueur que le sé-
nat manifestait. Regulus échappa au sort qu'il méritait.
Le délateur attitré de Néron devait s'illustrer encore,
sous Domitien, par de nouvelles infamies.
L'intervention généreuse de Messala en faveur de son
frère fut peut-être la première occasion où il révéla ses
aptitudes à l'éloquence. Était-il aussi grand orateur que
le choix fait de lui par Tacite, comme interlocuteur
dans son Dialogue, permet de le supposer? Ou doit-il
seulement cet honneur à l'amitié que Tacite semble
éprouver pour lui? On ne saurait, faute de documents,
trancher cette question. Il se montre, dans le Dialogue,
1. Histoires, IV, 42.
206 CHAPITRE XIX.
partisan des anciens, de leurs méthodes et de leur plan
d'éducation ; il n'a que des railleries spirituelles et fort
justes pour les exercices de l'école, les déclamations et
les sujets traités par les rhéteurs. Il prétend, au grand
scandale d'Aper, qu'il n'existe plus de son temps un seul
grand orateur. Mais il se borne à la partie la plus facile
de son rôle, à la critique de ce qu'il voit autour de lui.
Il reconnaît, cependant, que les conditions de l'élo-
quence sont changées, que la grande éloquence de Ci-
céron et de ses contemporains, alimentée par l'impor-
tance des débals politiques, serait déplacée et de nul
emploi sous les empereurs, dans ces humbles prétoires
qui subsistent seuls encore. Il fait preuve de goût :
ses remarques et ses regrets sur la disparition de l'anti-
que éloquence révèlent un esprit judicieux. Mais il ap-
partient aussi à son époque. Si, comme le prétend Aper,
Messala se voyait décerner par tout le monde le titre de
grand oi-ateur, qu'il refuse à tous ses contemporains,
c'est qu'il avait aussi quelques-uns des défauts que le
public*^alors aimait et admirait'. On peut le conclure
des paroles d'Aper : « Pour ta part, Messala, je ne te
vois imiter des anciens que leurs traits les plus bril-
lants-. » Messala était donc de son siècle par son goût
pour lestraits et pour les expressions brillantes et recher-
chées, marque fatale des âges de décadence.
« Il arrive très souvent, raconte Quintilien, que les
jeunes gens, même les mieux doués, se consument en
efforts stériles, et aboutissent au silence par la passion
de trop bien dire. A ce propos, je me souviens que Julius
1. Dialogue sur les oraleurs, 15.
2. Ibid., 23.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS. 207
Secundus, mon contemporain, et comme chacun sait,
mon intime ami, homme d'une admirable éloquence,
ce qui ne l'empêchait pas de travailler sans relâche,
me rapportait un mot qui lui avait été dit par son
oncle. Celui-ci était Julius Morus, l'homme le plus élo-
quent de la Gaule, car c'est là seulement qu'il a fait
briller son talent, orateur qui comptait peu d'égaux
et était vraiment digne d'une telle parenté. Il vit un
jour Secundus, qui était encore sur les bancs de l'école,
sombre et abattu. Il lui demanda pourquoi il avait une
mine si désolée. Le jeune homme répondit qu'ayant un
sujet à traiter, il en cherchait l'exorde sans succès
depuis trois jours. Il s'affligeait de son mécompte pré-
sent, et même désespérait de l'avenir. Alors Florus,
souriant de son chagrin : « Pourquoi, » lui dit-il,
« veux-tu mieux parler que tu ne le peux? » Sans
doute, conclut Quintilien, il faut s'efTorcer de parler le
mieux possible, mais, quel que soit le degré où l'on
arrive, avant tout, il faut parler^ ».
Cet enfant studieux, d'origine gauloise sans doute
comme son oncle Julius Florus et comme Aper, cet élève
ophiiâtre « qui voulait parler mieux qu'il ne pouvait »,
finit par devenir un avocat illustre. Tacite, qui l'intro-
duit comme quatrième interlocuteur dans son Dialogue,
avait été son disciple et son commensal. Il reconnaît
à son éloquence les mêmes qualités qu'à celle de Ma-
ternus, c'est-à-dire la force des idées, l'éclat et la j)oli-
tesse des expressions, la sagacité dans l'invention,
l'ordre dans la disposition-; il ne fait qu'une réserve.
1. Inst. orat., X, 3, 12. Voir encore XII, 10, 11.
2. Dialogue sur les o>'aleurs,2. Voir ci-dessus la citation relative
à .Matenius : Tacite caractérise à la fois les deux orateurs.
208 CHAPITRE XIX.
et l'indique en ternies adoucis : « La malignité, dil-il,
refusait généralement à Secundus une élocution facile. »
Si l'on rapproche la critique de Tacite des indications
données par Quintilien, où celui-ci parle de « la pureté
et de l'élégance » de Julius Secundus, sans mentionner
Tabondance et la facilité, on peut conclure que, sous les
([ualités de l'avocat distingué, on retrouvait encore les
défauts qui arrêtaient le jeune homme dans ses exer-
cices d'école. Par l'énergie de sa volonté et de son
travail, il arrivait à triompher des obstacles que la na-
ture lui opposait. Mais les connaisseurs trouvaient que
« son éloquence sentait l'huile », comme on l'avait dit
à Athènes des débuts de Démosthène, et ils attribuaient
ses succès oratoires, surtout au soin minutieux qu'il
apportait à composer ses plaidoyers et à polir ses
expressions.
Tandis qu'Âper se reposait des fatigues du barreau
par la composition de déclamations d'école, Julius
Secundus consacrait à des œuvres plus sérieuses et plus
littéraires les loisirs que les plaidoyers lui laissaient. Il
avait écrit la Biographie de Julius Asiaticus, chef gau-
lois, qui avait pris parti pour Vindex et avait été mis à
mort par Yitellius. C'était peut-être son parent. Vips-
tauus Messala en parle avec éloge dans le Dialogue sur
les orateurs^ et engage Secundus à continuer, et à faire
suivre cette Biographie d'études du même genre, en lui
promettant autant de succès dans cette sorte d'ouvrages
qu'il en obtient au barreau par son éloquence'.
Malheureusement Secundus fut enlevé par une mort
prématurée, avant d'avoir pu justifier les espérances
1. Diaiogxie sur les orateurs, 14.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLAVIEXS. 209
qu'il faisait concevoir. D'un caractère aimable, d'un
commerce sûr et facile, il paraît avoir excité de vives
amitiés. Tacite parle de son maître avec une visible
sympathie. En outre, Saleius Bassus, homme excellent,
et qui passait pour le meilleur poète de son temps, avait
voulu habiter avec lui la même demeure pour ne pas
s'en séparer '. Quant à Quintilien, qui se vante de l'avoir
eu pour intime ami, c'est avec un accent de regret ému
([u'il termine par son nom l'énumération des orateurs
romains dont il conseille la lecture. « Si Julius Secun-
dus, dit-il, eiU vécu plus longtemps, il eût certaine-
ment légué à la postérité le nom d'un orateur célèbre.
Il eût ajouté, il ajoutait déjà ce qui semblait manquer
à toutes ses autres qualités éminentes, je veux dire
plus d'ardeur au combat, plus de méditation sur le
fond des choses, quitte à s'occuper un peu moins du
style. iS'éanmoins, quoique arrêté au milieu de sa course,
il a conquis un rang honorable, tant il a d'abon-
dance et de grâce dans les développements; tant
son style est pur, doux et brillant ; tant sa diction a
de propriété, même dans les métaphores ; tant il a
dans ses témérités les plus audacieuses, de lumineuse
clarté ^ ! »
Après avoir fait de Julius Secundus un éloge peut-
être exagéré, mais inspiré par lamitié, Quintilien ajoute
ces quelques mots en manière de conclusion : « Ceux qui
écriront après moi sur les orateurs, dit-il, auront une
ample matière à louer justement ceux qui fleurissent
aujourd'hui; des talents de premier ordre honorent en ce
moment notre barreau. Les uns, orateurs consommés.
1. Di:ilof/ue sur les orateurs, S.
L». Inst. orat., X, I, 130
II. — 14
210 CHAPITRE XIX.
rivalisent avec les anciens; les autres, jeunes et pleins
de zèle, les imitent et marchent sur leurs pas à la per-
fection. » Si la première partie de ce jugement flatteur
désigne, comme on peut le croire, Marcus Âper et les
autres interlocuteurs du Dialogue sur les orateurs^ c'est
à Tacite, à Pline le Jeune que Quintilien pense en par-
lant de ces talents plus jeunes et qui sont en train de se
former. Mais parmi eux, ou plutôt à leur tête, il place
un nom auquel les modernes sont loin de songer, celui
de l'empereur Domitien.
On a vu plus haut tout ce que Quintilien devait à la
famille des Flaviens. Vespasien lui avait assuré, ce qui
était sans exemple, un traitement considérable sur le
Trésor public. Domitien le choisit comme précepteur de
ses neveux, et l'éleva au consulat. Ces deux distinc-
tions qui suscitèrent tant de jalousies, n'en étaient que
plus fhitteuses. Aussi n'en faut-il pas trop vouloir à
Quintilien des éloges exagérés par lesquels il témoigne
sa reconnaissance à son bienfaiteur. On a pardonné
depuis longtempsà Horace et à Virgile les adulations
qu'ils prodiguaient à Auguste, et dont, les premiers, ils
donnèrent l'exemple aux écrivains romains. A l'époque
de Quintilien, après tant d'apothéoses que les empereurs
se décernent tour à tour, et que le sénat et le peuple
s'empressent de ratifier, il faut excuser le professeur-
consul d'avoir accordé à Domitien la palme de l'élo-
quence et de la poésie. Auguste avait ordonné les pros-
criptions quand Virgile et Horace le mettaient au rang
des dieux et le proclamaient fils de Vénus. Domitien ne
s'était pas encore fait connaître tout entier, au moment
où Quintilien insinuait qu'il devait la perfection de ses
L'ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLAVIE.NS. 211
œuvres littéraires aux enseignements de Minerve su
mère'.
Titus, plus âgé que son frère de treize ans, avait été
élevé à Rome et avait eu les mêmes maîtres que le jeune
Britannicus. On ne sait quels furent ceux de Domitien.
Il passa une partie de sa jeunesse d'abord en Afrique,
lorsque son père en était gouverneur, puis il le suivit
dans « cette petite ville écartée » où Vespasien dut
s'exiler pour s'être endormi au théâtre, pendant que
Néron faisait entendre aux Grecs les accents de sa voix
divine -. L'éducation première de Domitien fut donc
assez négligée par suite des vicissitudes qu'éprouva la
fortune de son père, mais il eut le temps de la refaire
ou de la compléter après l'avènement de Vespasien. En
effet, irrité des mesures imprudentes que son fils prenait
à Rome selon son caprice, tandis qu'il était lui-même
retenu en Orient par la guerre contre les Juifs, Vespa-
sien lui interdit de se mêler des affaires publiques.
« Alors Domitien, dit Tacite, voyant sa jeunesse mépri-
sée par les hommes d'un âge mûr, renonça à s'occuper
du gouvernement, et même à remplir les moins impor-
tantes des charges qu'il avait exercées d"abord. Sous les
dehors delà simplicité et de la modestie, il se renferma
dans une profonde dissimulation, il affecta le goût des
lettres et l'amour de la poésie, afin de voiler sou âme,
et d'échapper à la rivalité d'un frère dont il jugeait
mal le naturel plus tendre et si différent du sien^. »
Si c'étaitun rôle que jouait Domitien, il le remplit avec
1. L'Inslitidion oratoire est composée de l'an 90 à l'an 92, et
Domitien meurt en 9G.
2. Suétone, Vespasien, 4.
3. Ilixloires, IV, 8G.
212 CHAPITRE XIX.
conscience. Il s'exerça à la poésie, il composa des petits
poèmes et les lut en public suivant l'usage ^ Qui aurait
pu voir un ambitieux dans ce jeune homme, vivant loin
des affaires, uniquement occupé de travaux poétiques,
et n'ayant d'autre souci que d'obtenir les applaudis-
sements d'un auditoire complaisant? Qui aurait pu
l'accuser de nourrir contre son frère de noirs desseins,
lorsqu'il demandait l'inspiration à la Muse frater-
nelle, et prenait pour sujet de ses vers les exploits de
Titus? « Sois-moi propice, dit l'auteur des Argonau-
ii^wfs, ValeriusFlaccus, en s'adressant à Vespasien, sois-
moi propice, favorise en moi le chantre des antiques
héros. Pour l'Idumée vaincue, c'est ton propre fds (lui
seul en est capable), qui célébrera son frère, tout noir
delà poussière de Solyme, portant de remparts en rem-
parts ses torches et sa fureur victorieuse-. » C'est donc
à l'auteur de poésies connues, appréciées du public, au
prince dont on attendait un nouveau poème épique, que
Quintilien adresse ses éloges. Ainsi expliqués et justi-
fiés, ils perdent un peu de leur exagération.
« Je me borne à ces noms, dit-il (il vient de nommer
entre autres poètes Yalerius Flaccus et Lucain\ parce
qu'Auguste le Germanique a été détourné de la culture
des lettres par le gouvernement du monde, les dieux
n'étant pas satisfaits pour lui qu'il fût le plus grand des
poètes. Et pourtant, voyez les œuvres de sa jeunesse,
lorsqu'après avoir fait présent de l'empire^, il se confina
1. Suétone, Domitien, '2.
•2. Yalerius Flaccus, Argonautiqiies, I, 11.
3. Il fait allusion à un mot de Domitien. Celui-ci prétendait qu"il
avait été le premier et le vrai maître de Tempire, en l'absence
de Vespasien, et qu'il en avait fait don à son père d'abord, et
ensuite à son frère.
L-ÉLOOUENXE SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS. 21 :{
dans l'étude, quoi de plus sublime, de plus artistement
travaillé, de plus parfait à tous les titres? Qui pouvait
en efTet chanter les batailles mieux que celui qui sut si
bien les gagner ? Â qui les déesses, protectrices des
lettres, pourraient-elles prêter une oreille plus complai-
sante ? Qui a plus de droits que lui aux enseignements
directs de Minerve sa mère ? Justice lui sera plus plei-
nement rendue par les siècles futurs. Cette gloire est
aujourd'hui effacée par la splendeur de ses autres vertus.
Mais nous desservons le sanctuaire des lettres, et tu
nous pardonneras. César, si nous n'avons point passé
ton nom sous silence, si nous empruntons le vers de Vir-
gile, pour attester que, sur ton front,
Le lierre s'entrelace aux lauriers victorieux'. »
Si Quintilien s'étend longuement sur les mérites poé-
tiques de Domitien, il est plus sobre d'éloges sur son
talent oratoire. Il n'en dit qu'un mot: <( Il me faut, dit-il,
justifier le choix d'un prince éminemment supérieur en
éloquence comme dans tout le reste, ita in eloquentm
quoque eminentissimum- . » L'éloge est maigre, par com-
paraison, et semble justifié. En effet, les historiens ne
citent guère de Domitien que des édits et de brefs dis-
cours adressés au sénat. Dans l'un d'eux, prononcé vers
les premières années de son règne, il faisait allusion à
la beauté de ses traits que relevait une pudeur modeste;
et, pour appuyer une mesure qu'il proposait, il débutait
ainsi : « Vous avez jusqu'ici assurément approuvé mou
caractère et ma physionomie -^ » Ce passage insignifiant
1. Inslit. oral., X, I, 91; Virgile, Églogues, viii, 1:5.
2. Ibid., IV, 1, 4.
3. Suétone, Domitien, 18.
214 CHAPITRE XIX.
ne peut donner aucune idée de son éloquence. Il est
peut-être extrait d'un discours de DomiLien, prononcé
dans le sénat /3oi<r lui-même^ à ce que Priscien rapporte,
sans indiquer dans quelle circonstance, ni à quelle
époque il fut débité. Il s'y trouvait une phrase qui
a au moins le mérite d'exprimer une idée juste en
termes simples et nets : « L'heureux succès de ma ha-
rangue a montré que la seule bienveillance de ceux qui
écoutent ajoute à l'éloquence de ceux qui parlent*. »
Dans une autre occasion, Domitien fit amener au
sénat plusieurs citoyens accusés du crime de lèse-ma-
jesté, et dit aux sénateurs : « Qu'il éprouverait en cette
circonstance l'attachement que le sénat lui portait ».
C'en était assez pour entraîner leur condamnation. Les
sénateurs décrétèrent aussitôt que ces malheureux subi-
raient le supplice usité chez les ancêtres. Domitien
reprit alors la parole en faveur des condamnés. Il avait
obtenu leur châtiment, il voulut eu laisser l'odieux au
sénat, et faire preuve de clémence. « Permettez-moi, dit-
il, Pères Conscrits, d'arracher une grâce à votre dé-
vouement. Il vous en coûtera, je le sais, de me l'accorder.
Laissez aux condamnés le libre choix de leur mort.
Vous épargnerez ainsi à vos regards un spectacle pé-
nible, et tout le monde comprendra que je suis inter-
venu dans votre délibération -. » La clémence du magna-
nime empereur consistait non à faire grâce de la vie à
ceux qu'il haïssait, car il ne pardonnait jamais, mais
à leur laisser le choix de leur mort. L'ironie froide et
l'hypocrisie sont le caractère distinctif de sa parole.
Il ne manquait pas non plus d'esprit. Sans parler de
1. Prisrien, liv. VI, 7, p. 241.
2. Suétone, Domitien, 11.
L-ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS. 215
Ihistoiro du fameux turbot, la raillerie la plus cruelle
que jamais empereur ail l'aile du sénal romain, il avait
des mots heureux. Il disait d'un homme vain et amou-
reux de sa personne : « Je voudrais être aussi beau que
Metius croit l'être ». On parlait d'un homme dont la
chevelure était blanche et rousse. « C'est, disait-il, du
miel jmêlé de neige. » Comme on vantait devant lui le
bonheur des princes : « Leur condition, répondit-il, est
la plus malheureuse de toutes : on ne croit aux conju-
rations dont ils se plaignent que lorsqu'ils sont tués. «
Le dernier mot est profond, et l'empereur Hadrien en
louait la justesse elle répétait souvent'. Enfin, quoiqu'il
regrettât d'être chauve, et qu'il prît pour lui les plai-
santeries adressées à d'autres sur ce sujet, il ne craignit
pas parfois de se railler lui-même. Un de ses familiers
se plaignait de perdre ses cheveux ; il composa à son
usage un petit traité sur la Conservation des cheveux, où
il lui disait, en citant les paroles que, dans Homère,
Achille adresse à Lycaon, le fils de Priam : « Ne vois-tu
pas que je suis moi aussi et beau et grand? » « Eh bien,
ajoutait-il, la même destinée attend ma chevelure que
la tienne. Je supporte avec résignation que mes cheveux
vieillissent sur ma tête encore jeune. Apprends qu'il
n'est point de parure plus gracieuse et moins durable ^. »
La composition de ce badinage sans importance
n'infirme pas l'assertion de Suétone, d'après lequel,
depuis son arrivée à l'empire, Domitien «ne s'appliqua
jamais ni à l'histoire, ni à la poésie, il n'écrivit jamais,
même pour les choses nécessaires. Il ne lisait que les
Mémoires et les Actes de Tibère ; ses lettres, ses discours,
1. Suétone, Domitien, 21 ; V. Gallicanus, Vip cCAvidius Cassius, 2.
2. Td., Ihid.: Iliad<',XX\, 108.
216 CHAPITRE XIX.
ses édits étaient l'œuvre d'autrui'. » Certains faits prou-
vent, cependant, que, dans la première moitié de son
règne, Domitien conserva quelque souci des lettres qu'il
avait si longtemps cultivées. Ainsi, comme plusieurs
bibliothèques avaient été détruites par l'incendie, il les
rétablit à grands frais. Il acheta de nouveaux exem-
plaires des livres brûlés, et quand il ne pouvait pas
s'en procurer, il envoyait à Alexandrie des hommes
spéciaux, chargés d'en faire des copies exactes ^ S'il
supprime des écrits, ce sont des libelles diffamatoires
dirigés contre les principaux citoyens et les femmes
les plus respectables, et il se borne à noter d'infamie
les auteurs des pamphlets.
Vers la même époque, l'an 86 d'après Censorinus^, il
établit en l'honneur de Jupiter Capitolin un concours
quinquennal de musique, d'équitation et de lutte, où l'on
distribuait des couronnes plus nombreuses que d'habi-
tude. Il y avait des prix de prose grecque et de prose
latine, sans parler des concours de cithare avec ou sans
accompagnement de chant. On y voyait encore des jeunes
filles lutter ensemble à la course. Domitien présidait
lui-même ces fêtes un peu bizarres, chaussé de san-
dales, revêtu d'une toge de pourpre à la grecque, por-
tant sur la tête une couronne d'or, avec les effigies de
Jupiter, de Junon et de Minerve. Il avait établi encore
des fêtes annuelles en l'honneur de Minerve, et il y as-
sistait avec un collège de prêtres spécial. Le sort dési-
gnait les membres de la confrérie qui devaient donner
des combats de bêtes somptueux, des représentations
1. Suétone, Domilieu. 20.
2. Id., Ibid., 8.
3. Gensorinus, Du jour natal, 18.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS. 217
théâtrales, et en outre, des concours d'orateurs et de
poètes.
Ces dernières solennités avaient lieu sur le mont Al- ■
l)ain, que Domitien avait choisi, en souvenir de l'Acro-
pole d'Athènes, et comme le lieu le plus cher à Minerve,
sa mèreK Malgré le mélange de ces exercices physiques
et de ces combats de bêtes fauves avec les fêtes de
l'intelligence, mélange qui trahit le Romain, il faut
tenir compte à Domitien de ces institutions. Les con-
cours de poésie excitaient la verve et les talents de ceux
qui avaient le goût des lettres ; ils attiraient même des
concurrents qui ne manquaient pas de mérite, puisqu'à la
première de ces Quinquennales, le poète Stace ne put
emporter la palme et la vit adjuger à un rival mieux
inspiré. Celui qui obtint la couronne décernée au meil-
leur orateur, fut un ancien membre du sénat, Palfurius
Sura, exilé de cette assemblée depuis longtemps. Tous
les assistants, aussitôt, applaudirent à son triomphe, et
crurent trouver l'occasion favorable d'obtenir de Domi-
tien la grâce de Palfurius et sa réintégration dans ses
anciens honneurs. Domitien resta insensible; et, sans
daigner répondre à ceux qui le priaient, les invita, par
la voix du héraut, à garder le silence-.
Ses bonnes dispositions pour les orateurs et les écri-
vains en prose et en vers, ne devaient pas durer long-
temps. Aussitôt que Domitien fut saisi de cet esprit de
vertige, de cette folie impériale, que l'on voit s'emparer
de presque tous les empereurs romains, au bout de
quelques années de pouvoir, il sévit sans pitié contre
ceux qu'il avait protégés ou encouragés jusque-là. La
1. Suétone, Domitien, 4; Dion Cassius (Xiphilin), LXVII, 1.
2. Id., Ibid. 1-3.
HH CHAPITRE XIX.
liste de ses proscriptions est longue. Parmi eux,Hermo-
gène de Tarse est tué pour avoir introduit quelques
allusions dans son Histoire^ et les copistes qui l'avaient
écrite sont mis en croix. Metius Pomposianus est égorgé
sous divers prétextes futiles, parmi lesquels se trouve
laccusation d'avoir extrait de Tite-Live les harangues
des rois et des généraux. Ainsi Tamour de l'éloquence
coûta la vie au premier éditeur du livre connu des éco-
liers modernes sous le nom de Concionen '. hxmw.'s, Rusti-
cus Arulenus et Herennius Senecio expient par leur
mort le crime d'avoir fait l'éloge l'un de Paetus Thrasea,
l'autre, d'Helvidius Priscus, et de les avoir appelés les
hommes les plus vertueux de Rome. Leurs ouvrages fu-
rent brûlés de la main du bourreau sur la place publi-
que. A la suite de cette mesure, tous les philosophes,
parmi lesquels se trouvait Épictète, jeune encore, furent
chassés de Rome et de l'Italie'.
Cette proscription n'était pas une simple menace. Elle
fut exécutée avec la plus extrême rigueur. Il y avait
danger à visiter ou à secourir les malheureux philoso-
phes, privés de tous moyens d'existence, et qu'un exil
inattendu venait frapper dans leur situation et leurs
intérêts les plus chers. » A l'époque, écrit Pline le
Jeune longtemps après, où les philosophes furent
chassés de Rome, j'allai voir Artémidore dans sa villa
de la banlieue ; et, ce qui rendait ma démarche plus
notoire et plus périlleuse, j'étais alors préteur. Autre
point : il avait besoin d'une somme assez ronde, pour
acquitter des dettes contractées par les motifs les plus
honorables. Comme les plus puissants et les plus riches
1. Suétone, Domilien, 10; Aulu-Gelle, XV. 11 ; Tacite, Af/ricola, 2;
Dion Cassius, LXVII, 1-3.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS. 21 ^>
de ses amis ne s'empressaient pas de la lui offiii-, je
l'empruntai pour lui en faire présent. Enfin, j'agissais
ainsi, lorsque sept de mes amis venaient d'être ou tués
ou exilés. Les morts étaient Senecio, Rusticus, Helvi-
dius ; les exilés, Mauricus, Gratilla, Arria, Fannia. Je
sentais comme la chaleur de la foudre qui avait si sou-
vent frappé autour de moi, et je jugeais à des signes
certains que le même sort m'était réservé'. »
Pendant ce temps-là, l'encens fumait sur les autels
en l'honneur de Domitien, elles poètes lui tressaient des
couronnes, comme au disciple fidèle des Muses, et au
protecteur des lettres. « Oui, o César, s'écrie Martial,
quand la foule t'accable de ses suppliques, nous aussi
qui offrons au maître de petits vers, nous savons qu'un
dieu peut à la fois gouverner le monde et écouter les
Muses, et qu'il ne dédaigne pas nos modestes guirlandes.
Sois indulgent. Auguste, pour tes poètes : nous sommes
la première et ta douce gloire, nous sommes tes pre-
miers plaisirs et ta première étude. Ni le chêne, ni le
laurier de Phoebus ne sont seuls dignes de toi : permets
à notre peuple de tresser en lierre ta couronne civique 2. »
A son tour, Silius Italicus, imitant les flatteries de Vir-
gile en l'honneur d'Auguste, fait prédire par Jupiter,
dès la seconde guerre Punique, la gloire et les triom-
phes de Domitien. Cet éloge outré, trop long pour être
cité, se termine ainsi : « ... C'est encore lui qui forcera
l'Ister indigné à souffrir le passage des étendards
romains, et qui saura le dompter entre ses rives sarma-
tes. Le voilà qui surpasse tous les descendants de Roniulus
qua illustrés l'éloquence. Les Muses lui rendront un
1. Pline le Jeune, Lettres, III, II.
■J. Martial, Épigrammes, VIII, 82.
220 CHAPITRE XIX.
culte, et, plus habile que celui dont la lyre arrêta
l'Hèbre et fit marcher le Rhodope, il excitera par ses
chants l'admiration de Phoebus.... Alors, ôfilsdes dieux,
qui donneras naissance à des dieux, règne après ton
père pour le bonheur du monde. Ta longue vieillesse
viendra se reposer dans la demeure des cieux où Quiri-
nus te cédera son trône : là tu siégeras entre ton père et
ton frère, et ton divin fils montrera près de toi sa tète
rayonnante ' . »
On est saisi de dégoût en voyant jusqu'où l'adulation
peut aller; et l'on songe au passage où Tacite parle des
misères du règne de Domitien qui, après l'extrême
liberté, fit connaître à Rome l'extrême servitude. Mais,
sans invoquer ici le témoignage de l'éloquent auteur de
la Vied'Agricola, il suffira d'opposer à l'indignité de ces
flatteries, une anecdote rapportée par Philostrate, et la
réponse ingénieuse et profonde de son héros, Apollonius
de Tyane. « Un autre prisonnier dit qu'il était mis en
jugement parce que, offrant un sacrifice à Tarente,où il
était investi du commandement, il avait oublié d'ajouter
aux prières publiques que Domitien était fils de Minerve.
« Apparemment, lui dit Apollonius, tu pensais que
« Minerve, étant vierge, n'avait jamais enfanté. Tu ne
<( savais donc pas, à ce qu'il paraît, que cette déesse en-
« fauta autrefois aux Athéniens un dragon, c'est-à-dire
« un monstre - 1 »
Sous le règne de Domitien, l'an 90, mourut chargé
1. Guerres Puniques^ TII, 607.
2. Philostrate, Vie df Apollonius de Tyane, VII, 12. Allusion à
Erisiclithonius qui, selon une tradition athénienne, était fils de
Minerve et de Vulcain. Il avait un buste humain, et ses jambes
étaient deux queues de serpent.
L'ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLWIENS. 221
d'années et de richesses le délateur Vibius Crispus,
qui, après avoir servi d'utile instrument à plusieurs em-
pereurs, dut à sa modération relative, de parvenir im-
punément à une longue vieillesse. Il était né l'an 10 de
notre ère à Plaisance, ou, selon d'autres, dans la Gaule
Transpadane, à Verceil, la petite ville rendue célèbre
par la défaite des Cimbres'. Son origine « était basse
et abjecte », et ses mœurs répondaient à son origine. Il
fut, en effet, un des compagnons assidus des débauches
de Vitellius". A en croire certains témoignages, et, s'il n'y
a pas confusion sur les noms, il était aussi bon soldat
que bon orateur. Il obtint le consulat sous l'empereur
Claude, et fut ensuite proconsul en Afrique^. Sa vie
est connue d'une façon plus précise à partir de Néron.
Sous le règne de ce prince, l'an 60, Vibius Serenus, che-
valier romain, son frère, avait exercé une telle tyrannie
sur la province de Mauritanie, et pratiqué de telles
concussions, que ses jours étaient en danger. V'ibius
Crispus intervint en sa faveur avec efficacité, et, grâce à
son crédit, obtint que son frère fût seulement relégué
hors de l'Italie \ La rigueur de la peine, même adoucie,
indique à quelles extrémités Serenus s'était porté.
Vibius Crispus ne put pardonner cette accusation ni
au sénat, ni surtout à l'accusateur de son frère, le che-
valier Annius Faustus. Il attendit patiemment qu'une
occasion favorable se présentât d'en tirer vengeance.
Elle s'ofîrit neuf ans après, en 09, sous le règne d'Othon,
1. Le scholiaste de Juvénal, IV, 81, le fait naître à Verceil; la
scholie de Valla le fait naître à Plaisance.
"2. Dialor/iie sur les orateurs, S: Dion Cassius, LXV, 2.
3. Scholie de Valla, 11 ; Pline, Hist. nal., XIX, préface l.
4. Annales, XIV, 28.
222 CHAPITRE XIX.
au débul de la guerre contre Vitellius. Un jour Vibius,
qui, au talent et à la richesse, joignait l'appui plus pré-
cieux encore de l'empereur, vint demander aux séna-
teurs qu'Annius Faustus « fût invité à se justifier devant
le sénat ». Les expressions dont il se servit étaient em-
pruntées à un décret rendu sous le règne éphémère de
Galba, sur la proposition même du sénat, pour autoriser
les poursuites contre les délateurs aux gages de Néron.
Cette requête inattendue excita la stupeur de l'assem-
blée. Crispus, un de ceux contre lesquels le sénatus-con-
sulte avait été dirigé, en demandait l'application! Mais
le décret n'avait pas été rapporté. Respecté ou mé-
connu, selon que l'accusé était faible ou puissant, il n'en
subsistait pas moins. Vibius Crispus put donc prendre
la parole contre le délateur de son frère, et l'accabler
du poids de son éloquence et de son crédit. Il réussit à
entraîner une partie du sénat. On alla jusqu'à proposer
que, sans être défendu ni même entendu, Faustus fût
livré à la mort. Les ennemis de Vibius s'opposèrent à
l'adoption de cotte mesure inique. Ils demandèrent que
l'accusé, tout odieux qu'il fût, fut admis à se défendre,
que l'on observât môme pour lui la procédure ordinaire,
qu'on entendit, après les griefs allégués, la réponse
(ju'il y ferait. Leur avis l'emporta, mais ne put sauver
Faustus, qui fut condamné. L'opinion publique, tout en
applaudissant au châtiment d'un délateur odieux, ne
pouvait s'empêcher de comparer à son sort l'impunité
de Vibius Crispus, qui avait commis les mêmes crimes '.
L'année suivante, après la mort d'Othon et de Vitellius,
dans cette séance du sénat, où nous avons déjà vu figu-
1. Histoires, 11, lO.
LÉLOQUENCF-: SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS. ii'A
rer EpriusMarcellusV et où les ressentiments, longtemps
uccumulés contre les délateurs, éclatèrent avec tant de
force, Vibius Crispus se trouva à son tour compromis.
Déjà Publius Celer, Sariolenus Vocula,Nonius Accianus,
Cestius Severus avaient été punis. On attaqua ensuite le
délateur PactiusAfricanus qui avait désigné à la cruauté
(le Néron les deux fières Scribonius, célèbres par leur
union et leurs richesses. Vibius eut l'impudence de se
joindre aux accusateurs et de harceler Pactius Africanus.
Mais celui-ci fît tête à l'orage, et, se tournant vers Vibius,
l'impliqua dans des actes que Vibius ne put justifier, et
« en se donnant un complice tout-puissant, détourna les
haines soulevées contre lui ». Dans le cours de la même
séance, un autre délateur fameux, AquiliusRegulus était
attaqué par divers adversaires. Il fut défendu, comme
nous l'avons vu plus haut, par son demi-frère Vipstanus
Messala. En même temps Helvidius Priscus cherchait à
perdre Eprius Marcellus.
Vibius Crispus n'était pas encore directement attaqué,
mais son nom se trouvait mêlé aux accusations dirigées
contre Regulus et Eprius Marcellus, et revenait sans
cesse dans la bouche de Montanus et d'Helvidius Pris-
cus. La situation devenait dangereuse pour Eprius et
Vibius qui, seuls des délateurs incriminés, étaient pré-
sents. Ils l'envisageaient tous deux d'un air différent,
Eprius la rage dans le cœur « et la menace dans les
yeux, tandis que Vibius aussi irrité affectait de sou-
rire ». Tout à coup, Eprius Marcellus n'osant affronter
plus longtemps l'orage qui grondait, se leva pour se
retirer en faisant signe à Vibius : (( Nous partons, dit-
1. Voir chapitre xvii sur Eprius Marcellus.
224 CHAPITRE XIX.
il, ô Helvidius Priscus, et nous te laissons ton sénat.
Règne à la face de César 1 » Yibius se leva et le suivit :
tous deux sortirent de la salle. Qu'allait-il se passer?
Un peu de vigueur de plus, et le sénat rendait un
décret contre ce triumvirat odieux d'Eprius Marcellus,
d'Âquilius Regulus et de Vibius Crispus. Le courage
manqua au sénat..On eut peur que Vespasien désapprou-
vât la condamnation de trois personnages aussi puis-
sants et aussi fameux. On courut après Vibius et Eprius,
on les ramena dans la salle, et, à la séance suivante,
Domitien, intervenant en qualité de lieutenant de son
père, recommanda à tous l'oubli des injures et des
ressentiments. Il fut facilement obéi ^
Quelque temps après, Vespasien arrivait à Rome. Sans
accepter les honteux services des délateurs, ce prince
n'eut pas le courage de les éloigner complètement de sa
personne. Il se laissa prendre aux flatteries de Vibius
Crispus et d'Eprius Marcellus, qui redevinrent, sous son
règne, aussi puissants que jamais. Ils eurent tout, hon-
neurs, distinctions, crédit, et, à en croire Aper, dans le
Dialogue sur les orateurs, ils surent même inspirer au
prince « des sentiments mêlés de tendresse et de res-
pecta «En vain l'interlocuteur d'Aper,Maternus, proteste
généreusement contre ce bonheur fondé sur les larmes
et le sang de tant de victimes : le vulgaire, qui juge d'a-
près les apparences, était de l'avis d'Aper. Que manquait-
il à Vibius Crispus? Favori de Vespasien, proconsul
d'Afrique, il avait une fortune de 300 millions de ses-
terces. «Plus riche que Crispus », était un proverbe cou-
1. Histoires, IV, iO et suivants : Voir ci-dessus, Vipstanus Mes-
sala.
1. Diaiof/ue sur les orateurs, 8, \'.i.
i
L^ÉLOQUENCE SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS. 22;i
rant dans Rome, et le souhait qu'exprimait le spirituel
et toujours besogneux Martial '.Aussi le poète cherchait-
il à flatter cet avocat tout-puissant et si riche. Mais
Vibius Crispus n'était pas généreux, s'il est réellement
le Crispus à rpii Martial adresse l'humble requête
suivante : « Tu prétends ne le céder à aucun de mes
amis : mais, Crispus, que fais-tu pour m'en donner la
preuve? J'ai voulu t'emprunteroOOO sesterces (1000 fr.) :
tu m'as refusé, quoique ton coffre regorgeât d'argent
M'as-tu jamais envoyé une petite mesure de fèves ou de
farine, toi qui as des terres jusque sur les bords du Nil?
M'as-tu jamais donné la moindre toge à l'approche des
frimas? M'est-il venu de toi la moitié d'une livre
d'argent? La seule chose qui puisse me faire croire que
je suis ton ami, c'est que tu ne te gênes pas pour péter
devant moi^ »
La source principale de la fortune de Yibius Crispus
avait été son intervention active et incessante dans les
causes du forum. « Vibius était, selon Quintilien, un
orateur méthodique, agréable, né pour plaire, plus fait
néanmoins pour les causes privées que pour les causes
I»ubliques : sa qualité maîtresse était l'agrément*. »
Un tel mérite trouvait assurément mieux sa place dans
les afTaires civiles ; or, comme au temps de Vibius Cris-
pus, les causes publiques ne sont que des délations, il
vaut mieux pour Crispus avoir possédé cet agrément
que des qualités plus fortes et plus éclatantes. Quin-
tilien cite un trait qui fait connaître le sens de son
mot « l'agrément de Crispus ». « Certains avocats, dit-il,
1. Martial, IV, 54; XII, 3G.
3. Id., X, 14.
3. Inst. oratoire, X, I, 119; XII, 10, 11.
II. — 15
22() CHAPITRE XIX.
ne se contentent pas de réfuter leur adversaire, ils
développent eux-mêmes sa thèse et d'avance. Ils savent,
disent-ils, que l'on doit articuler ceci, présenter cela.
Cette méthode, de mon temps, fut raillée un jour spiri-
tuellement par Vibius Crispus, homme d'un esprit
agréable et peu commun. « Moi, dit-il, de tout cela je
« ne dirai pas un mot : à quoi bon le répéter deux fois ' ? »
C'est assurément une raillerie ingénieuse, mais elle
n'est peut-être pas improvisée : elle fait partie de ces
traits que les avocats romains préparaient à l'avance, et
tenaient en réserve jusqu'à ce qu'ils trouvassent l'occa-
sion de les placer.
Ce souvenir, si incomplet qu'il soit, est à peu près le
seul qui reste de l'éloquence judiciaire de Vibius Crispus.
Il en est un autre, cependant, qu'il suffît de rappeler
ici. Il en a été déjà question à propos de l'orateur Tracha-
lus". Il s'agit de l'héritage qu'un jeune homme de dix-
huit ans avait laissé à la courtisane Spatale, et que Tra-
chalus contestait à celle-ci, au nom des héritiers naturels.
Trachalus avait pour lui l'équité, Vibius Crispus le texte
de la loi Voconia. Vibius Crispus s'en servit comme
dune réfutation solide et péremptoire, et l'emporta
sur son adversaire. Mais, orateur à la mode, il parlait
aussi pour lui-même et pour l'auditoire. Il tenait à ce
qu'on l'admirât, et ne se refusait aucun de ces traits
qu'on appelait de son temps claitsulae. Ce mot n'avait
plus le sens de conclusion. Il s'appliquait à ces petites
pensées, à ces faux brillants que les avocats en renom
aimaient à placer à la fin de chaque période ou plutôt
de chaque développement, et qui étaient destinés à la
1. Insl. orat., V, 13, 48.
2. Voy. le chap. xviii sur l'orateur Galerius Trachalus.
L'ÉLOQUENCK SOUS LES EMPEREURS FLAVIENS. 227
galerie. Quintilien, tout en gémissant de cet usage,
contraire au bon goût, en cite plusieurs exemples, et
les divise en plusieurs espèces.
Parmi les clousulae « qui consistent dans une pensée
étrangère, c'est-à-dire transportée d'un lieu dans un
autre », il cite le mot suivant de Crispus. Il prétendit
que le jeune homme, devinant sa mort prochaine, avait
tenu à mener joyeuse vie, et il termina son dévelop-
pement par cette clausula de mauvais goût, intraduisible
en français: « 0 homme véritablement divin, qui s'est
satisfait lui-même ! Qui sibi induisit ' .' » Il aimait ces
saillies qui paraissent froides sur le papier, et aux-
quelles l'intonation, le geste et l'inattendu donnent
seuls un peu de saveur. Dans une autre circonstance,
voyant un homme se promener en pleine audience avec
une cuirasse sur le dos, sous prétexte qu'il avait peur,
il lui demanda brusquement : « Qui t'a autorisé à
craindre de cette, manière-? » Ce sont là de ces bou-
tades qu'un avocat se refuse difficilement, à l'occasion.
Elles ne peuvent nous donner une idée suffisante du
talent de Crispus.
Le mot le plus spirituel de Vibius Crispus est celui
qu'il fit sur Domitien empereur. Ce prince, comme l'on
sait, s'enfermait plusieurs heures, chaque jour, au début
de son règne, pour percer des mouches avec un stylet.
Un jour, quelqu'un attendait une audience de l'empereur:
las de faire antichambre, il demanda : « Ya-t-il quelqu'un
avec César dans son cabinet? — Non, répondit Crispus,
pas même une mouche ! » Ce mot fut dit, sans doute,
1. Ces mots ont pour but de faire penser à l'expression pro-
verbiale : indulgere Genio. Le Genius est une (li\inité.
2. Inst. orat. YITI 5. 15, 1".
I
228 CHAPITRE XIX.
à voix basse, et de façon à n'être recueilli ni par Domi-
tien ni par ses flatteurs'. Il eût coûté cher àCrispus.Du
reste, vieux et riche, celui-ci s'éloignait de plus en plus
de la cour, et quoique Tère des délations se fût rouverte
avec le nouvel empereur, il cessa d'accuser, et finit
mieux sa vie qu'on n'aurait pu l'attendre.
Le satirique Juvénal se montre même indulgent pour
lui. Est-il reconnaissant de quelque secours d'argent
que Crispus, mieux inspiré pour lui que pour Martial,
lui a accordé? On ne sait, toujours est-il que, dans la
satire du Turbot, s'il nous présente Crispus répondant à
l'appel de Domitien, il s'exprime sur lui en termes plutôt
bienveillants. « Venait aussi, dit-il, Crispus, charmant
vieillard, dont les mœurs et l'éloquence étaient aussi
douces que son caractère. Quel ami pouvait rendre de
plus grands services au maître de la terre, des mers, et
de tous les peuples, s'il eût été permis, sous ce fléau
exterminateur, de désapprouver la cruauté, et de pro-
poser un avis salutaire ? Mais quoi de plus intraitable
que l'oreille d'un tyran, avec qui l'on ne causait de la
pluie, de la chaleur, ou des orages du printemps, qu'au
péril de sa tête? Aussi jamais Crispus ne raidit ses bras
contre le torrent : il n'était pas assez citoyen pour dire
tout ce qu'il avait dans l'àme, et sacrifier sa vie à la
vérité. C'est ainsi qu'il put compter de nombreux hivers,
et voir son quatre-vingtième printemps^ 1 » Il y a, sans
doute, beaucoup d'ironie dans les paroles de Juvénal.
Mais Vibius Crispus ne méritait pas une oraison fu-
nèbre aussi indulgente. A défaut de la satire, l'histoire
a le devoir de protester.
I. Suétone, Domitien, 3.
•2. Juvénal, iv, 81.
I
CHAPITRE XX
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN.
Palfurius Sura. — Metius Cariis. — Fabricius Veiento. — Catullus
Messalinus. — Montanus. — Marcus Aquilius Regulus.
Aux premiers concours littéraires institués par Domi-
tien l'an 86 sous le nom de Quinquennales, l'orateur qui
obtint le prix d'éloquence s'appelait, comme on l'a vu
au chapitre précédent, Palfurius Sura. C'était le fils
d'un personnage consulaire, et il avait lui-même, pen-
dant un certain temps, appartenu au sénat. Il était plus
habile à manier la parole que soucieux de sa dignité.
Il se respectait si peu lui-même qu'il ne rougit pas,
étant sénateur, de paraître dans des jeux publics, et d'y
lutter corps à corps avec une femme athlète originaire
de Lacédémone. Bien que sous les empereurs précédents,
et principalement sous les pires, on eût vu des scandales
aussi grands, et que Néron eût forcé les personnages les
plus respectés à descendre dans l'arène, Vespasien se
piquait de plus d'austérité. Il chassa Palfurius du
sénats Celui-ci était plein de ressources; dans l'espé-
rance de rentrer en grâce, il affecta dès lors une grande
1. Scholiaste de Juvénal, lY, 53.
230 CHAPITRE XX.
sévérité de mœurs, et embrassa la secte stoïcienne, tout
en continuant à s'exercer à l'éloquence et à la poésie.
Vespasien neut pas l'air de s'apercevoir de ce change-
ment de vie. Palfurius se flatta d'être plus heureux sous
son fils Domitien, et c'est en vue de lui plaire qu'il prit
part aux concours d'éloquence.
Mais à cette époque, Domitien conservait encore quel-
ques apparences de décorum. Malgré le prix décerné à
Palfurius, et les prières des assistants, il refusa de lui
faire grâce, et invita l'assemblée à garder le silence ^
Plus tard, cependant, il se ravisa. Il comprit qu'en lais-
sante l'écart un homme sans scrupule et orateur retors,
il se privait d'un instrument précieux, et il accepta les
services de Palfurius. Celui-ci aussitôt jeta de côté son
manteau de stoïcien, oublia ses anciennes doctrines et
sut si bien flatter les passions de son maître, qu'il devint
son familier. Il se fit délateur, et poursuivit impitoya-
blement les victimes désignées à ses attaques. Il devint
riche et puissant. Il put habiter un palais près du tem-
ple de Diane Aventine et surtout (est-ce hasard ou sou-
venir de ses goûts d'autrefois?) voisin du grand cirque -.
Il eut des amis, tels que Licinianus, il protégea les
poètes, et parmi eux, Martial qui parle de sa gloire I II
vit surtout affluer, chez lui, les clients, les accusés tout
pâles, lui demandant grâce, ou implorant, à deniers
comptants, le secours de son éloquence'. Comment en
aurait-il été autrement, lorsqu'il se montrait délateur
infatigable, lorsqu'il soutenait avec tant de dévouement
et d'énergie les intérêts du prince? N'est-ce pas lui qui
1. Voir le chap. précédent.
.3. Martial, VI, 6i.
3. Id., I, 50.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN. 231
inventa, avec son rival en délation, Armillatus, la doc-
trine d'après laquelle « dans toute l'étendue des mers,
tout poisson remarquable par sa taille et sa beauté est
la chose du lise, en quelques eaux qu'il nage ». Aussi,
en homme avisé, le pécheur qui avait pris le fameux
turbot l'offrit à Domitien « afin qu'il ne lui fût pas en-
levé ». Mais toute médaille a son revers. Parfurius,
triomphant sous le Néron chauve, souleva contre lui
tant de haines, qu'aussitôt après la mort de son maître,
il fut accusé par le sénat et condamné.
Concurrent malheureux de Palfurius Sura au premier
concours des Quinquennales, Metius Carus, obtint, la
seconde fois, la palme de l'éloquence. « 0 toi, s'écrie
Martial, qui as eu le bonheur de remporter la couronne
d'or, dis-moi, Carus, où tu as mis le trophée conquis
aux jeux de Pallas? » Il n'était pas difficile à Carus de
répondre à cette question. Il ne pouvait y avoir qu'une
place pour cette couronne, présent d'une main si auguste.
Carus l'avait deviné, c'était la tête de Domitien. « Vois-
tu, répond-il au poète, ce marbre éclatant, vivante image
du maître? Ma couronne est allée d'elle-même se poser
sur son front » Martial est saisi d'enthousiasme à cette
nouvelle, et son admiration redouble quand il apprend
que l'empereur, sensible à la flatterie de Carus, lui fait
présent aussi « de ce marbre latin, supérieur à l'ivoire de
Phidias ». Vite, il compose, pour célébrer ce trait glo-
rieux de munificence, une nouvelle pièce que terminent
ces deux vers : « Non seulement, ô Carus, Pallas t'a ac-
cordé la couronne ; c'est elle encore qui t'a donné l'image
du maître que tu révères ' . »
1. .Martial, IX, 24 ; 25.
232 CHAPITRE XX.
A partir de ce jour, vers l'an 92, la carrière de Carus
est toute tracée. Il n'a plus qu'à justifier la faveur de
Domitien, en se faisant l'exécuteur de ses vengeances.
Il commence à poursuivre les malheureux que l'em-
pereur lui désigne. Ils furent nombreux. Dès Tannée
suivante, l'un d'eux avait succombé. Tacite nous l'ap-
prend dans son style énergique, en félicitant Agricola
d'avoir échappé, par une mort prématurée, aux hor-
reurs des dernières années de Domitien. « Agricola,
dit-il, n'a pas vu le palais du sénat assiégé, tant de
sénateurs égorgés dans un même massacre, tant de no-
bles femmes exilées ou fugitives : Carus Metius ne comp-
tait encore qu'une victoire * ! » On ignore le nom de cette
première victime. Elle était illustre, sans doute, mais
Carus n'en dédaignait aucune. Il en était d'obscures
comme ce Thelesinus, à la perte duquel Martial applau-
dit, parce que Thelesinus ne voulait prêter d'argent que
sur gage : « Si je veux l'emprunter sur parole, û The-
lesinus? — Je n'ai pas d'argent, me dis-tu. — Si
j'offre ma terre en gage, tu en as. Tu n'as pas confiance
en moi, ton vieil ami : mais tu as confiance en mon
pauvre champ, en mon arbre. Mais voici que Carus te
dénonce : fais-toi suivre au tribunal par mon champ. Tu
cherches un compagnon d'exil? emmène mon champ * ! »
La plus illustre victime de Carus fut Herennius Sene-
cio. Son crime était d'avoir écrit la Biographie d'Hdvi-
dius Priscus. Il lui en coûta la vie comme à Arulenus
Rusticus pour avoir retracé les vertus de Thrasea. « On
sévit, suivant les belles expressions de Tacite, non seu-
lement contre les auteurs de ces ouvrages mais contre
1. Agricola, 45.
2. Martial, XII, 25.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN. 233
les ouvrages eux-mêmes, et les triumvirs eurent Tordre
de brûler, dans les comices et sur le forum, les mo-
numents de ces illustres génies. Sans doute, ou
espérait étouffer dans les flammes la voix du peuple
romain, la liberté du sénat, la conscience du genre
humain ^ ! »
Au cours du procès, il arriva à Herennius Senecio
de dire, dans sa défense, qu'il avait composé cette Bio-
graphie à la prière de Fannia, fille de Thrasea et
femme d'Helvidius Priscus. Aussitôt Carus, saisissant
l'occasion de perdre une nouvelle victime, fait amener
Fannia devant le tribunal, et l'interroge d'un ton mena-
çant. Sans se troubler, Fannia comparaît, et, en digne
fille de Thrasea, en digne femme d'Helvidius, tient tète
à l'accusateur. « As-tu fais cette prière à Senecio?
<; — Je l'ai faite. — As-tu fourni des documents à l'écrivain?
<( — J'en ai fourni. — Au su et au vu de ta mère?
« — A son insu. » Et il ne lui échappa pas, continue Pline
le Jeune, une seule parole qui sentit la crainte ^ » He-
rennius Senecio fut condamné à mort ; Fannia à la con-
fiscation et à l'exil. Déjà deux fois, elle avait accompagné
son mari en exil, elle y partit une troisième à cause de
lui. Mais, indomptable jusqu'au bout, elle emporta avec
elle son exemplaire de l'œuvre de Senecio, tandis que
tous les autres étaient brûlés sur le forum par la main
des triumvirs. Un dernier détail de ce procès n'est pas
moins odieux. Quelques années après, Aquilius Regulus,
le rival de Carus en délation, accablait d'invectives la
mémoire d'Herennius. Carus eut l'impudence de lui
dire : « De quel droit touches-tu à mes morts? Me vois-
1. Agricola, 2.
2. Pline le Jeune, VII, 19.
234 CHAPITRE XX.
tu tourmenter les tiens, Crassus ou Camerinus* ? '»
Carus Metius poursuivait le cours de ses odieux
triomphes quand la mort de Domitien l'arrêta. Il venait
de désigner à ses coups une victime, sinon plus illustre
que Senecio, mais plus connue des modernes, Pline le
Jeune. Il avait composé contre lui un mémoire où il re-
latait tous les crimes de lèse-majesté, réels ou imagi-
naires, dont Pline s'était rendu coupable. Heureusement
pour le spirituel neveu du grand naturaliste, Domitien
fut tué, avant d'avoir donné suite à la délation. Le mé-
moire, signé par Carus, fut trouvé dans le portefeuille
de l'empereur '. Carus Metius fut accusé à son tour, à
une époque incertaine, sous le règne même de Domi-
tien, par un autre délateur que le vieux Scholiaste de
Juvénal appelle Héliodore et qui aurait accusé égale-
ment L. Junius Silanus et Massa Baebius^ L'exemple de
Carus justifiait ainsi la belle réponse de Maternus aux
éloges enthousiastes d'Aper sur la puissance des déla-
teurs : « Qu'ont-ils donc dans leur destinée qui soit digne
de tant d'envie? Est-ce de craindre ou d'être craints? »
Les honteux services que Carus rendait en dénonçant
les autresne l'empêchaient pas d'être dénoncé lui-même
par un plus hardi et un plus perfide. Il échappa à cette
accusation, puisque Pline en parle comme vivant au
commencement du règne de Trajan. On aime au moins
à espérer qu'il fut enfin puni de ses crimes, et qu'il fit
partie de ces troupes de délateurs, exposés aux huées
de l'amphithéâtre par ordre de Trajan, et relégués dans
des îles désertes.
1. Pline le Jeune, I, ô.
2. Id., VII, 27.
3. Juvénal, i, 30.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN. 235
Fabricils Yeiento est plus célèbre par ses crimes que
par son éloquence. 11 s'était déjà fait connaître sous
Néron en accusant des citoyens éminents. Flatteur du
prince, élevé de bonne heure à la préture, l'an 54% il
justifia les bonnes grâces de Néron en lui rendant d'utiles
services. Une méchanceté naturelle, aigrie par une lai-
deur physique devenue proverbiale, l'excitait, malgré sa
lâcheté, à poursuivre sa sinistre besogne^. Avant de
perdre ses victimes, il tâchait de les déshonorer. Vers
l'an 61, sous Néron, il mit en circulation un pamphlet,
sans aucun mérite littéraire, intitulé Codicille, où il
accablait d'invectives les sénateurs et les prêtres. Le
livre fît scandale. Les intéressés se plaignirent, et
comme le crédit du personnage était plus mince qu'il ne
croyait, il se trouva quelqu'un, Talius Geminus, pour le
dénoncer à son tour. Tant que l'accusateur parla de
l'honneur du sénat et du respect dû à la religion et à ses
ministres, Néronrestaindifférent,et ne s'occupa pas d'une
alTaire aussi peu importante. Mais Geminus ayant re-
proché à Veiento d'avoir trafiqué des faveurs du prince,
et vendu à deniers comptants le droit de parvenir aux
honneurs, Néron évoqua l'afTaire devant son propre tri-
bunal. Malgré ses supplications et la mention de ses
services, Veiento fut convaincu et chassé d'Italie. Néron
condamna même son ouvrage à être supprimé et livré
aux flammes. Cette dernière circonstance mit le Codicille
à la mode. Chacun voulut, comme il arrive toujours
en pareille occasion, lire l'ouvrage incriminé. On s'en
procura des exemplaires, on les prêta sous le manteau,
on les lut avec avidité, tant qu'il y eut péril à le faire,
1. Dion Cassius, LXI, G.
2. Juvénal, vi, 1 13; iv, 113.
236 CHAPITRE XX.
et, destinée facile à prévoir, comme il ne contenait que
de grossières imputations, dès qu a la mort de Xéron,
tout le monde put se le procurer, le Codicille tomba dans
le plus profond oubli '.
Rentré à Rome, après la chute de Néron, Veiento
semble avoir attendu jusqu'au règne de Domitien
pour se venger. Dès lavènement du second fils de Yes-
pasien, il se rendit redoutable par des dénonciations
incessantes. 11 devint riche, puissant, et, malgré le
haut prix auquel il mettait son éloquence, avocat très
consulté : « A Rome, s'écrie Juvénal,tout se paye ! Com-
bien donnes-tu pour parvenir à saluer Cossus? pour
obtenir de Veiento, sans même qu'il desserre les lèvres,
un simple regard'^?. «Délateur infatigable, flatteur ingé-
nieux, Veiento avait tous les droits pour assister à la
délibération relative au Turbot et jouer un rôle considé-
rable dans cet important débat. Il n'y manqua pas.
Catullus Messalinus, laveugle, s'extasie à l'aspect du
turbot qu'il ne voit point, Veiento saura le surpasser.
« Veiento ne veut pas demeurer en arrière. Mais,
comme un énergumène dont Bellone aiguillonnerait la
fureur, le voilà qui prophétise : « Infaillible présage, »
s'écrie-t-il. <> d'un grand et illustre triomphe ! Tu prendras
« quelque roi 1 Le Breton Arviragus tombera du timon
« de son char : la bête est étrangère : vois-tu les piquants
« qui se dressent sur son dos? » Il ne lui manqua que
de nommer la patrie et de dire Tàge du Turbot"! »
Après la mort de Domitien, Veiento sut, comme
d'autres délateurs, se concilier les bonnes grâces du
1. Annales, XIV, ôO.
2. Satires, lu, 183.
3. Ibid., IV, 123.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMIÏlE.N. 237
débonnaire Nerva. Cependant, il ne se sentait pas très
rassuré, car déjà un certain nombre d'accusateurs obs-
curs avaient été condamnés dès l'avènement de ce
prince, sur la plainte des parents ou des amis de leurs
victimes. Quoiqu'il ne fût pas en cause, il se sentait
menacé ; aussi il ne manquait pas l'occasion de défendre
les délateurs incriminés et de recommander l'oubli des
injures. Son intervention, toutefois, était trop peu dé-
sintéressée pour qu'on n'accueillît pas avec défiance les
conseils sortant d'une telle bouche. Il en fît un jour l'ex-
périence. Pline le Jeune, ami personnel d'Helvidius
Priscus et de sa famille, désirait ardemment punir celui
qui l'avait dénoncé, Publicius Certus, consul désigné
par Domitien. Il voulait au moins l'empêcher d'exercer
le consulat sous Nerva. A une séance du sénat, il se mit
à parler d'une façon générale, sans désigner personne,
de crimes qui demandaient une punition exemplaire. Il
fut aussitôt interrompu; mais, malgré les clameurs des
intéressés, comme Veiento, et des timides, il réussit à
faire entendre une protestation éloquente qui remua
profondément l'auditoire et changea ses dispositions'.
Publicius Certus, heureusement pour lui, était ab-
sent. Veiento comprit le danger. L'incendie qui s'atta-
quait à Certus pouvait l'atteindre à son tour. Il entre-
prend alors la défense de Certus : on s'étonne d'une
pareille audace, on l'interrompt, on lui coupe la pa-
role. Troublé, déconcerté, enfin, il s'écrie : « Je vous
en supplie. Pères Conscrits, ne me forcez pas à im-
plorer le secours des tribuns ! » Le silence se fait aus-
sitôt, et le tribun Muréna lui répond d'un ton dédai-
1. Voir au chap. xxiii, plus en détail, le rôle particulier joué par
Pline le Jeune dans cette séance.
238 CHAPITRE XX.
gneux : « Je te permets de parler, honorable Yeiento '. »
Nouvelles réclamations de l'assemblée. Dans les inter-
valles de silence, le consul continuait son appel, faisait
voter les sénateurs, et enfin prononçait la levée de la
séance. Cependant, fort du droit antique qu'avait le sé-
nateur de parler aussi longtemps qu'il voulait, et que
Caton d'Utique avait exercé dans une circonstance mé-
morable, pour empêcher un vote exigé par César ^
Veiento, toujours debout, continuait à parler. Il ne
s'arrêta que lorsqu'il se trouva seul dans la salle. Alors,
plein de colère, il alla se plaindre à l'empereur de cet
affront, en répétant le vers d'Homère : « 0 vieillard,
comme ces jeunes combattants se plaisent à te vexera »
Nerva était bon prince ; Veiento faisait partie de ses
soupers fins, il y occupait même la place d'honneur, à
côté de Nerva. Il laissa tomber l'affaire de Certus*.
C'était sauver en même temps Yeiento.
En esquissant ces biographies des délateurs, on pense
involontairement aux vers où Virgile décrit l'arbre mer-
veilleux dont Énée va cueillir un rameau; à peine est-il
arraché, qu'il en pousse aussitôt un autre, et la branche
se couvre sans cesse d'un rameau semblable. A chaque
délateur, il en succède un autre, sans qu'il soit facile
d'indiquer en eux quelque différence. Cependant, moins
connu que les précédents, Catullus Messalinus semble
avoir été encore plus odieux. Chaque fois que son nom
1. Muréna se sert par ironie du mot vit' clarissime, qui répond
au mot honorable employé par les membres de nos Assemblées.
2. Voy. Histoire de l'éloquence latine avant Cicéron, I, p. 239.
3. Iliade, VUI, 102.
4. Pline le Jeune, IX, 13: IV, 22.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN. 239
est cité par les contemporains, il est accompagné d'une
épithète injurieuse. La perversité, qui lui est commune
avec les autres, prenait chez lui un aspect plus repous-
sant. Il avait des cheveux blancs et il était aveugle.
Mais l'âge et la perte de la vue paraissaient exciter da-
vantage sa lubricité et sa cruauté. Il semblait vouloir
se venger sur l'humanité de cette double infirmité. Il ne
cessait de pousser Domitien aux mesures sanguinaires.
Enfermé avec lui au château d'Albe, au moment où
Agricola mourait, vers 93, il lui désignait les victimes,
et se chargeait de les traduire devant le sénat. « Il ne
respectait rien, dit Pline le Jeune, ne rougissait de rien,
n'avait pitié de rien. Aussi était-ce lui, comme un trait
aveugle et brutal, que Domitien lançait le plus volon-
tiers contre les honnêtes gens* ! »
Juvénal n'a eu garde de l'oublier dans sa revue des
sénateurs appelés pour décider du Turbot. Il le met en
scène d'une manière spirituelle, en le stigmatisant d'une
épithète ineffaçable, Morlifero CatuUo. « Vient aussi l'ho-
micide Catullus, dit-il, celui qui brûlait d'amour pour
une femme que ses yeux ne pouvaient voir, monstre abo-
minable et digne d'être remarqué, même de nos jours;
adulateur aveugle, semblable à ceux qui garnissent nos
ponts, ou qui vont tendre la main aux chars des pro-
meneurs dans le bois d'Aricie et qui envoient des baisers
aux attelages lancés au galop. Aucun ne se montre plus
étonné en présence du turbot. Il prodiguait les excla-
mations, en se tournant vers la droite : la bête était à
sa gauche. C'est avec le même discernement qu'il vantait
le gladiateur cilicien et ses coups, les machines du
1. Pline le Jeune, IV, 2'2.
240 CHAPITRE XX.
théâtre, et les acteurs enlevés jusqu'à la corniche ! »
Catullus Messalinus mourut avant Domitien. Ce sinistre
vieillard, eut, sous le règne de Nerva, une oraison
funèbre, digne de lui, et qui est la plus sanglante épi-
gramme des hommes et des choses de cette triste
époque. <> Junius Mauricus soupait chez IServa avec un
petit nombre d'invités. Tout auprès du prince, à la
place d'honneur, était assis Veiento. Nommer l'homme,
c'est tout dire. La conversation tomba sur Catullus Mes-
salinus. Sa méchanceté, ses avis sanguinaires furent, à
la fm du souper, le sujet de l'entretien général, quand
l'empereur Nerva prenant la parole : « Que pensons-
« nous, dit-il, qu'il lui serait arrivé, s'il n'était pas mort?
<( — Eh bien, répartit Mauricus, il souperait avec nous ' ! »
Nerva laissa le mot impuni. Mauricus n'avait-il pas dit
vrai? Catullus Messalinus, malgré les souvenirs odieux
qui s'attachaient à son nom, n'était pas plus coupable
que Veiento et les autres assassins que Pline dédaigne de
nommer. Et c'est du vertueux Nerva que l'on fait dater
l'âge d'or de l'empire romain, pour avoir adopté Trajan !
A cette énumération des délateurs de Domitien que
Juvénal réunit en séance pour décider du sort du turbot,
et dont il esquisse les portraits avec une verve impi-
toyable, il manquerait un nom et une conclusion si l'on
ne voyait pas apparaître « le ventre de Monta.n us, attardé
par son embonpoint ». C'est ce personnage, du reste,
qui résolut habilement le problème posé par Domitien.
Ce Montanus n'est pas l'éloquent orateur qui, à l'avène-
ment de Vespasien, prit la parole dans la séance où les
1. Pline le Jeune, IV, 22.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN. 241
délateurs obscurs du règne de Néron subirent le châti-
ment de leurs crimes : ce n'est pas non plus le Curtius
Montanus qui osa, le premier, attaquer le redoutable
Aquilius Regulus, et qui faillit le perdre malgré l'inter-
vention de Vipstanus Messala.
C'était un vulgaire viveur, ancien habitué des soupers
de Néron, gourmand par goût, flatteur par habitude,
délateur àl'occasion, et, heureusement pour sa mémoire,
plus préoccupé de la bonne chère que d'accusations
capitales, plus altéré de falerne que de sang. Son plus
grand mérite est de n'avoir été accusé par Juvénal que
d'une savante gourmandise et d'une basse adulation.
« Quel est donc ton avis, demande le prince ? le tur-
bot doit-il être coupé en morceaux? — Épargne-lui ce
déshonneur! s'écria Montanus, que l'on prépare un vase
profond, de parois légères, de circonférence spacieuse.
Qu'il se trouve à l'instant, pour fabriquer ce plat, un
habile Prométhée. Vite, l'argile et la roue! Mais que do-
rénavant. César, un corps de potiers suive partout ta
maison! » Digne de son auteur, cet avis triompha. Mon-
tanus connaissait les somptuosités d'un autre règne,
les festins de Néron prolongés jusqu'au milieu des nuits,
et la faim savamment renouvelée dans les estomacs par
le falerne. II n'eut point d'égal, à notre époque, dans
l'art de manger. Huîtres de Circé, huîtres du lac Lucrin,
huîtres de Bretagne, il les reconnaissait au premier
coup de dent : comme au premier coup d'œil, il disait
la patrie d'un hérisson de mer'. »
Tel était le sénat de Domitien, ou plutôt, tels étaient
les hommes qui servaient d'instruments à Domitien pour
1. Juvénol, IV, 130.
II. — 16
242 CHAPITRE XX.
dominer le sénat silencieux et terrifié. Ils ne savent
qu'une chose, flatter le maître et se jeter sur ceux qu'il
désigne, aussi bas et aussi rampants devant lui qu'ils sont
arrogants et féroces vis-à-vis de leurs victimes. Ils ne
sont pas venus jusqu'à nous représentés en pied par le
pinceau de Tacite, mais seulement dessinés par le
crayon de Juvénal. Il ne faut peut-être pas le regretter.
Avilis jusqu'au ridicule, ces derniers représentants de
l'éloquence romaine n'offrent plus un sujet digne de la
gravité de Thistoire. A de tels hommes, ce qui convient,
ce n'est pas la flétrissure infligée par un Tacite, ce sont
les coups de fouet de la satire I
Si l'histoire du Turbot n'avait été qu'un cadre ingé-
nieux, imaginé par Juvénal pour montrer la misère du
sénat et l'infamie des délateurs qui y faisaient la loi, il
est un personnage qu'on aurait vu figurer dans cette
scène, au premier rang, Marcus Aquilius Regulus. Regu-
lus clôt dignement la série des délateurs. C'est le héros
du genre. Il est le dernier, et, en même temps, le plus
grand de ces orateurs qui, aussi peu soucieux de la rhé-
torique que de la morale, étaient, en éloquence, les
disciples de Cassius Severus, et en politique, les instru-
ments des Tibère, des Néron et des Domitien.
Regulus était né à Rome vers l'an 40, à la fin du règne
deCaligula, d'une famille qui n'appartenait peut-être pas
k\digem Aitilia^ si célèbre par le dévouement légendaire
de Regulus, mais qui était assez illustre pour s'attirer la
haine de Néron. Le père du jeune Marcus, victime d'une
dénonciation, fut condamné à l'exil et y mourut. Ses
biens furent confisqués ou partagés entre ses créanciers.
Sa veuve épousa en secondes noces un Messala ; elle en
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN. 243
eut un fils, l'orateur Yipstanus Messala, dont il a été
question dans un chapitreprécédent.D'humeurfarouche,
d'énergie tenace, dénué de scrupules, Regulus résolut
de sortir de la misère à tout prix et de conquérir la ri-
chesse et la réputation. S'il ne pouvait se faire aimer,
il jura de se faire craindre, et choisit avec préméditation
le métier de délateur. De lui-même et très jeune encore,
il sollicita et obtint la permission d'accuser. En effet,
l'abus de la délation avait, par la force des choses, en-
traîné ce correctif singulier. 11 fallait, pour exercer le
métier de délateur, en obtenir l'autorisation de l'empe-
reur ou du sénat. L'empereur, il est vrai, l'accordait
presque toujours, et le sénat ne la refusait jamais.
Regulus usa aussitôt du droit qu'on lui avait concédé
Sans avoir jamais paru au barreau, sans s'être fait con-
naître comme avocat dans les causes civiles, il aborda
du premier coup, les procès politiques et voulut pour
son début « goûter d'un sang illustre ». Il accusa et fit
condamner à mort Marcus Licinius Crassus, person-
nage consulaire, arrière-petit-fils, au cinquième degré,
de Licinius Crassus, le plus riche des Romains. Sa se-
conde victime fut Salvidienus Orphitus, à qui Néron
faisait un crime d'avoir loué trois pièces de sa maison,
située près du forum, aux représentants de certaines
villes de province qui cherchaient un endroit pour se
réunir'. Bientôt après, un personnage considérable,
Camerinus, tombait sous ses accusations, et payait de
son sang le zèle du nouveau délateur^. Ces meurtres
répétés soulevèrent contre Regulus une haine univer-
selle.
1. Tacite, Histoires, IV, i'i.
2. Pline le Jeune, I, 5.
244 CHAPITRE XX.
Que lui importait? Il avait conquis la fortune, objet
de son ambition. Le seul meurtre de Crassus lui avait
valu sept millions de sesterces, et les autres lui avaient
mérité le sacerdoce et la questure. Si largement récom-
pensé, il s'élance dans la carrière : « Enfants innocents,
femmes nobles, vieillards illustres, il ne respecte rien,
il n'épargne rien. » Bien plus, il s'enivre de son horrible
métier : il reproduit, en se les appropriant, les mots de
Caligula. Celui-ci souhaitait que le peuple romain n'eût
qu'une tête pour la faire tomber. Regulus « accuse la
lenteur de rs'éron qui se fatigue, lui et ses délateurs, à
frapper une famille, puis une autre, comme si, d'un seul
mot, il ne pouvait pas anéantir le sénat tout entier^ ».
On ne connaît que d'une manière sommaire la con-
duite de Regulus à la fin du règne de Néron. La perte
de la dernière partie du livre XVI des Annales de Tacite,
en nous laissant ignorer les noms de ses victimes, fait
tort à la gloire de Regulus. Privé de son protecteur, il
est obligé, sous Galba, d'interrompre la série de ses
exploits. Mais Galba ne règne pas longtemps, et Regulus
a, du moins, la consolation de conspirer contre celui
qui l'a réduit au silence, et de hâter la perte du vieil
empereur avec celle de Pison sur qui Galba comptait
s'appuyer. Le parti d'Othon triomphe à son tour : c'est
pour Regulus l'occasion de commettre de nouveaux
attentats. Il rencontre le meurtrier de Pison, lui achète
la tête de sa victime, et « la déchire de ses dents ». Ta-
cite, il est vrai, n'affirme pas ce détail odieux. C'est Cur-
tius Montanus qui jette ce sanglant outrage à la face de
Regulus en l'accusant devant le sénat.
1. Tacite, loc. cit.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN. 24i;
Curtius Montanus avait eu l'honneur d'être associé
par Marcellus Eprius à Thrasea, à Helvidius Priscus, à
Paconius Agrippinus dans les accusations que ce déla-
teur avait portées contre ces illustres citoyens. Montanus
avait dû fuir de Rome pour sauver sa vie. Aussi, lors-
que la défaite de Vitellius permit au sénat de respirer,
lorsque l'avènement de Vespasien fit espérer aux hon-
nêtes gens que l'ère des délateurs était passée, Monta-
nus dénonça énergiquement ceux qui s'étaient signalés,
sous les règnes précédents, et demanda, comme un
exemple salutaire, la punition d'un de ces assassins.
Nous voici de nouveau revenus à la séance mémo-
rable du sénat où l'on crut, pendant tout un jour, à la
renaissance de la liberté. Il en a déjà été question à
propos d'Eprius Marcellus et de Vibius Crispus, qui
avaient commis les mêmes crimes que Regulus, et qui
furent, comme lui, accusés par les parents ou les amis
de leurs victimes. C'est à Regulus que Montanus s'atta-
qua avec une extrême violence. Dans un discours élo-
quent, que Tacite n'a pas hésité à reproduire ou plutôt
à refaire, il retraça la vie criminelle de Regulus, énu-
méra les noms de ses victimes et invita le sénat à exercer
contre lui les dernières rigueurs. Mais nous avons vu
comment l'intervention de Vipstanus Messala, frère
utérin de Regulus, et surtout celle du jeune Domitien
et de Muçien, lieutenants de Vespasien, calmèrent
l'effervescence du sénat et arrachèrent les accusés au
châtiment qu'ils méritaient. Regulus était sauvé.
Instruit par l'expérience, il chercha à s'effacer sous les
règnes de Vespasien et de Titus. Il renonça à intenter
des procès politiques ; ces empereurs ne l'eussent pas
permis, et il se consacra aux luttes du barreau. Il y
246 CHAPITRE XX.
mûrit et fortifia son talent. Il se trouva donc prêt, lors-
que la carrière s'ouvrit de nouveau aux délateurs, à y
rentrer avec une éloquence plus exercée et une ardeur
que le frein, imposé à son impatience, n'avait pas ra-
lentie, mais, au contraire, irritée et surexcitée.
L'avènement de Domitien combla ses vœux. Il devint
bientôt le favori de l'empereur, et régna dans Rome, au-
dessous de lui. Puissance et richesses, il avait tout ce
qu'il avait souhaité; il ne lui manquait que l'estime et
la considération. Les poètes, plus souvent courtisans du
succès que du malheur, essayèrent de lui en donner
l'illusion par leurs flatteries intéressées. Ils chantaient
ses louanges, lui disaient leurs poésies et lui emprun-
taient de l'argent. Martial, surtout, épuise pour Regulus
toutes les formes de l'adulation. Regulus est, à ses yeux,
le plus éloquent des orateurs, l'égal de Cicéron; son ta-
lent est le type de la perfection; il suffit qu'il défende
un accusé pour que celui-ci soit absous, et qu'il n'ait
plus qu'à aller rendre grâces aux dieux immortels, tan-
dis qu'un cortège nombreux de citoyens en toge, pré-
cédant et suivant Regulus, le ramène en triomphe dans
sa demeure ^ Tantôt Martial se plaint amicalement à
Regulus qu'on ne lise pas les poètes contemporains, et
qu'on dédaigne ses épigrammes" ; tantôt il lui envoie le
IP livre de ses Poésies et s'excuse de ne lui avoir pas
adressé le I"^ : « Tu as la double renommée du
talent et de la piété, ose-t-il lui écrire dans une au-
tre dédicace, ton génie n'est égalé que par ton respect
pour les dieux. Personne donc, à moins d'ignorer qu'un
1. Martial, Épigrammes, IV, IC; V, 03; II, 74.
2. Id., Ibii/., V, 10.
3. Id., Ibid., II, 93.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DO.MITIEN. 247
présent doit convenir à qui le recevra, personne, ô Re-
gulus, ne peut trouver étrange que je t'offre à la fois
mon livre et de Vencens^ ».
Quand Martial parle de la piété de Regulus et de son
respect pour les dieux, quand il lui offre de l'encens, il
dépasse déjà les bornes de la flatterie permise. Mais
que dire des deux pièces où il relate un accident arrivé
àRégulus? Celui-ci se rendait dans une de ses villas,
située à quatre milles de Rome, sur la route de Tibur.
Son char, attelé de deux chevaux fougueux, venait de
passer sous un portique vermoulu ; au même instant, le
portique s'écroule avec fracas, sans blesser personne.
Quelle tendre inquiétude marque Martial I « Qui pour-
rait nier, s'écrie-t-il, que tu ne sois protégé des dieux,
toi pour qui seul des ruines sont innocentes? — Sans
doute la Fortune a eu peur de nos plaintes et n'a pas
osé affronter le poids de notre haine. Maintenant, ces
ruines mêmes nous plaisent, tant nous sentons le prix
du danger. Restées debout, ces voûtes n'eussent pas
attesté la présence des dieux ^. » L'existence des dieux
prouvée par l'accident qui épargne les jours d'un Regu-
lus! Exagération pour exagération, n'a-t-on pas le droit
de préférer l'hyperbole de Claudien, voyant une preuve
de la Providence divine dans le châtiment du sangui-
naire Rufîn? Mais un distique de Martial explique la
cause de sa tendre sollicitude. « Il n'y a pas un sou à la
maison, Regulus, dit-il, je n'ai d'autre ressource que
de vendre tes présents: veux-tu être mon acheteur^? »
Sans doute, le riche délateur fut plein de bonté pour le
1. Martial, Épigrammes, I, 112.
2. Id., Ibid., I, 13; 83.
3. Id., Ibid., VU, IG.
248 CHAPITRE XX.
pauvre poète, car celui-ci, dans une autre pièce, lui
adresse de petits présents, des poulets, des œufs, des
figues de Chio, un chevreau, des olives et des légumes.
Il a bien soin de dire que ce ne sont pas là des produits
de son petit champ qui ne porte que lui-même : c'est
au marché de Suburre qu'il a fait ces emplettes pour
son cher Regulus *.
Quel pouvait donc être, au physique, cet homme si
puissant, si redouté, cet avocat comparé à Cicéron, ce
délateur qui avait déjà causé la mort de tant de victimes
et préparait en ce moment celle d'Arulenus Rusticus, qui
avait sa cour de flatteurs et tenait Martial à ses gages?
On serait disposé à se le représenter avec une haute
stature, un visage menaçant, une tête énorme, un geste
provocateur, une voix forte, capable de faire retentir
tout le forum et de glacer les cœurs d'épouvante. Aucun
de ces traits ne convient à Regulus. Voici la peinture
que fait de lui, son adversaire, Pline le Jeune: « Regu-
lus a la poitrine faible, l'air embarrassé, la voix sourde,
lalangue épaisse, l'imagination paresseuse, une mémoire
très peu fidèle; enfin, il n'a pour tout mérite qu'un es-
prit extravagant. Cependant, à force d'impudence et par
sa folie même, il en est venu à s'acquérir dans l'opinion
du grand nombre la réputation d'orateur. Aussi Heren-
niusSenecio a-t-il retourné bien spirituellement contre
lui la définition de l'orateur donnée par le vieux Ca-
ton : « L'orateur est un malhonnête homme, inhabile à
parler. » Par Hercule 1 Caton lui-même a moins bien dé-
fini le véritable orateur que celui-ci n'a peint Regulus^ .»
Ce portrait, tracé par un adversaire, ne doit pas
1. Martial, Épifframmes, VII, 31.
2. Pline le Jeune, IV, 7.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN. 249
être accepté sans réserve. Cependant, il est difficile de
croire que Pline ait osé altérer complètement la vérité,
en s adressant à un contemporain qui pouvait facilement
le convaincre de mensonge, Pline s'est donc borné à
exagérer ce qu'il a vu, à enlaidir chacun des traits de
Régulus, ses défauts physiques comme les lacunes de
son éloquence. Mais alors d'où venait la puissance d'un
tel orateur, car l'opinion publique donnait ce nom à
Regulus, et Pline le lui accorde dans d'autres passages?
A quelles qualités a-t-il dû de tenir la première place
parmi des hommes qui avaient fait de la parole l'étude
de toute leur vie et l'instrument de leur fortune? On
n'en voit pas d'autres que son énergie et son audace.
Pline lui-même en fait la remarque : « Les méchants,
dit-il, ont plus d'opiniâtreté que les bons. Comme la har-
diesse naît de l'ignorance et la timidité du savoir
l'honnête homme perd de ses avantages parla modestie,
tandis que le scélérat en trouve de nouveaux dans son
impudence. » Une volonté implacable, un cynisme auda-
cieux ont fait la force de Regulus. Combien d'autres ora-
teurs n'ont pas d'autre secret pour dominer la foule!
Avant d'avoir parlé, ils en imposent déjà au public par
la connaissance que celui-ci a de leur caractère, et par
la réputation plus ou moins méritée qu'ils ont acquise.
D'avance on les trouve éloquents. Aussi a-t-on dit avec
raison que l'éloquence d'un orateur est, pour une bonne
part, dans ceux qui l'écoutent.
Il y avait encore autre chose dans Regulus ; il y avait
les instincts, les aspirations d'un véritable orateur, en
un mot le respect de son art. On en trouve la preuve
dans le témoignage même de Pline le Jeune, devenu
plus impartial après la mort son ennemi. « Il m'arrive
250 CHAPITRE XX.
parfois au tribunal, écrit-il, de songer à Regulus, je ne
dis pas, de le regretter. Pourquoi donc songé-je à lui?
c'est qu'il avait le respect de l'éloquence, il craignait,
il pâlissait, il préparait, il écrivait ses discours'. » Le
mot de Scnècio n'est donc pas aussi juste qu'il est pi-
quant, et il convient de retenir l'aveu que Pline laisse
échapper. Quant aux travers qu'il prête à Regulus, s'ils
sont fondés, ils ne prouvent rien contre son éloquence.
« Il est vrai, continue Pline, qu'il ne pouvait se défaire
de manies singulières. Il avait l'usage de mettre du col-
lyre tantôt sur son œil droit, tantôt sur son œil gauche,
selon qu'il était demandeur ou défendeur, et de couvrir
d'une emplâtre tantôt un sourcil, tantôt l'autre. » Cela
veut dire, sans doute, que Regulus, après s'être fatigué
la vue à lire les dossiers de ses clients, était obligé de
soigner ses yeux. L'honnête Pline ne songe pas à cette
explication si simple ; égaré par ses rancunes, il se fait
l'écho d'imputations malveillantes et qui touchent au
ridicule.
Il reproche encore à Regulus d'avoir eu « des supers-
titions de bonne femme, et de consulter, chaque fois, les
aruspices sur le succès de son futur plaidoyer, » oubliant
qu'il croyait lui-même aux songes et aux revenants.
En revanche, il lui fait un mérite de n'avoir jamais
cherché à abréger les débats et d'avoir eu soin d'ap-
peler au tribunal un nombreux public. « Il était fort
agréable, dit-il, de plaider avec lui, car il demandait
pour les plaidoiries un temps illimité et se chargeait de
réunir des auditeurs. Quel plaisir d'avoir du temps à
soi, sans le désagrément de l'avoir demandé, et de parler
1. Pline le Jeune, Yl, 'i.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGiNE DE DOMITIEN. 2bl
avec faveur dans un auditoire assemblé par un autre !
Car aujourd'hui, ajoute-t-il avec amertume, en pensant
que, sous Trajan, il n'a plus à sa disposition qu'une
clepsydre ou deux, parfois même qu'une demi-clepsydre,
aujourd'hui les avocats tiennent moins à plaider qu'à se
voir quilles de leur plaidoirie. »
On peut même croire que Regulus n'avait pas ce dé-
faut de mémoire que Pline critique chez lui, si l'on en
juge par une épigramme de Martial dirigée contre le
rhéteur Apollonius, qui confondait tous les noms. « Au-
trefois, ô Regulus, Decimus (le dixième) devenait Quintus
(le cinquième) en passant par la bouche d'Apollonius,
et Crassus (le gros) devenait Macer (le maigre). Mainte-
nant il salue l'un et l'autre par leur vrai nom. Que ne
peuvent le travail et la persévérance ! Il a mis leurs noms
par écrit et il est parvenu à les apprendre par cœur' ! »
Martial était le courtisan et le débiteur de Regulus. On
peut conclure de ces vers que celui-ci n'était pas dénué
de mémoire, et n'avait pas besoin d'écrire ses discours
pour ne pas oublier ce qu'il avait à dire. Martial avait
trop d'esprit, et trop d'intérêt à le ménager, pour dou-
bler la portée et le sel de son épigramme, en dédiant
la pièce dirigée contre un rhéteur sans mémoire à un
orateur atteint du même défaut.
Ce qui choque Pline dans Regulus, ce qui le rend
injuste pour les qualités de son adversaire, c'est qu'ils
appartiennent l'un et l'autre à une école d'éloquence
différente. Regulus est un des plus brillants représen-
tants de la « nouvelle éloquence, » et le dernier, au
moins parmi les délateurs. Il se rattache à cette série
1. Martial, Épigramtncs, V, 21.
252 CHAPITRE XX.
d'orateurs qui remontent à Cassius Severus, et qui le
regardent comme le fondateur du nouvel art de la pa-
role, dédaigneux du style, peu scrupuleux sur les
moyens, ne visant qu'au trait et sacrifiant tout au succès.
Pline le Jeune, au contraire, élève de Quintilien,apris
Cicéron pour modèle. Il dédaignait, au moins en théorie,
car il les mit plus d'une fois en pratique et pas toujours
à son insu, les procédés employés par ses adversaires.
Il se piquait surtout d'être cicéronien, et afTectait de
mépriser l'éloquence à la mode. Regulus lui lança même
quelques traits à ce sujet dans un procès où il avait
pour adversaires Satrius Rufus et Pline : « Satrius
Rufus, dit-il, et celui qui rivalise avec Cicéron et qui
n'est pas satisfait de l'éloquence de notre époque. » C'est
une accusation dont Pline est loin de se défendre; il en
tire gloire au contraire : « Oui, dit-il, je cherche à riva-
liser avec Cicéron, et je ne suis pas satisfait de l'élo-
quence de notre époque : il serait insensé, selon moi,
quand on choisit des modèles, de ne pas prendre les
meilleurs ^ »
Ainsi Pline le Jeune conservait l'usage des divisions
pratiquées par Cicéron, et condamnées par la nouvelle
école. Il maintenait l'utilité de l'exorde, de la division,
de la confirmation entourée des preuves qui s'appliquent
à chacun des points en litige, et couronnait son discours
par la péroraison habituelle. Regulus, en disciple de
Cassius Severus et de Marcus Aper, avait une théorie
toute différente. Il n'en faisait pas mystère. « Un jour,
dit Pline, que nous défendions ensemble une même
cause, Regulus me dit : « Toi, tu crois devoir dévelop-
1. Pline le Jeune, I, o.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN. 2o3
per tous les moyens que fournit la cause : moi, d'un
coup d'oeil, j'aperçois la gorge : c'est là que je serre, ego
jugulum statim video, hune premo. (Il serre bien, il est
vrai, la partie dont il fait choix : mais il se trompe
souvent dans le choix de cette partie.) Je répondis :
« Ne peut-il arriver, par hasard, que tu prennes pour la
« gorge, le genou, la jambe, le talon? Moi, qui ne suis
« pas si sûr de distinguer la gorge, je tàte partout, j'at-
« taque partout, je fais flèche de tout bois'. »
Ce sont bien là deux méthodes opposées. Mais, mal-
gré l'adresse de sa réponse, Pline se sent troublé par
la vigueur et la netteté de la théorie de son adver-
saire. Il développe, il commente les paroles qu'il a
opposées à Regulus, dans une longue lettre adressée à
Tacite. Puis il termine en demandant son avis à l'illustre
historien, en le priant, s'il n'approuve pas sa réponse,
de lui donner, toutes ses raisons. « Car, dit-il, bien que
je doive céder à ton autorité, cependant, en un sujet si
important, mieux vaut encore, selon moi, céder à la
force des raisons qu'à l'autorité. » Pline n'est pas sûr de
l'assentiment de Tacite, et cherche à se le concilier. On ne
connaît pas la réponse de l'historien. Quand même Tacite
ne serait pas l'auteur du Dialogue sur les orateurs, on
peut la pressentir. L'auteur des Annales n'a-t-il pas
pour méthode, comme Regulus, de sauter à la gorge de
ses ennemis et de la serrer fortement?
Mais toute discussion de théorie mise à part, la mé-
thode de Regulus, avec sa formule •.jugulum statim video,
hune premo, éidli, plus que toute autre, propre aux déla-
tions. Les accusations haineuses, qui n'avaient d'autre
1. Pline le Jeune, I, 20.
2iJ4 CHAPITRE XX.
but que de fournir un prétexte à une sentence de con-
damnation, n'avaient pas besoin d'être développées en
de longs discours. Qui aurait, dans le sénat de Domitien,
supporté les sept oraisons contre Verres? Qui en aurait
écouté même une seule, avec son étalage d'argumenta-
tions, de preuves, de témoignages, de déductions savam-
ment disposées et élaborées? Venait-on accuser quelque
personnage devant le sénat ? Les sénateurs aussitôt
s'informaient, allaient aux renseignements. Quel était le
crime de l'accusé? Peu importait. Qui portait l'accusa-
tion? Était-ce un favori, un délateur attitré ? Que pensait
l'empereur? Avait-il donné son assentiment à la pour-
suite ? Cela seul méritait considération . L'empereur
approuve la poursuite ! — Soit, répondaient les séna-
teurs : encore une lâcheté à commettre, mais hâtons-
nous, afm de l'oublier plus vite ! — Et ils s'empressaient
de condamner, sans laisser à l'accusateur le temps de
s'étendre, pour ne pas prolonger également leur honte et
leurs remords. Force était donc au délateur d'être bref
et énergique, c'est-à-dire d'être éloquent à la manière
de Regulus. L'accusé lui-même, quand il osait se dé-
fendre, ce qui réussit quelquefois à plusieurs, était con-
traint d'user de la même méthode. Son meilleur moyen
de salut n'était pas de répondre à l'accusation, mais de
sauter à la gorge d'un plus puissant, pour se sauver
avec lui, s'il ne l'entraînait pas dans sa propre chute.
L'éloquence de Regulus, comme celle de tous les dé.
lateurs, consistait surtout à troubler son adversaire par
des interpellations, c'est-à-dire par des questions embar-
rassantes, qui n'avaient point de rapports avec le débat,
mais qui mettaient l'orateur dans une situation fausse,
et paralysaient ses moyens. InofFensive et sans portée
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN. 255
SOUS un régime régulier, cette arme était terrible sous
les empereurs. Un jour, Pline le Jeune défendait contre
Regulus, au tribunal des centumvirs, la cause d'Ario-
nilla, femme de Timon. Pline, qui s'était chargé de ce
procès à la prière d'Arulenus Rusticus, plus tard vic-
time de Regulus et de Domitien, s'appuyait, dans une
partie de la cause, de l'avis de Metius Modestus, homme
irréprochable, mais qui était alors en exil, relégué par
lempereur. Regulus ne laisse pas échapper l'occasion
de déplacer le débat par un argument ac? Iwminem. « Dis-
moi, Pline, demande-t-il tout à coup, que penses-tu
de Modestus ? — Répondre du bien était dangereux,
raconte Pline, mais quelle honte, si je répondais du mal.
Je ne puis dire autre chose, sinon que les dieux me furent
en aide. « — Je dirai ce que j'en pense, répondis-je, si les
« centumvirs doivent prononcer là-dessus. » Cette pre-
mière réponse était adroite, mais elle ne satisfit pas
Regulus. « — Je te le demande, dit-il, que penses-tu de
« Modestus? — Jusqu'ici, répondis-je, on interrogeait
« des témoins contre les accusés, jamais contre les con-
« damnés. » Cette seconde réponse de Pline n'était pas
seulement habile, elle frappait encore directement le
délateur qui s'acharnait avec rage contre ses victimes.
« Eh bien, reprit Regulus en revenant à la charge, je
« ne te demande plus ce que tu penses de Modestus, mais
« quelle opinion as-tu de son amour pour le prince?
« — C'est là, répliquai-je, ce que tu demandes : mais moi,
« je déclare qu'il est illégal même de faire une question
« sur ce qui est tranché par un arrêt ». Regulus garda
« enfin le silence *. »
1. Pline le Jeune, I, 5.
256 CHAPITRE XX.
La réponse de Pline est heureuse, et il a le droit de
s'en féliciter. Cependant le soin même qu'il prend
d'éviter de répondre directement à Regulus, et ses
faux-fuyants trahissaient le secret de sa pensée.
Il le sentait lui-même, aussi il ne pardonna jamais à
Regulus l'embarras où il l'avait jeté par ses questions
insidieuses. C'est de ce procès que date sa haine contre
lui. Après la mort de Domitien, Regulus prétendit, pour
calmer les ressentiments de Pline, que cette interpella-
tion avait eu pour but, non d'embarrasser Pline, mais
d'achever la perte de Modestus qui, dans une lettre lue
devant Domitien, avait écrit ces mots : « Regulus, le
plus pervers de tous les bipèdes. » Le trait peint
l'homme ; Regulus s'excusait d'une infamie par une
infamie plus grande.
Un dernier caractère de la nouvelle éloquence est,
comme nous l'avons dit, la recherche du trait. Les déla-
teurs en semaient leurs discours : Regulus en usa lar-
gement à leur imitation. Malheureusement, nous ne
possédons pas assez de fragments de son éloquence pour
en citer des exemples bien frappants. Après avoir pro-
voqué les poursuites contre Arulenus Rusticus, Regulus
triompha de sa mort. Il composa et lut en public un
livre injurieux où il traitait Rusticus de « singe des
stoïciens », et où il lui reprochait : « sa face couturée
d'une balafre vitellienne ». La première de ces injures
est un nouveau témoignage de la haine que les délateurs
portaient aux stoïciens. Ils se sentaient mal à l'aise en
face de ces honnêtes gens, à l'esprit souvent étroit, mais
dont la conscience implacable condamnait leur con-
duite, et, d'avance, ils voyaient en eux des ennemis.
Quant à ce souvenir de Vitellius évoqué sous Domitien,
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN. 257
il eût été mortel si la persécution n'eût pas déjà frappé
Arulenus Rusticus. « On reconnaît à ces deux traits, dit
Pline qui les rapporte, l'éloquence de Regulus*. »
Juvénal a de ces expressions, mais elles semblent mieux
à leur place dans une satire que dans un discours, où
elles jurent avec le reste du style. C'est par ces mots, à,
en croire Pline, que Regulus écrasait ses adversaires.
Sa rage s'exerçait ici contre un mort, mais il était
coutumier du fait. Un jour, il déchirait avec tant d'em-
portement la mémoire d'Herennius Senecio qu'il s'atti-
rait la verte réplique du délateur Metius Carus, que
nous avons citée plus haut : « De quel droit touches-tu
à mes morts ? Me vois-tu tourmenter les tiens , Crassus
et Camerinus ? »
Il faut joindre à ces rares souvenirs de l'éloquence de
Regulus la Biographie de son fils, qu'il composa sous
le règne de Trajan. Cet homme impitoyable, dénué de
tout sentiment tendre, ne se rattachait à l'humanité que
par l'amour ardent qu'il portait à son fils. Celui-ci avait
montré, dès la première enfance, d'heureusss disposi-
tions qui arrachaient au besoigneux Martial les éloges
les plus hyperboliques. « Vois-tu, dit-il, comme, si
jeune encore, avant d'avoir accompli sa troisième an-
née, Regulus écoute et applaudit son père ! Comme il
quitte, à l'approche de son père, le sein de sa mère ;
comme il comprend que la gloire de son père est la
sienne ! Déjà les clameurs, la barre des centumvirs, la
foule qui s'y presse, la basilique Julia sont les plaisirs
de ce petit enfant ^ ! » Ce nourrisson si précoce fit
preuve, un peu plus tard, d'une grande vivacité d'esprit.
1. Pline le Jeune, I, 5.
2. Martial, Éidgrammes, \'I, 38
II. — 17
258 CHAPITRE XX.
Pline lui-même le reconnaît : « Mais, ajoute-t-il avec
malveillance, son caractère n'était pas décidé : il se
pouvait qu'il suivît la bonne voie, pourvu qu'il ne prît
pas exemple sur son père . » Regulus donnait à son fils
les marques de la plus vive afFection. Ses moindres ca-
prices étaient des lois : « Petits chevaux de selle, grands
chevaux d'attelage, chiens de toute taille, rossignols,
perroquets, merles, tout ce qui excitait son désir, lui
était aussitôt prodigué ». Il alla même jusqu'à Véman-
ciper pour qu'il pût hériter des biens de sa mère.
L'objet de tant de tendresses ne devait pas en jouir
longtemps. Le jeune Regulus mourut avant d'avoir perdu
letitrede/îMcr, et d"être entré dans l'adolescence, c'est-à-
dire de sept à quatorze ou quinze ans. Le père se livra
aux manifestations d'une folle douleur. « Il fit tuer sur le
bûcher de son fils tous les- animaux qu'il avait aimés, et
il remplit des accents de son désespoir les jardins
somptueux qu'il possédait au delà du Tibre, dont les
portiques sans fin couvraient un espace immense, et
dont les statues bordaient toute la rive. » Là il reçut les
compliments de condoléance, non seulement de ses
amis et de ses courtisans, mais ce qui indigne Pline,
de toute Rome. » Tout le monde le hait, dit-il, tout le
monde le déteste, et, comme si on l'estimait, comme si
on l'aimait, chacun court et s'empresse ^ » Le naïf Pline
ne peut s'expliquer ce concours, mais si Regulus n'est
plus puissant depuis l'avènement de Trajan, il est tou-
jours riche, et, dans cette foule hypocrite, il^ a bon
nombre de captateurs de testaments qui vont mettre
ses leçons en pratique.
Regulus apporta dans les témoignages de sa douleur
1. Pline le Jeune, IV, 2.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÉGNE DE DOMITIEX. âoQ
la même énergie qu'il avait montrée en toutes choses.
« Il s'est mis en tête, dit Pline, de pleurer son fils; il
le pleure comme on n'a jamais pleuré. Il s'est mis en
tête d'en avoir le plus grand nombre possible de statues
et de portraits. Tous les ateliers ne travaillent que pour
lui. Images sur la toile, images en cire, images en ai-
rain, images en or, en ivoire, en marbre, toutes les
images possibles se font en ce moment pour lui ^ «
Ces manifestations d'un amour inconsolable ne suf-
firent pas à Regulus. Il composa lui-même un écrit sur
la vie de son fils et en donna à Rome une lecture pu-
blique devant un nombreux auditoire. Puis il fit copier
mille exemplaires de cette Biographie, les répandit dans
l'Italie et les provinces, en invitant les décurions de
chaque ville à choisir celui d'entre eux qui aurait le plus
bel organe pour lire cet écrit au peuple, sur la place
publique. C'est déjà là une entreprise peu ordinaire,
mais ce qui est plus étonnant, c'est que Regulus, avec
sa ténacité habituelle, en n'épargnant ni son argent ni
sa peine, réussit à faire lire la Biographie de son fils
partout où il l'envoya. Pline conclut mélancoliquement:
«Ah ! si cette énergie eût été employée dans un meilleur
sens, que de bien Regulus aurait pu faire ! »
Quelle était, au juste, la valeur de cette œuvre dictée
par la douleur paternelle ? Il est difficile de le savoir. On
ne peut s'en rapporter sur ce point à Pline, qui reste in-
sensible au désespoir et au deuil de Regulus. « Aurais-tu
par hasard, écrit-il à Lepidus, la commission de lire
en plein forum, dans ton municipe, le livre lamentable
de Regulus, et de reproduire l'homme dépeint par
1. Pline le Jeune, IV, 7.
260 CHAPITRE XX.
Démosthène, enflant sa voix, s' épanouissant et donnan
des coups de gosier, eTiàfaç Tr,v ûwvyjV, xat y£yy,)vwç, xa:
XapuYYi'Cwv ? Car ce livre est d'une telle ineptie qu'il pro-
voque le rire plutôt que des gémissements. On dirait
qu'il est écrit non sur un enfant, mais par un enfant *. »
Pline satisfait sa haine avec l'antithèse par laquelle, il
termine son jugement. Mais, sans qu'il soit besoin
d'attribuer à l'œuvre de Regulus une éloquence supé-
rieure, on peut croire qu'une douleur si vive avait
inspiré à un homme, habile à parler, des accents émus
et véritablement touchants. Quant à la sincérité de son
désespoir, pourquoi la suspecter, comme Pline fait ?
Celui-ci n'a jamais été père, et ne peut s'y connaître.
D'ailleurs, les bêtes féroces aiment bien leurs petits.
Les lettres de Pline le Jeune, auxquelles on doit la
plupart des renseignements que nous avons reproduits
sur Regulus, délateur et père de famille, le dépeignent
encore sous une face nouvelle et ridicule, comme cap-
tateur de testaments, et captateur malheureux. On sait
par Juvénal, qui l'a flétrie avec éloquence, en quoi con-
sistait cette singulière profession, si l'on peut se servir
de ce mot. Regulus s'y essaya à son tour, mais sans
succès. Riche, veuf, n'ayant qu'un enfant, il n'avait nul
besoin de se ravaler à des moyens aussi bas pour aug-
menter une fortune déjà colossale. Mais, superstitieux à
l'excès, il tenait à accomplir un présage qui l'avait en-
couragé dès sa jeunesse. Un jour qu'il offrait un sacrifice,
pour savoir en combien de temps il pourrait arriver à
posséder 60 millions de sesterces, ce qui lui paraissait
le comble de la fortune, la victime avait présenté de
1. Pline le Jeune, IV, 7.
LES DELATEURS SOUS LE REGNE DE DOMITIEN. 261
doubles entrailles. Regulus en avait conclu qu'il pos-
séderait un jour 120 millions de sesterces K De là toutes
les délations qu'il avait portées, de là ces plaidoiries
perpétuelles au barreau ; de là, à défaut des unes et des
autres, ces captations de testaments. Il n'y réussit pas
toujours, à en croire Pline qui s'indigne de son hypocri-
sie, quand elle est couronnée de succès, et fait des gorges
chaudes de ses mésaventures.
Un jour, il apprend que Verania était à l'extrémité.
C'était la veuve de ce Pison, dont on accusait Regulus
d'avoir déchiré la tête avec ses dents. Regulus, qu'elle
avait tant de raisons de haïr, pousse l'impudence jusqu'à
venir la voir. Il s'assied à son chevet et feint de s'inté-
resser à sa santé. Il lui demande le jour et l'heure de sa
naissance, puis, comptant sur ses doigts avec force si-
magrées: « Tu es, lui dit-il, à ton époque climatérique,
mais tu en réchapperas. Pour en être sûr, je vais con-
sulter un aruspice que j'ai souventmisàl'épreuve.wllpart
fait un sacrifice, et revient jurer à la mourante, sur la
tête de son fils, que les présages sont favorables. La
crédule Verania demande son testament et y consigne
un legs pour Regulus. Peu après le mal redouble, et elle
meurt en s'écriant : « Oh ! le scélérat, le perfide et plus que
parjure ! » Une autre fois, un riche consulaire Velleius
Blaesus, se mourait. Comme il parlait de modifier son
testament, Regulus, qui y voyait son avantage, suppliait
les médecins de prolonger à tout prix lavie du malade.
Le nouveau testament fait et scellé, Regulus change de
ton et s'adressant aux mêmes médecins : « Combien de
temps encore voulez-vous torturer ce malheureux ?
1. Pline le Jeune, II, ÎO.
262 CHAPITRE XX.
Pourquoi lui refuser une douce mort, puisque vous ne
pouvez le rendre à la vie ? » Blaesus meurt, et, plus
avisé que Yerania, comme s'il avait tout entendu, il
ne laissa rien à Regulus.
« As-tu assez de ces deux récits?» demande Pline, que
la présence d"esprit de Blaesus a mis de belle humeur,
M ou, selon la loi des écoles, exiges-tu le troisième ? Je
puis te satisfaire. Aurélia, femme riche, allait sceller son
testament, et s'était parée de ses plus riches vêtements.
Regulus, venu comme témoin, demande à Aurélia de lui
léguer k'S robes qu'elle portait. Aurélia croit qu'il plai-
sante : mais la demande est sérieuse. Regulus insiste et
contraint cette femme à rouvrir son testament, et à
inscrire le legs. Il ne la perd pas de vue pendant qu'elle
écrit, et s'assure par lui-même que la mention est exacte.
Il est vrai, ajoute Pline, qu'Aurélia n'est pas morte, mais
ce n'est pas la faute de Regulus ; il avait compté qu'elle
n'en réchapperait pas. Et voilà l'homme qui reçoit,
comme s'il en était digne, des legs et des héritages ^ 1 »
Cependant Domitien meurt et le temps de Nerva et de
Trajan est venu. Le règne des délateurs est passé. Re-
gulus ne se croit plus en sûreté. Il redoute surtout la
haine de Pline le Jeune, qui ne cachaitpas ses sentiments
à son égard. Aussi le fait-il supplier de lui rendre ses
bonnes grâces par Caecilius Celer, par Fabius Justus, par
Spurinna. « Je t'en supplie, dit-il à celui-ci, va voir
Pline chez lui demain, de très bon matin, je ne puis
plus supporter mes inquiétudes : obtiens à tout prix
qu'il ne soit plus irrité contre moi. » Bientôt il vient lui-
même trouver Pline dans la salle des préteurs. 11 le tire
1. Pline le Jeune, II, 20.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN. 263
à l'écart, et lui demande pardon des plaisanteries qu'il
avait un jour dirigées contre lui et où il lui repro-
chait d'être disciple de Cicéron *. « Mais, répondit Pline,
toi qui te rappelles si bien cette affaire insignifiante,
comment peux-tu oublier celle où tu m'as demandé ce
que je pensais de Modestus ». Regulus pâlit à ces mots,
il balbutia confusément cette réponse : « En te faisant
cette question, ce n'est pas à toi que je voulais nuire,
mais à Modestus ». Pline toutefois ne prit aucun en-
gagement et dit qu'il attendrait Mauricus, rappelé de
l'exil où l'avait envoyé Regulus. Si Mauricus voulait ac-
cuser Regulus, Pline se réservait de régler sa conduite
sur la sienne. Mais Mauricus, soit bonté, soit prudence,
recula devant l'idée d'entamer un procès contre un
adversaire aussi difficile à abattre, 8u(7xa6ats£Tov ^ On ne
poursuivit donc pas Regulus, et le délateur de tant de
citoyens illustres fut épargné.
Néanmoins, Regulus se trouvait dans une situation
fausse, et s'étudiait à ménager tout le monde, de peur
de réveiller des souvenirs fâcheux, et d'être entraîné
un jour ou l'autre, à l'improviste , sur un terrain
dangereux. Au sénat, de peur d'attirer l'attention
sur lui, il avait toujours soin d'adopter l'avis de la ma-
jorité, et ne craignait pas, à l'occasion, de se déjuger
lui-même, afin de se trouver du côté du plus grand
nombre. Ainsi, l'an 99, dans le procès de péculat
et de crime capital, intenté à Marins Priscus, proconsul
d'Afrique, et soutenu par Pline le Jeune et Tacite, que
le sénat avait délégués à cet office, Regulus penchait
pour la condamnation la plus douce, parce que le sénat
1. Voir plus haut.
2. Pline le Jeune, I, 5.
264 CHAPITRE XX.
paraissait y incliner. N'osant prendre directement la
parole, il excita en particulier le sénateur Pompeius Col-
lega à combattre la motion du consul désigné, Cornutus
Tertullus, qui demandait le châtiment le plus rigoureux,
et à proposer une peine plus légère. CoUega le fit. Mais
quand Regulus vit, contrairement à son attente, la ma-
jorité du sénat passer du côté de Cornutus, il n'hésita
pas un instant : il quitta Pompeius Collega qui se trouva
presque seul, et vint se ranger auprès de Cornutus.
Collega lui reprocha amèrement de n'avoir pas le cou-
rage de suivre l'avis dont il était l'auteur. Regulus ne
répondit rien et laissa Pline railler la mobilité de son
caractère, qui passait de l'audace extrême à l'extrême
timidité ^ Que lui importait 1 Ce n'était ni timidité ni
mobilité d'esprit, maiscalcul et prudence. Par cette po-
litique sans dignité, mais adroite, il conjura les orages
les plus lointains, et obtint ce qu'il souhaitait le plus
désormais, de se faire oublier.
Regulus échappa ainsi à tous les dangers, et même au
plus terrible de tous, à la proscription en masse des
délateurs, ordonnée par Trajan. On sait comment ce
prince, pour donner satisfaction à la conscience publi-
que, pour éviter les débats judiciaires elles représailles
sans fin que des poursuites régulières auraient entraînés,
commanda d'arrêter les délateurs qui s'étaient signalés
sous Domitien, les fit comparaître enchaînés dans l'am-
phithéâtre sous les yeux du peuple assemblé, et les
abandonna sur des navires « à la colère des flots et des
dieux ». A cette vue, l'enthousiasme fut grand dans
Rome; les poitrines, si longtemps comprimées, sous les
1. Pline le Jeune, II, 11.
LES DÉLATEURS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN. 265
mauvais empereurs, par la cruauté qu'inspirait cette
engeance infâme, se dilatèrent enfin et respirèrent li-
brement. Aussi, c'est avec une joie sincère qui révèle ses
anciennes terreurs, que Pline rappelle, dans son Pané-
gyrique, le spectacle dont Rome fut alors témoin.
<( Oui ! s'écrie-t-il, nous avons vu amener dans l'amphi-
théâtre, comme des assassins et des brigands, la troupe
des délateurs.... Rien n'a été plus agréable, plus digne de
ce siècle, que d'apercevoir du haut de nos sièges, les déla-
teurs, le cou renversé et la tête en arrière, forcés de nous
montrer leur face hideuse. Nous les reconnaissions ; nous
jouissions, lorsque ces scélérats, comme des victimes
expiatoires des alarmes publiques, étaient entraînés sur
le sang des criminels à des supplices plus lenls et à des
peines plus terribles. On les jette sur des navires ras-
semblés à la hâte ; on les abandonne à la merci des
vents. Qu'ils partent ! Qu'ils fuient ces terres dévastées
par les délations ! Si les flots et les tempêtes les jettent
sur des rochers, qu'ils ne trouvent que la pierre nue et
des rivages inhospitaliers 1 Qu'ils y mènent une vie pé-
nible et pleine de tourments ! Qu'ils aient le chagrin
dernier de laisser derrière eux le genre humain tran-
quille et rassuré ' ! »
Pline a raison. Le supplice de ceux qui avaient fait
couler tant de larmes sous Domitien, et qui avaient
causé tant de deuils, fut pour Rome un beau spectacle.
Malheureusement, ni Regulus, ni les autres célèbres
délateurs dont nous avons parlé, ne comparurent dans
l'amphithéâtre. Pline les y aurait cherchés vainement
du regard. Les victimes expiatoires qu'on promena en
1. Panégyrique de Trajan, 34.
266 CHAPITRE XX.
public, comme preuves vivantes de la justice du prince,
sont prises dans la tourbe des délateurs obscurs. Les
grands coupables, ceux qui ont immolé le plus de vic-
times, qui ont acquis par leurs délations le plus de
crédit et de richesses, dont l'exemple a été le plus fu-
neste, en provoquant les appétits des criminels vul-
gaires, ceux-là, comme toujours, sont épargnés. Pen-
dant que les délateurs de bas étage, jetés pêle-mêle sur
des vaisseaux, vont échouer surdes rives inhospitalières,
pendant qu'ils souffrent les tourments de l'exil, qu'ils
sont en proie aux remords et à la misère, leur chef,
Regulus, plein de jours et de richesses, meurt paisible-
m_ent dans son lit. ?Ne serait-ce pas le cas de répéter
avec La Fontaine?
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
En vain l'opinion publique, et, après elle, la postérité
ont condamné Regulus: un jugement de cour l'aw rendu
blanc » et l'a épargné.
CHAPITRE XXI
AVOCATS ET ORATEURS DE LÀ FIN DU l<^^ SIÈCLE.
Salvius Liberalis. — Poiupeius Saturninus. — Cornélius Tacite,
avocat et orateur au sénat.
A la longue liste des délateurs protégés, encouragés
par Domitien, que nous avons dressée, à la Biographie
d'Aquilius Regulus « le maître et le chef du chœur », par
laquelle nous avons terminé, il serait fâcheux qu'on n'eût
pas à opposer des voix plus honnêtes, et une éloquence qui
ne fût pas entachée de sang. Heureusement pour l'hon-
neur du nom romain et de l'humanité, il s'est trouvé
des orateurs qui pouvaient, sous le règne de Nerva et
de Trajan, se reporter, sans rougir, aux discours qu'ils
avaient prononcés dans l'âge précédent. Toutefois, le
nombre en est fort restreint. Les uns s'étaient vus bien-
tôt, par prudence, obligés de se taire : les autres avaient
été proscrits et envoyés en exil. En outre, à défaut des
noms, on a peu de renseignements sur les personnes.
L'absence de monuments historiques ou de documents
détaillés ne permet pas de rendre à chacun la justice
qui lui est due. Aussi ne faut-il pas craindre d'exhumer
268 CHAPITRE XXI.
ceux de ces orateurs « honnêtes gens » sur qui des cir-
constances inattendues, comme la découverte d'une ins-
cription, permettent de jeter une lumière même incom-
plète. Parmi eux se trouve l'orateur Salvius Liberalis.
On ne connaissait de Salvius Liberalis qu'un mot rap-
porté par Suétone, et le rôle qu'il joua, d'après Pline
le Jeune, dans le procès intenté à Marins Priscus par
la province d'Afrique. Mais qu'était ce personnage?
Quelles étaient son origine, ses fonctions? Quel titre
avait-il à prendre la parole, devant le sénat, dans les
circonstances où Pline le fait intervenir? Trois courtes
inscriptions, dont l'une a été découverte assez récem-
ment, permettent de répondre, et donnent sur lui quel-
ques renseignements'. On y voit que Salvius Liberalis
joignaitàcesdeuxnomsceuxdeNoniusBassus, qu'il était
Italien,originaire de la colonie Ombrienne d'Urbinum, où
la dernière inscription a été retrouvée. Il occupait une
position importante dans son pays, puisqu'il en devint
plus tard le patron^ et qu'il y fut élu quatre fois magis-
tral quinquennal. Aussi l'attention de Vespasien fut-elle
naturellement attirée sur lui, lorsque ce prince résolut
de reconstituer le sénat et l'ordre des chevaliers.
Les deux corps principaux de l'État, en effet, avaient été
décimés par les proscriptions ou par les guerres civiles,
et ils étaient composés, en majeure partie, de membres
indignes d'y figurer. Vespasien ne garda que les plus
honnêtes parmi les survivants, et leur adjoignit les ci-
toyens les plus estimés de Rome et de l'Italie ^ Mais
pour se conformer à la légalité et introduire dans le sé-
1. La plus détaillée a été découverte en 1824 et publiée en
1826. Voyez ces textes à l'Appendice.
2. Suétone, Vespasien, 9.
AVOCATS ET ORATEURS DE LA FIN DU I" SIÈCLE. 269
nat quelques-uns des nouveaux venus, il dut leur con-
férer par décret les charges qu'il fallait avoir occupées
pour avoir droit au titre de sénateur. Ainsi Salvius Li-
beralis ne géra aucune des magistratures subalternes, le
vigintivirat et la questure, par lesquels il était d'usage
de passer, sous l'empire, pour arriver aux dignités plus
importantes. Il ne remplit même ni le tribunal ni la
préture; un décret rendu par Titus et par Yespasien,
probablement pendant leur censure; l'an 72 de notre ère,
lui conféra les titres de tribun et de préteur honoraire
allectus inter tribunicios^ inter praetorios.
Outre ces détails, l'inscription d'Urbisaglia mentionne
encore différentes dignités et charges importantes, rem-
plies par Salvius Liberalis, mais, à ce qu'on peut con-
jecturer, sous le règne de Trajan. Tels sont le consulat,
le proconsulat de la Macédoine et celui de la Bretagne.
Elle ajoute que, désigné par le sort pour le procon-
sulat d'Asie, Salvius Liberalis s'excusa. Elle ne dit pas
pour quel motif il déclina cette mission. Est-ce pour
plaire au prince, ou à un concurrent moins heureux,
ou pour une simple raison de santé que Salvius vou-
lut rester à Rome? En pareil cas, on donnait au dé-
missionnaire une indemnité en argent qui, d'après le
continuateur de Dion Cassius, s'élevait à un million de
sesterces ^ Enfin, cette inscription rappelle que Salvius
appartint au collège des Frères Arvales. Elle confirme
ainsi une autre inscription déjà connue, qui donne la
formule même de l'admission de Salvius dans le sacré
collège, formule ainsi conçue : « Dans le temple de la
Concorde, en présence des Frères Arvales, sur l'arrêt
1. Dion Cassius, LXXVllI, 22; riiistorien grec appelle cette
indemnité Y^pa;, Tacite (Fie d' Agricola, i'2)sesertda mot salarium ,
270 CHAPITRE XXI.
de l'empereur César Vespasien Auguste, nous nous ad-
joignons C. Salvius Liberalis Nonius Bassus, à la place
de feu C. Matidius, son oncle paternel (ou Matidius Pa-
truinus?) » La date de la réception de Salvius est du
l^*" mars 78.
Salvius Liberalis a donc été un citoyen considérable,
désigné par ses vertus et son talent aux faveurs de Ves-
pasien, nommé par lui sénateur et Frère Arvale, élevé
par Trajan aux premi'ères charges de l'État. A son élo-
quence, qui avait d'abord attiré sur lui l'attention des
habitants d'Urbinum, il joignait un tour d'esprit vif et
une allure indépendante. Il défendait un jour devant
Vespasien un personnage nommé Hipixarque, dont la
fortune était assez grande pour paraître son unique
crime. Vespasien était connu par son habitude de pi^es-
ser les éponges humides, comme il disait, en parlant des
concussionnaires qu'il avait, à dessein, laissés s'enrichir.
Les juges et l'accusateur pensèrent qu'en traduisant
Hipparque devant son tribunal, Vespasien voulait pres-
ser Véponge. Salvius Liberalis s'y prit habilement pour
détruire l'effet de cet argument non exprimé, mais d'au-
tant plus dangereux. Il s'écria au milieu de son discours :
«Qu'importe àCésarqu'Hipparque possède cent millions
de sesterces? » Le trait était hardi et adroit : il mettait
à nu les secrètes pensées de l'assemblée, et peut-être
celles du prince. Vespasien, pris au piège , s'exécuta ga-
lamment. Tandis que les juges se regardaient avec une
certaine stupeur, il se leva de son siège, et alla féliciter
Salvius d'avoir si bien vu qu'il n'était animé dans ce
procès d'aucune intention de lucre •.
1. Suétone, Vespasien^ 13.
AVOCATS ET ORATEURS DE LA FIN DU T' SIECLE. 271
Salvius ne trouva pas grâce devant Domitien. Il fut
accusé sous son règne, et condamné à la relégation. Un
délateur nommé Norbanus Licinianus avait intenté l'ac-
cusation, ou l'avait au moins soutenue de son témoi-
gnage. Rappelé de l'exil sous Nerva, Salvius négligea
de tirer vengeance de son ancien adversaire. Mais ce-
lui-ci ne voulut pas être oublié. Chargé de soutenir l'ac-
cusation de concussion portée par la Bétique contre son
ancien gouverneur Classicus, Norbanus se laissa cor-
rompre par Casta, femme de Classicus, et fut convaincu
de prévarication. On rappela, à ce propos, ses anciens
méfaits. Deux personnages consulaires, Pomponius
Rufus et Libo Frugi, attestèrent que Norbanus avait té-
moigné jadis contre Salvius Liberalis, et avait contribué
à le faire condamner. Ce souvenir lui fut funeste. Le
sénat suspendit momentanément le débat engagé contre
Classicus ou plutôt contre sa mémoire, car Classicus
s'était tué pour se soustraire à une condamnation, et
Norbanus Licinianus fut invité à répondre à l'accusation
de ses adversaires. Il demanda un jour de délai pour
préparer sa défense. On le lui refusa. Il lui fallut répon-
dre sur-le-champ. « Son caractère fourbe et méchant, dit
Pline qui assistait à la scène, ne me permet pas de déci-
der si ce fut avec audace ou avec fermeté, mais il est
certain que ce fut avec la plus grande présence d'esprit».
Le sénat fut inflexible; il voulut à la fois satisfaire sa
haine contre les délateurs et rendre hommage à Salvius
Liberalis. Il condamna, séance tenante, Norbanus à la
relégation dans une île'.
Salvius Liberalis ne semble pas être intervenu dans
le débat, soit pour charger Norbanus, soit pour le dé-
1. Pline le Jeune, III, 9.
272 CHAPITRE XXI.
fendre. Il prit cependant la parole à la fin du procès de
Classicus, mais d'une manière conforme à sa nature
brusque et franche. Il apostropha durement les autres
députés de la Bétique, collègues de Norbanus, et leur
demanda en termes véhéments pourquoi ils ne poursui-
vaient pas tous les complices des concussions que la
province leur avait désignés, et, suivant les circons-
tances, accusaient les uns et ménageaient les autres. On
songe involontairement à Caton l'Ancien, en voyant
Liberalis mettre en cause ces pauvres députés qui s'es-
timaient déjà très heureux d'avoir obtenu la condam-
nation de leur ancien gouverneur. Le rapprochement
devient encore plus sensible, lorsque Pline parle du
discours âpre et éloquent que Salvius prononça à cette
occasion, et de la véritable tempête qu'il fit éclater sur
leurs têtes. « Je tirai du danger, dit-il, ces honorables
citoyens. Aussi quelle reconnaissance! c'est à moi, di-
sent-ils, qu'ils doivent d'avoir échappé à ce terrible
ouragan, illum tu?'binem! »
Quelques mois auparavant, le sénat avait jugé le
grand procès de la province d'Afrique contre son pro-
consul, Marius Priscus. Il en a déjà été parlé à propos
de Regulus, et nous aurons à y revenir d'une manière
plus détaillée. Il suffira donc de mentionner ici le rôle
que Salvius Liberalis joua dans le débat. Il défendait
l'accusé. Pline le Jeune avait prononcé la veille contre
lui un long discours, qu'il raconte avec sa complaisance
habituelle pour ses propres œuvres. Salvius devait lui
répliquer, et il savait que sa réponse serait réfutée par
Tacite. Placé entre ces deux orateurs, les plus célèbres
de son temps, Salvius Liberalis fut à la hauteur de sa
tâche et de ses adversaires. Malheureusement Pline né-
AVOCATS ET ORATEURS DE LA FIN DU 1" SIÈCLE. 273
glige d'analyser son discours et se borne à louer le ta-
lent dont il fit preuve. « Le lendemain, dit-il, Marins
Priscus fut défendu par Salvius Liberalis, orateur à
l'esprit délié et méthodique, homme énergique et élo-
quent, et qui déploya dans cette cause toutes les res-
sources de son talent'. » Venant d'un adversaire tout
enflammé encore du succès quïl vient d'obtenir, cette
appréciation équivaut à un éloge complet. C'est, mal-
heusement, avec le souvenir du procès de Classicus, le
seul passage où Pline parle de ce sénateur éloquent et
de cet honnête homme.
Moins connu encore est l'orateur Pomi-eius Saturmnus.
Il porte le même nom qu'un délateur du règne de Do-
mitien dont Juvénal écrit : « Plus cruel encore est Pom-
peius, habile à ouvrir la gorge aux gens avec ses dé-
nonciations clandestines ^ » Le Saturninus dont il est
question ici est un ami et un correspondant de Pline,
qui lui témoigne une grande tendresse et professe pour
lui la plus vive admiration. L'amitié et les éloges de
Pline sont pour Pompeius Saturninus un brevet d'hon-
nêteté qui le distingue du délateur cité par Juvénal.
« Je vantais son talent, écrit Pline, avant de savoir
combien il est souple, varié, multiple. Aujourd'hui, il
s'est emparé de moi, il me tient, il m'envahit tout entier.
Je l'ai entendu plaider avec vivacité et avec feu. Sa pa-
role est aussi ornée et aussi polie dans la réplique que
dans les discours préparés. Les pensées sont justes et
nombreuses, la composition est belle et pleine de force.
1. Pline le Jeune, II, 11.
î. Juvénal, Satires, iv, 109.
274 CHAPITRE XXI.
les expressions sont harmonieuses et marquées au coin
de l'antiquité. »
Pompeius ne se bornait pas à l'étudede l'éloquence.
Il avait composé des Histoires^ et Pline vante la briè-
veté, la clarté, la douceur, l'éclat et même le sublime
de ses narrations. Ce panégyriste complaisant trouve
même, dans les harangues historiques de son ami, des
qualités plus grandes de précision et de solidité que
dans ses discours judiciaires. Enfin Pompeius était
poète. « Catulle et Calvus ne font pas mieux. » Cepen-
dant Pline reconnaît qu'au milieu de vers pleins de
qualités exquises, il s'en trouve, à dessein, de durs
et de négligés, mais Catulle et Calvus en ont aussi de
pareils. Ce n'est pas tout. Pompeius lui communique sous
le nom de sa femme des lettres dont il se défend faible-
ment d'être l'auteur. « Je- crus lire, dit Pline, Plante et
Térence en prose.... Je ne quitte donc plus Pompeius,
je le prends avant d'écrire, je le prends après, et quand
je me délasse; et je crois toujours le lire pour la pre-
mière fois. Crois-moi, fais-en autant. Traite-le en ancien
quoiqu'il soit notre contemporain'. »
Tels sont les termes dans lesquels Pline le Jeune parle
de Pompeius Saturninus. Ils sont extraordinaires et
dépassent les bornes de l'admiration. Toutefois, qu'on
rabatte, autant qu'on le voudra, de leur exagération, il
n'en doit pas moins rester que Pompeius offrait un en-
semble de qualités remarquables, comme orateur, his-
torien et poète. Jamais Pline n'a parlé d'aucun de ses
contemporains avec autant d'enthousiasme. Il s'est
trompé par optimisme, nous n'en doutons point, mais
1. Pline le Jeune, I, IG.
AVOCATS ET ORATEURS DE LA FIN DU I" SIÈCLE. -27a
la chaleur de son admiration fait vivement regretter
qu'il n'ait rien survécu des écrits, plaidoyers, Histoires
ou vers dont Pline recommande si chaudement la lec-
ture à son ami Erucius.
L'orateur dont il nous reste à parler est Cornélius
Tacitus. Le nom du grand historien de l'empire n'est
ignoré de personne. Ses œuvres admirables à tant de
titres qu'il est superflu même d'y joindre unmot d'éloge,
lesHistoires^ les Annales, la Germanie, la. Vied'Agricola,
sans parler du Dialogue sur les orateurs, sont dans toutes
les mains et dans toutes les mémoires. Cependant on n'a
que des renseignements peu précis et insuffisants sur sa
biographie : la date de sa naissance, celle de sa mort, le
lieu de sa naissance sont inconnus. On ne possède sur
les principales circonstances de sa vie que les indica-
tions furtives, en quelque sorte, qu'il laisse échapper
comme à regret, en parlant des événements auxquels il
a été mêlé. Le caractère commun des grands écrivains
de la Grèce et de Rome, sauf de rares exceptions S est
la réserve, la discrétion avec lesquelles, au moment
même où ils nous donnent les plus beaux fruits de leur gé-
nie, ils dissimulent soigneusement leur personne.
A leur exemple, nos auteurs du xvii^ siècle se cachent
modestement derrière leurs ouvrages. On n'en sait pas
plus sur La Bruyère, d'après ses Caractères, que sur Thu-
cydide ou Tite-Live, d'après leurs œuvres d'histoire. Ce
silence est regrettable, quand on n'a pas, comme cela
arrive trop souvent, d'autresdocuments pour y suppléer.
C'est sans doute dans le but d'épargner de tels regrets aux
I . Notamment Cicéron. Et cependant que de détails intimes et
intéressants, sur sa jeunesse en particulier, il nous laisse ignorer.
276 CHAPITRE XXI.
âges qui suivront, que nos écrivains contemporains ont
soin d'informer la postérité de mille détails personnels,
et d'étaler naïvement leur moi à toutes les pages de
leurs livres. Pour en revenir à Tacite, nous nous bor-
nerons à relever les indications sommaires que fournis-
sent ses ouvrages et les Lettres de Pline le Jeune. Avant
d'être historien. Tacite a été orateur. C'est à ce titre
qu'il appartient à une histoire d'éloquence.
On suppose, mais sans preuves à l'appui, que Tacite
était le fils deCAiLS Cornélius Tacitus, chevalier romain,
qui fut procurateur de la Belgique sous Vespasien. Tacite
aurait pu, ainsi, apprendre de bonne heure à connaître
et à aimer la Germanie dont il devait plus tard opposer
les mâles vertus à la décadence romaine. Comme l'em-
pereur Tacite (275-276 ap. J.-C), né à Interamna en
Ombrie (aujourd'hui Terni), se prétendait parent de
Tacite, et avait dans cette ville, ainsi que son frère
Florianus', une statue et un cénotaphe, on y lîl naître
également, mais arbitrairement, l'historien. Terni ne
peut invoquer d'autre preuve que sa persévérance à
maintenir sa prétention. Au xvi° siècle elle montrait le
tombeau de Tacite, et en 1514, lui élevait une statue. Ni
le tombeau ni la statue ne trouvèrent grâce devant le
pape Pie V. 11 fît démolir l'un et l'autre, en haine de
l'écrivain, auquel il reprochait d'avoir mal parlé du
christianisme ^ Quant à la date de la naissance de
Tacite, elle est reculée par les uns jusqu'à l'an 50 de
notre ère; elle est placée par les autres vers l'an 54.
Cette dernière date semble plus conforme à l'interpréta-
tion qu'il convient de tirer d'une lettre de Pline le Jeune,
1. Vopiscus, Tacite, 10, 3; 15. 1.
2. Fr. Angeloni, Storia di Terni, page 42.
AVOCATS ET ORATEURS DE LA FIN DU 1" SIÈCLE. 277
né en 62, et où il dit ([ue Tacite et lui étaient à peu près
du même âge, aeiaie prope modum aequales^ .
Si Tacite est l'auteur û.\i Dialogue sur les orateurs, dont
lascèneseplaceran76ou77, sous le règne de Vespasien,
l'illustre historien aurait eu pour maîtres d'éloquence
les orateurs Marcus Âper et Julius Secundus. Il se serait
attaché à eux, comme les jeunes gens, dans l'ancienne
Rome, s'attachaient à la personne d'un orateur illustre,
pour les écouter, profiter de leurs leçons, de leurs
exemples, et être à la fois leurs commensaux et leurs
disciples. On trouverait ainsi l'emploi de la jeunesse de
Tacite, qu'il n'y a pas lieu d'envoyer faire la guerre sur
les bords du Rhin, comme le veulent certains biogra-
phes. Tacite se serait fait remarquer ainsi, dès sa plus
tendre jeunesse, par des dispositions extraordinaires,
peut-être même par des succès au barreau, qui auraient
attiré l'attention d'Agricola. On s'explique de cette façon
qu'un personnage aussi considérable qu'Agricola, consul
désigné, et futur commandant en chef de la province et
des légions de Bretagne, ait consenti à promettre sa fille
en mariage à un jeune homme de vingt-deux ans, et la
lui ait donnée aussitôt qu'il fut élevé au consulat, en 78'.
Déjà, il est vrai, Tacite entrait dans les charges publi-
ques. Il reçut le vigintivirat de Vespasien, la questure
de Titus, et la préture de l'empereur Domitien^
Tacite nous donne lui-même ce détail : « L'an de Rome
841 (88 de notre ère), dit-il, Domitien donna des jeux
Séculaires. J'y assistai régulièrement, comme revêtu du
sacerdoce des quindécemvirs et préteur en exercice. Je
1. Pline le Jeune, VII, 20.
2. Tacite, Vie d'Agricola, 9.
3. Id., Histoires, I, 1.
278 CHAPITRE XXI.
ne rapporte pas ce détail par vanité, mais parce que le
soin de présider à ces jeux et à leurs diverses cérémonies
appartint de tout temps au collège des quindécem-
virs'. » La phrase de Tacite : « Je ne rapporte pas ce
détail par vanité » a choqué Montaigne. « Cela m'a
semblé un peu lasche, dit-il, qu'ayant eu à dire qu'il
avait exercé certain honorable magistrat à Rome, il
s'aille excusant que ce n'est point par ostentation qu'il
l'a dict: ce traictme semble bas de poil, pour une asme
de sa sorte ; car le n'oser parler rondement de soy ac-
cuse quelque faulte de cœur : un jugement roide et
haultain, et qui juge sainement et sûrement, il use à
toutes mains des propres exemples, ainsi que de chose
estrangière, et témoigne franchement de luy comme de
chose tierce. Il fault passer par-dessus ces règles popu-
laires de la civilité, en faveur de la liberté et de la vé-
rité-. » Montaigne est sévère, et, en homme qui parle com-
plaisamment de lui-même, il semble plaider sa propre
cause. La réflexion de Tacite part d'un scrupule peut-
être excessif, mais louable, d'après lequel l'historien
croirait abaisser la dignité de son art, et manquer
de respect à ses lecteurs en les entretenant de sa per-
sonne.
L'année qui suivit sa préture, en 89, Tacite quitta
Rome avec la fille d'Âgricola, et il passa plusieurs an-
nées sans y revenir. C'est ainsi, comme il l'explique,
qu'il ne put avec sa femme veiller auprès du lit de dou-
leur de son beau-père, mort en 93, et qu'ils éprouvèrent
le désespoir de l'avoir perdu quatre ans avant le temps ^.
1. Tacite, Annales, XI, 11.
2. Montaigne, Essais, I. III, chap. viii.
3. Vie d'Agricola, 44, 45.
AVOCATS ET ORATEURS DE LA FIN DU 1"^ SIECLE. 279
L'explication la plus naturelle de cette longue absence
est qu'après avoir rempli les fonctions de préteur
à Rome, il fut chargé comme propréteur de l'ad-
ministration d'une province. On peut alors supposer
que cette province fut la Germanie, ou une province
assez voisine de la Germanie pour lui permettre de re-
cueillir les renseignements si curieux et si précis dont
il a composé son livre.
Tacite revint à Rome quelque temps après la mort
d'Agricola, en 93, et, rentré dans le sénat, assista, audi-
teur silencieux mais désolé, la rougeur au front, aux
actes qui signalèrent les dernières années du règne de
Domitien. Il y a plus que l'indignation d'une âme gé-
néreuse, il y a le souvenir d'un témoin oculaire, et
presque le remords d'un complice involontaire dans
les phrases éloquentes, où il énumère les crimes dont
le sénat romain fut alors le théâtre. « Bientôt après,
ajoute-t-il, nos propres mains traînèrent Helvidius
en prison ; bientôt les regards de Mauricus et de Rus-
ticus confondirent notre lâcheté ; et Senecio nous
couvrit de son sang innocent. Néron, du moins
détournait les yeux : il ordonnait les crimes et n'en
était pas spectateur. Le plus grand de nos maux sous
Domitien était de voir et d'être vus, quand nos soupirs
étaient comptés, quand son visage cruel, couvert de
cette rougeur dont il s'armait contre la honte, observait
tranquillement la pâleur de tant d'infortunés ! »
Mais, enfin, Rome est délivrée de Domitien au mois
de septembre 96, et dès le début du nouveau règne, en
janvier 97, Tacite succède comme consul à Yerginius
Rufus et prononce son éloge funèbre. Nous aurons à
revenir surles actes du consulat de Tacite, qui appartien-
280 CHAPITRE XXI.
nent à l'histoire de réloquence. Disons, pour terminer
sa biographie, qu'au sortir du consulat, il se mit à écrire
différentes œuvres historiques II composa la Germania
en 97, sous le deuxième consulat deTrajan et du vivant
de Nerva. Ti-ajan régnait seul quand il écrivit la Biogra-
phie d'Agricola. « Agricola n'a pas vécu, dit-il, jusqu'en
ce siècle heureux : il n'a pas vu le règne de Trajan, mais
il le prévoyait et l'appelait de tous ses vœux^. » Il s'ap-
pliqua ensuite à la composition des quatorze livres de
ses Histoires qui embrassaient un espace de vmgt-huit
ans, de C8 à 96, et dont nous n'avons plus que les
quatre premiers livres avec le commencement du cin-
quième.
Arrivé à la fin de sa tâche, c'est-à-dire à la mort de
Domitien, Tacite voulut rattacher son ouvrage à l'his-
toire même de l'empire. Il reprit alors les événements an-
térieurs à la mort de Néron, et condensa dans les seize
livres de ses Annales, les cinquante-quatre années qui
s'écoulent entre l'avènement de Tibère et la chute du der-
nier prince de la famille d'Auguste. Un passage du livre II
des A??na/es (chap. lxi) fait allusion aux conquêtes accom-
plies par Trajan en 115 à l'extrémité de l'Orient, et donne
une date approximative à la composition de ce dernier
ouvrage. Ce n'est pas ici le lieu de discuter les diverses
questions que peut faire naître la chronologie des
œuvres de Tacite. Qu'il nous suffise de dire que la gloire
de Tacite, comme historien, était établie de son vivant ;
que Pline cite ses Histoires. « Ces Histoires, dit-il, seront
immortelles, c'est, j'en conviens franchement, ce qui
m'inspire un désir plus ardent d'y trouver une place -. >»
1. Vie cV Agricola, 44.
?. Pline le Jeune VII, 20.
AVOCATS ET ORATEURS UE LA FIN DU I" SIÈCLE. 281
Quant au Dialogue sur les orateurs, si cet ouvrage est
de Tacite, comme il est très probable, il est de sa
jeunesse. Il appartient à l'époque de sa vie où, avant
de s'adonner à des études plus hautes et plus sérieuses,
il se préoccupait surtout des systèmes difFérents d'élo-
quence. N'est-ce pas à cette œuvre même que Pline fait
allusion en écrivant de sa campagne à Tacite : « Donc,
trêve à la poésie qui, selon toi, naît de préférence dans
les forêts et dans les bois ^ » La date de la mort de Tacite
est inconnue. Il vécut, sans doute, assez pour voir
les premières années du règne d'Hadrien.
Malgré l'absence de détails précis sur les débuts de la
carrière oratoire de Tacite, on est en droit de supposer
qu'ils ont été brillants. C'est par l'éloquence judiciaire,
au défaut de l'éloquence politique, qu'un jeune homme
ambitieux se faisait connaître et attirait sur lui l'atten-
tion des empereurs et de leurs ministres. Tacite avait
dû paraître sur le forum de bonne heure, et plaider ces
causes qui semblaient aux Romains une préparation
indispensable à l'administration des affaires publiques.
C'est grâce à ses succès oratoires qu'il obtint les
dignités auxquelles relevèrent successivement Ves-
pasien, Titus et Domitien. C'est à son éloquence qu'il
devait la considération, la renomnée, dont Pline le
Jeune parle en tant d'endroits, et ce cortège empressé
de courtisans dont il se vit entouré, aussitôt après
la mort de Domitien. Tacite est déjà célèbre, et
Pline est fier de se dire son ami, à une époque où Tacite
ne semble pas encore avoir composé ses ouvrages.
Ce ne peut être son alliance avec Agricola qui l'a mis
1. Pline le Jeune, IX, 10 ; — Dialogue sur les orateurs, V2.
282 CHAPITRE XX!.
autant en évidence, c'est plutôt le rôle politique qu'il
a joué dans le sénat à l'avènement de Nerva, et ce
rôle il l'a dû à l'habileté de sa parole. Cependant, il ne
reste aucun témoignage sur la part que Tacite prit aux
diverses délibérations du sénat, depuis le moment où la
mort de Domitien fut annoncée au public, jusqu'au jour
où l'autorité de Nerva fut reconnue sans contestation.
Il faut se transporter à l'époque de son consulat, et
consulter les lettres de Pline le Jeune, pour trouver
deux circonstances solennelles oii il est constaté qu'il
a prononcé un discours.
Au commencement de l'année 97, au mois de janvier,
le consul Verginius Rufus mourut des suites d'un acci-
dent. Nommé consul pour la troisième fois, à l'âge de
quatre-vingt-trois ans par la faveur de Nerva, il exerçait
sa voix et préparait un discours pour remercier l'empe-
reur. Il était debout et tenait à la main un livre ou registre
{liber) de grande dimension et fort pesant. L'objet lui
échappe tout à coup des mains; Verginius veut le retenir
et le ramasser, il tombe sur le pavé glissant, se brise la
cuisse, et meurt à la suite des opérations qu'on lui fit
subir pour la lui remettre. Tacite, nommé consul à sa
place', fut chargé par l'empereur de prononcer sur le
forum l'éloge funèbre de son prédécesseur. Par cette
mesure, Nerva honorait doublement Verginius Rufus, en
lui accordant la distinction, rare à Rome, d'un éloge
1. Malgré les nombi'eux téaioignages qui placent le consulat de
Tacite en 97. sous le règne de Nerva, .M. Asbach, s'appuyant sur
un passage du Panégyrique de Trajan, mal compris par lui, a
voulu le placer en 9S, sous le règne de Trajan. M. Philippe Fabia
n'a pas eu de peine à le réfuter et à démontrer qu'il fallait s'en
tenir à la date universellement reconnue. (Académie des inscrip-
tions et belles-lettres, 7 avril 1893.)
AVOCATS ET ORATEURS DE LA FIN DU l"" SIÈCLE. 283
funèbre du haut des rostres par un magistrat public,
par un consul, tandis que l'usage n'accordait aux défunts
illustres qu'un éloge prononcé par un membre de leur
famille, dans un coin du forum ou sur leur tombeau ;
en outre, celui qui prenait la parole pour louer Vergi-
nius était Tacite ! Aussi Pline le Jeune qui avait été le pu-
pille de Verginius, qui était resté son admirateur et son
ami, a-t-il raison de dire, en parlant de cette cérémonie :
K Les obsèques de ce grand homme feront époque dans
le règne du prince, dans l'histoire du siècle, dans celle
du forum et des rostres. Son éloge fut prononcé par
Tacite, en sorte que, pour comble à ce bonheur sans
exemple, il fut loué par la voix la plus éloquente ^ »
Agé de quatre-vingt-trois ans, né par conséquent l'an
13 ou 14 de notre ère, avant la mort d'Auguste, Verginius
Rufus était déjà en état de connaître et de juger par lui
même des hommes ou des choses, lorsque Tibère écri-
vait de Caprée « la longue et diffuse lettre » qui renver-
sait Séjan et brisait l'édifice de sa fortune. Que de cho-
ses, depuis, Verginius avait pu voir dans le cours de sa
longue carrière, que de violences et d'actes sanguinaires,
que de lâchetés, que de bassesses répugnantes et que do
dévouements aujourd'hui ignorés ! Quelle succession de
princes, différents d"humeur et de caractère, mais tous
semblables par leur cruauté et leur infamie, sauf Ves-
pasien et Titus, avait défilé sous ses yeux ! Il y avait
là, pour un orateur comme Tacite, une ample matière à
réflexions graves et philosophiques.
Quels jugements profonds et énergiques pouvait
porter, sur les dix règnes dont Verginius avait été
témoin, l'historien qui a résumé en termes si sai-
1. Pline le Jeune, II, 1.
284 CHAPITRE XXI.
sissants, au début de ses Histoires, la période parti-
culière qu'il entreprenait de raconter. Ne devait-il
pas y avoir, dans l'oraison funèbre, quelques traits
analogues aux phrases célèbres où il parle de « cette
époque, riche en désastres, terrible par les batailles,
féconde en séditions, où la paix elle-même fut cruelle ;
... où l'Italie fut affligée par des calamités nouvelles ou
qui ne s'étaient pas vues depuis plusieurs siècles... où
la mer était pleine d'exilés et les rochers souillés par
des meurtres, où, à Rome, se voyaient des cruautés plus
grandes encore : où la noblesse, la richesse, les hon-
neurs, le refus même des honneurs tenaient lieu de
crimes ; où les délateurs étaient encouragés par des ré-
compenses aussi odieuses que leurs forfaits, où ils se
partageaient les sacerdoces et les consulats comme des
dépouilles, le gouvernement des provinces et le pouvoir
politique... où l'on vit en même temps des femmes s'exi-
lant avec leurs époux, des parents généreux, des escla-
ves dévoués jusqu'à la torture et des morts comparables
à celles qu'on vante dans l'antiquité '. »
Nous ne croyons pas exagérer. Tacite dut briser le
cadre trop étroit où l'habitude romaine enfermait l'orai-
son funèbre et esquisser, en quelques-uns de ces traits
dont il a le secret, l'ensemble des événements dont Ver-
ginius Rufus avait été le spectateur, et dans lesquels il
avait, à plusieurs reprises, joué un rôle considérable.
Verginius Rufus, simple chevalier, fils d'un père obs-
cur ^ était originaire du même pays que Pline le Jeune.
Son municipe était voisin de Côme, ses propriétés tou-
chaient à celles de Pline, et c'est à ces relations de
1. Histoires, I, 2.
2. Ibid., I, b1.
AVOCATS ET ORATEURS DE LA FIN DU T" SIÈCLE. 285
voisinage qu'il dut d'être nommé tuteur de celui-ci.
Consul pour la première fois, l'an 64, sous Néron*, Vcr-
ginius fut envoyé comme proconsul en Germanie. Qua-
tre ans après, il réprima le soulèvement de la Gaule
qui se révoltait contre le despotisme de Néron, et il con-
traignit Vindex à se donner la mort. Galba, à qui les
émissaires de Vindex étaient venus offrir leur appui,
s'il voulait se déclarer empereur, instruit de la défaite
de Vindex, se préparait déjà à se tuer, à son exemple,
lorsqu'il apprit les hésitations de Néron, et sut que Ver-
ginius Rufus avait refusé l'empire pour lui-même. Il
essaya alors de se concilier Verginius, mais celui-ci,
fidèle jusqu'à l'excès à Néron, ou peut-être trop timide
pour prendre une résolution décisive, refusa de se join-
dre à Galba et de rétablir l'ordre en commun. Aussi, dès
que Galba se vit proclamé par le sénat, il envoya à Ver-
ginius l'ordre de remettre l'armée à son successeur
Flaccus Hordeonius. Verginius obéit, et vint se joindre
au cortège de Galba qui se rendait à Rome '.
Mais, à ces époques troublées, c'était trop d'avoir paru
assez grand pour mériter l'empire. En vain Verginius
avait refusé le pouvoir que lui offraient les légions de
Germanie. Galba se rappelait que son armée avait hé-
sité à se détacher de Néron, que Verginius avait tardé
à se déclarer pour lui, et il le voyait avec défiance. Plus
cruel, il aurait mis Verginius à mort ; il se contenta de
le retenir à sa cour, l'honorant de paroles flatteuses,
mais en réalité le gardant prisonnier^. Suspect sous
Galba, Verginius fut, en revanche, bien traité par Othun,
1. Annales, XV, '23.
2. Plutarque, Galba, 10.
•3. Tacite, Histoires, I, 8.
286 CHAPITRE XXI.
et élevé par lui au consulat en 69. Lorsque celui-ci, à la
nouvelle de la défaite de Bédriac, se donna la mort, les
soldats d'Othon coururent chez Verginius Rufus pour le
sommer avec menaces d'accepter l'empire. Sur son refus,
ils voulurent le contraindre à se rendre auprès de Valens
et de Caecina pour décider l'un d"eux à se proclamer
empereur, en opposition à Vitellius. Verginius, assailli
dans sa maison, eut la plus grande peine à se soustraire
à des instances qui mettaient ses jours en péril. Il éluda
de prendre un engagement, et échappa aux soldats par
une porte de derrière ' .
C'est surtout aux ouvrages mêmes de Tacite que nous
empruntons ces détails biographiques sur l'homme mo-
deste, à qui deux fois l'empire fut offert, et qui, deux
fois, eut la sagesse et la grandeur d'àme de le refuser.
Sans doute Tacite se rappelait l'oraison funèbre qu'il
avait prononcée en l'honneur de ce Romain des anciens
temps, quand, dans ses Histoires, il mentionnait dételles
preuves de modestie et de désintéressement. N'y a-t-il
pas même quelque trace moins lointaine, quelques sou-
venirs moins effacés, peut-être quelques expressions de
son éloge funèbre, dans le récit qu'il fait d'une aventure
arrivée à Verginius, peu de temps après la mort
d'Othon. Il se trouvait à Ticinum et assistait à un souper
de Vitellius. Imitant l'exemple de leur chef, les officiers
se livraient au plaisir de la bonne chère, et, de leur côté,
les soldats s'abandonnaient à tous les excès. Bientôt à
l'ivresse succédaient le désordre, les rixes, les rivalités
entre les différents corps, et des combats où deux cohor-
tes d'auxiliaires gaulois étaient massacrées. « En ce mo-
1. Tacite, Histoires, \\. ôl; Plutarque, Olhon, 18.
AVOCATS ET ORATEURS DE LA FIN DU V SIECLE. 287
ment (nous laissons ici la parole à Tacite), en ce moment,
un esclave de Vcrginius vint à passer. On l'accuse d'être
aposté par son maître pour assassiner Vitellius; et déjà
les soldats couraient à la salle du festin, demandant la
mort de Verginius. Vitellius, qui tremblait cependant
au moindre soupçon, ne douta pas un instant de l'inno-
cence de celui-ci. Il eut de la peine, toutefois, à con-
tenir les soldats qui voulaient la mort d'un consulaire,
leur ancien général. Du reste, nul ne fut plus souvent
que Verginius exposé aux révoltes de toute espèce
L'admiration, l'estime de son caractère subsistaient
tout entières, mais les soldats le haïssaient parce qu'il
les avait dédaignés, oderant quia fastiditl^ ! »
La perte des Bistoires de Tacite nous laisse ignorer
les autres événements de la vie de ce citoyen illustre.
On voit cependant, par ce que l'on en connaît, que si
l'orateur était grand, le sujet était digne de lui. Ce
n'était certes pas un homme ordinaire, celui qui, après
avoir refusé deux fois l'empire, avait inspiré assez d'es-
time, par la noblesse de son caractère, pour échapper
aux soupçons et à la cruauté de Galba, de Vitellius et de
Domitien. Verginius Rufus avait la conscience de ce
qu'il valait et se i^endait lui-même justice. Ainsi, un his-
torien distingué de ces époques troublées, dont Tacite
invoque souvent le témoignage, Marcus Cluvius Rufus,
lui dit un jour : » Tu sais, Verginius, quelle exactitude
on doit apporter dans l'histoire ; par conséquent, si tu
lis dans mes Histoires autre chose que ce que tu voudrais,
je te prie de me pardonner. » Verginius lui répondit no-
blement: « Et toi, Cluvius, ignores-tu que j'ai fait ce que
1. Tacite Histoires, II, 68.
288 CHAPITRE XXI.
j'ai fait, pour que vous, vous fussiez libres d'écrire ce
qu'il vous plairait*. »
Les écrits de ses contemporains lui furent favorables,
et Pline le Jeune peut dire de lui sans exagération :
« Verginius vécut encore trente années pour être té-
moin de sa gloire. 11 a lu les vers faits en son honneur,
il a lu les Histoires, et a joui, vivant, de la postérité,
posteritati suae interfuit ^. » En tout cas, en parlant du
désintéressement et de la modestie de Verginius Rufus,
Tacite a dû citer l'épitaphe que celui-ci avait ordonné
de gi'aver sur son tombeau :
Hic situs est Rufus, pulso qui Vindice quondam,
Imperium asseruil non sibi, sed patriae.
« Ci-git Rufus qui, vainqueur de Yindex autrefois,
revendiqua l'empire non pour lui-même, mais pour la
patrie ! »
Mais, ô vanité des choses humaines! l'homme qui
deux fois dédaigna l'empire, qui trois fois fut honoré
du consulat, dont Tacite prononça l'oraison funèbre,
qui demanda pour toute récompense cette inscrip-
tion, après tout modeste, n'avait pas encore, dix ans
après, obtenu le tombeau simple dont il se contentait,
et nulle épitaphe, pas même celle qu'il avait récla-
mée, n'indiquait la place de ses cendres! « Je voulus
voir, dit Pline, son tombeau, et je regrette de l'avoir
vu : il est encore inachevé ! Ce n'est pas la difficulté
d'exécuter le plan: il est modeste et plutôt mesquin;
c'est négligence de la part du mandataire. Je ne puis son-
ger sans indignation et sans douleur que, dix ans après
1. Pline le Jeune, IX, 19.
2. Id., II, 1.
AVOCATS ET ORATEURS DE LA FIN DU I" SIÈCLE. 289
sa mort, les restes oubliés, les cendres négligées d'un
si grand homme gisent à l'abandon, sans une épitaphe,
sans un nom, tandis que sa mémoire glorieuse se pro-
page dans l'univers entier. Et pourtant, sa prévoyance
avait ordonné qu'on écrivît en vers, sur sa tombe, son
action immortelle et vraiment divine '. »
L'oraison funèbre de Yerginius Rufus est le seul sou-
venir oratoire qui soit resté du consulat de Tacite. Mais
deux ans après, au mois de janvier de l'année 99, il pre-
nait la parole dans le sénat, à propos de l'accusation de
péculat intentée au proconsul Marins Priscus par la
province d'Afrique. Comme il en a déjà été parlé plus
haut, et que nous aurons à raconter plus loin, d'après
Pline le Jeune, la part active qu'il y prit et qu'il raconte
longuement, il suffit de mentionner ici le rôle de Tacite.
Pline le Jeune et lui s'étaient partagé les rôles. Pline,
plus jeune, plus avide de se signaler, et qui d'ailleurs
avait encore le consulat à conquérir (il l'obtint l'année
suivante), se chargea de porter le premier la parole et
de soutenir l'accusation. Tacite accepta volontiers de
répliquer aux défenseurs de l'accusé principal et de ses
complices. C'est ce qui eut lieu. Après le discours de
Pline, Claudius Marcellinus et Salvius Liberalis parlè-
rent successivement, l'un pour Flavius Martianus co-
accusé, et l'autre pour Marins Priscus. Tacite répliqua
à tous les deux.
Malheureusement, le vaniteux Pline, uniquement
occupé de faire savoir à son correspondant le succès
éclatant de son propre plaidoyer, ne nous dit presque
rien de Tacite. Il n'indique ni le plan qu'il a suivi, ni
1. Pline le Jeune, Vi, 10; IX, 19.
II. — 19
290 CHAPITRE XXI.
les arguments qu'il a fait valoir. Il n'en dit qu'un mot
ce mot, il est vrai, est tout à fait caractéristique : « Tacite,
raconte-t-il, répondit à Salvius Liberalis avec une
extrême éloquence, et avec le caractère distinctif de sa
parole, c'est-à-dire, (7c;j.voj; ^ » Or, comme nous avons
eu l'occasion de le dire ailleurs -, la qualité que les Grecs
appellent gsijlvôttiÇ, qu'ils reconnaissent chez un très
petit nombre de leurs orateurs, est le caractère particulier
de la grande éloquence sénatoriale, c'est la dignité, ce
que les Romains comprennent sous le nom de majestas.
Ce seul mot donne donc une grande idée de la harangue
que Tacite prononça en cette occasion, et fait regretter
davantage l'insuffisance du récit de Pline.
Pourquoi Tacite n'a-t-il plus eu d'autres procès à sou-
tenir avec Pline le Jeune pour associé? on aurait encore
quelques détails, si brefs qu'ils fussent, sur son élo-
quence judiciaire ou sénatoriale. Il est vraisemblable,
en effet, qu'il dut encore prendre plus d'une fois la
parole devant le sénat de Trajan, mais le temps jaloux
en a effacé jusqu'au moindre vestige. Heureusement
pour sa gloire, son éloquence vit tout entière dans les
admirables discours qu'il a introduits, suivant l'usage
des historiens anciens, dans ses Histoires, dans ses
Annales et jusque dans la Vie d'Agricola. C'est là qu'il
faut en chercher l'image vivante, grave, austère et en
même temps habile, à laquelle ne manque aucune des
qualités que l'art peut donner, et au-dessus desquelles
apparaît cette qualité suprême, cette dignité (7£p.vÔTYjÇ ou
majestas que Pline relevait dans le plaidoyer contre
1. Pline le Jeune, II, 11.
2. Voy. Histoire de l'éloquence latine avant Cicéron : L'élo»
quence au sénat, 1. 1, p. 242,
AVOCATS ET ORATEURS DE LA FIN DU 1" SIÈCLE. 291
Marius Priscus. Il n'appartient pas à notre sujet d'insis-
ter sur cette partie si considérable et si belle de l'œuvre
de Tacite. Nous nous exposerions à répéter moins bien
et avec moins d'autorité, ce que tant d'écrivains distin-
gués, tant de critiques éminents ont dit avant nous, et
ce que pense chaque lecteur lettré qui a pris en main
les écrits de Tacite.
Il nous suffira de dire que Tacite orateur est de
son temps, au double point de vue de la méthode
et du style. Il appartient à l'école de la nouvelle élo-
quence, il relève non de Cicéron, comme Quintilien
et comme Pline, mais de Cassius Severus, ainsi que la
plupart des orateurs que nous avons passés en revue.
A l'exemple d'Âquilius Regulus, « il saute à la gorge de
son adversaire et il la serre ». Il va droit à son but, sans
préparation, sans détour, sans longs développements.
Son style surtout porte la trace du siècle où il vit. Au
milieu des qualités les plus remarquables, il a les
défauts des époques de décadence, la recherche du trait,
de l'antithèse, l'irrégularité des constructions, le néolo-
gisme dans les tournures et dans les mots, et parfois, en
souvenir de son passage dans les écoles des rhéteurs, la
subtilité et la déclamation. Toutefois, quelques réserves
que l'on puisse faire sur le style et sur le fond des dis-
cours « du plus grave des historiens », comme l'appelle
Bossuet, on ne prononcera jamais le mot d'éloquence
politique, sans que le nom de Tacite vienne aussitôt sur
les lèvres.
CHAPITRE XXII
AVOCATS ET ORATEURS DE LA FIN DU I<" SIÈCLE
II
Pline le Jeune. — Sa biographie. — Pline, avocat dans les causes
civiles et centuui virales.
Si l'on peut regretter que l'auteur des Annales et des
Histoires ait gardé un silence aussi absolu sur les événe-
nements de sa vie publique ou de sa vie privée, on n'a
pas le même reproche à adresser à son contemporain et
son ami Pline le Jeune. La prolixité de celui-ci, sa
vanité, sa complaisance à raconter les divers incidents
auxquels il a été mêlé, et jusqu'aux menus détails
de son intérieur domestique, ne laissent presque rien
ignorer de ce qui le concerne. Seules, les dernières
années de sa vie, sur lesquelles il a négligé ou n'a pas
eu le temps de recueillir sa correspondance, sont
peu connues. Cependant, l'historien ressent parfois
quelque impatience à ne pas rencontrer, dans les
250 lettres que Pline a publiées ', plus de renseignements
1. Le chiffre exact est 247 lettres. Nous ne comprenons pas
dans ce nombre les lettres du livre X, où se trouve la correspon-
dance de Pline, gouverneur de Bithynie, avec l'empereur Trajan.
Ce livre contient 71 lettres et 51 brèves réponses de Trajan aux
questions plus ou moins importantes que Pline lui soumet.
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES CIVILES. 293
précis sur les événements politiques de son époque.
Mais si Ton est curieux de connaître la vie privée
d'un grand personnage romain, ce qu'il nous est si
rarement possible d'entrevoir; d'être au courant des
commérages de la grande ville, des habitudes, des
goûts, des pensées, des préjugés d'un homme de lettres
à Rome (car Pline fut avant tout et par-dessus tout un
homme de lettres), on trouve dans la correspondance
de Pline le Jeune une ample moisson de documents
intéressants et d'indications précieuses. Aussi, est-il
peu d'écrivains anciens qui aient été l'objet d'autant
d'études spéciales, composées avec amour et écrites
avec talent*. On n'aura donc pas à reprendre ici ce que
d'autres ont si bien fait; nous nous bornerons à étu-
dier Pline orateur, et nous ne toucherons à sa biogra-
phie que dans la mesure nécessaire pour faire connaître
en lui l'avocat et l'auteur du Panégyrique de Trajan.
Pline dit le Jeune naquit à Côme, sur les bords du lac
Larius, Tan 61, ou au commencement de l'année 62 de
notre ère. Il était neveu de Pline l'Ancien par sa mère
Plinia. Il perdit, à l'âge de huit ans, son père P. Lucius
Caecilius^ et fut placé sous la tutelle du sénateur Vergi-
nius Rufus, originaire des environs de Côme, dont il a
été question au chapitre précédent. Pline le Naturaliste
se trouvait en Espagne comme gouverneur de la province,
au moment de la mort de son beau-frère. A son retour,
il recueillit chez lui sa sœur et son neveu, éleva celui-ci,
1. Notamment Demogeot, Élude siu' Pline le Jeune; Nisard, à
propos des lectures publiques ; A. Dupré, Thèse stir Pline le Jeune,
I8i9; plus récemment Mommsen, Élude sur Pline le Jeune, Her-
mès, m.
• 2. Les inscriptions relatives à Pline le Jeune l'appellent fils de
Lucius, voyez à TAppendice l'inscription des Thermes de Côme.
294 CHAPITRE XXII.
l'adopta, et lui légua son nom et sa fortune. C'est à
partir de son adoption que le jeune homme joignit,
suivant l'usage, à son nom de famille, celui de son
père adoptif, et s'appela C. Plinius L. F. Caecilius
Secundus.
On connaît le zèle infatigable que Pline l'Ancien appor-
tait à s'instruire. Son neveu semble s'être inspiré de son
exemple. Mais ce n'étaient pas les secrets de la nature qui
piquaient sa curiosité. Il avait le goût des lettres et de
1 éloquence. Il y apportait des dispositions naturelles
remarquables, et une ardeur qu'alimentaient sans cesse
les encouragements de son oncle. A quatorze ans, il
composait une tragédie grecque et suivait à Rome les
leçons du maître le plus renommé de l'époque, de
Quintilien. Pendant que les rhéteurs et les avocats du
temps appartenaient tous à la nouvelle école, et profes-
saient à l'endroit de Cicéron les maximes dédaigneuses
qu'on trouve érigées en théorie dans le Dialogue sur
les orateurs^ Quintilien s'attachait uniquement à Cicé-
ron, et déclarait hautement que « c'était déjà avoir fait
un grand progrès dans l'éloquence que de se plaire
à sa lecture ». Pline, à l'exemple de son maître, prit
Cicéron pour modèle. Il chercha à lui ressembler, non
seulement dans son style et dans son genre d'élo-
quence, mais encore dans sa vie privée. A chaque
circonstance qui permet le moindre rapprochement.
Pline rappelle que Cicéron a agi ainsi, qu'il a fait tel
ou tel acte. C'est pour imiter Cicéron qu'il recueille sa
correspondance, qu'il écrit certaines lettres ; c'est en
souvenir du proconsulat de Cicéron en Cilicie qu'il
accepte, malgré sa santé délicate, le gouvernement de
la Bithynie où il devait mourir.
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES CIVILES. 295
En même temps qu'il écoutaitQuintilien, Pline suivait
à Rome les leçons de Nicétas de Smyrne, le plus célèbre
rhéteur grec de son temps'. Et déjà il venait au forum,
écoutaitles avocats en renom, refaisait leurs plaidoyers,:
et s'exerçait sans trêve et sans relâche à la déclamation.
Rien ne peut mieux donner une idée de l'application
qu'il apportait à l'étude, que sa persistance à lire Tite-
Live pendant l'éruption du Vésuve. Malgré les trem-
blements de terre violents et répétés qui ébranlaient la
maison du cap Misène où il se trouvait, et empêchaient
tout sommeil, il ne cessa de faire des extraits du grand
historien. Il fallut l'arracher à ce travail à sept heures
du matin pour fuir de l'édifice qui s'écroulait. Pline avait
alors dix-huit ans.
L'année suivante, il débuta au forum et plaida sa
première cause 2. Il abandonna bientôt le barreau
pour aller en Syrie porter les armes, à la fin de l'an-
née 81. Il servit plusieurs années comme tribun des
soldats. Mais il n'avait nul goût pour le métier militaire.
D'ailleurs la vie des camps, sous Domitien, n'offrait aucun
attrait : « Les talents étaient suspects, l'incapacité en
honneur, les chefs avaient perdu toute autorité, les
soldats tout respect; ni commandement ni autorité,
partout le relâchement, le désordre; subversion com-
plète; rien à apprendre, et plutôt tout à oublier^. » La
phrase est belle, la peinture saisissante, toutefois, il
faut reconnaître que Pline n'eut pas à souffrir person-
nellement de la situation de l'armée. Il ne fit guère de
service effectif en Syrie. Malgré son titre de tribun mili-
1. Pline le Jeune, Lettres, VI, C.
2. Id., Ibid., V, 8.
3. Id., Ibid., VII!, 14.
•296 CHAPITRE XXII.
taire, qu'il n'omet pas de rappeler à roccasion, il était
employé à la comptabilité de la III" légion Gallica,
par le gouverneur de la province. Il eut ainsi le loisir de
se livrer à l'étude des lettres, et de suivre les leçons du
philosophe Euphrate. Il l'engagea vivement, et finit
même par le décider à s'établir à Rome'.
Après avoir servi dans les camps ou plutôt dans les
bureaux, Pline rentra en Italie et brigua les honneurs.
Il plaida au forum et fut nommé à des magistratures
inférieures. C'est ainsi qu'à des époques qu'on ne peut
déterminer, il fut décemvir pour juger les procès, decem-
vlr stlifibus judicandis, espèce déjuge assesseur remplis-
sant les fonctions et relevant du Praetor Peregrinus; il
fut sévir des chevaliers romains, c'est-à-dire chef d'un
des six escadrons de cavaliers qui prenaient part aux
jeux Troyens ; en même temps Cùme, sa patrie, le nom-
mait flamine du divin Titus Augustus^ Ces dignités ou
ces titres d'honneur sont antérieurs à son entrée au sé-
nat. Pline fut nommé questeur en 89 ou 90, et tribun
du peuple en 91 ou 92. Il remplissait les fonctions de
préteur en 93, lorsque Domitien bannit de Rome les phi-
losophes. Malgré sa position oflîcielle, Pline, comme
nous l'avons vu, eut le courage d'aller trouver l'un des
proscrits, le philosophe Artémidore, pour lui apporter
une somme d'argent assez forte, qu'il avait empruntée à
son intention : « Et cependant, dit-il, sept de mes amis
venaient d'être tués ou exilés. Je sentais comme la cha-
leur de la foudre qui avait si souvent frappé autour de
moi, et je jugeais à des signes certains que le même
1. Pline le Jeune, Lettres, 1, 10.
2. Mommsen, Henm's, 111, 115.
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES CIVILES. 297
sort m'était réservé ^ ». Le péril était même plus grand
qu'il ne le supposait alors, puisqu'à la mort de Donii-
tien, on trouva dans les papiers de l'empereur une d(''-
nonciation portée contre Pline par le délateur Carus
Metius^.
Pendant ces tristes années, Pline s'occupait à plaider
des causes civiles et fréquentait le tribunal des centum-
virs. Il plaida même quoique magistrat, sauf pendant
son tribunat. Il donne une raison curieuse et caracté-
ristique de cette exception. Il eut craint d'avilir la dignité
de cette magistrature inviolable, en l'exposant aux alter-
cations du barreau, aux interruptions d'un adversaire '.
Il parle du tribunat sous le règne de Domitien, comme
l'eût fait à peine Tiberius Gracchusplus de deux siècles
auparavant, lorsque le tribunat commençait à déchoir.
En revanche, il ne prenait pas la parole au sénat, et il
en donne des raisons élevées qui rappellent les idées
exprimées par Tacite à la fin de la Vie d'A.gricola. « Puis
j'assistai, dit-il, comme spectateur aux séances du sénat,
sénat tremblant et muet, car il fallait ou dire sa pensée
et se perdre, ou dire le contraire de sa pensée et se désho-
norer. Que pouvait-on apprendre? qu'aurait-on eu aussi
à retenir? Le sénat était convoqué tantôt pour ne rien
faire, tantôt pour prendre part à des crimes ; il siégeait
pour l'amusement du prince, ou pour sa propre dou-
leur ; ses décrets n'étaientjamais sincères, mais souvent
cruels. Plus tard, sénateur, et dès lors, ayant mon rôle
dans ces calamités, il m'a fallu, pendant plusieurs an-
nées, les voir et les endurer; en sorte que nos esprits y
1. Pline, lettres, III, 11. Voy. plus haut le chap. sur Domitien
2. Id., Ihid., YII, 27. Voy. plus haut Carus Mélius.
3. Id., Ihid., I, 23.
298 CHAPITRE XXII.
ont perdu, même pour lavenir, toute vivacité, tout nerf,
tout ressort^ ».
Il y a sans doute de l'exagération dans ces paroles
évidemment inspirées par le souvenir de Tacite. Cepen-
dant Pline se réjouit sincèrement de la mort de Domi-
tien, et salua avec bonheur l'aurore du siècle des Anto-
nins. Orateur, il pourrait prendre la parole au tribunal
des centumvirs et dans le sénat, sans crainte et sans
danger; homme politique, il s'élèverait successivement
à tous les honneurs auxquels aspirait son ambition.
L'avènement de Nerva, en 9G, le trouva déjà investi des
fonctions de préfet du trésor militaire, qui duraient
trois ans (94 à 97).
Au sortir de cette charge, il fut nommé par Nerva,
peu de temps avant sa mort, préfet du trésor de Sa-
turne, et confirmé dans ce poste par Trajan. Il remplit
pendant deux ans cette fonction laborieuse, de 98 à 100.
Au mois de janvier de Tannée 100, Trajan, consul pour
la troisième fois, lui accorda le consulat honoraire avec
Julius Cornutus TertuUus, et lui assigna pour temps
d'exercice les mois de septembre et d'octobre. C'est à
cette occasion que Pline prononça le panégyrique de
Trajan, sur lequel nous reviendrons. Trois ans après,
en 103, Pline fut nommé augure, et s'en réjouit naïve-
ment avec son ami Arrien, parce que Cicéron avait été,
aussi, honoré de ce titrée La confiance de l'empereur
l'éleva ensuite aux fonctions importantes de curateur
du lit du Tibre, de ses bords, et des égouts de Rome.
C'était en quelque sorte le ministère des travaux publics
qui lui était confié, tant on donnait d'extension aux
1. Pline le Jeune, Lettres, VIII, 14.
•2. Id., Ibid., IV, 8.
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES CIVILES. 299
mots le lit du Tibre et les bords du Tibre. Pline remplit
cette charge de l'an 105 à l'an 107.
Les années qui suivirent furent consacrées par Pline
à écrire différents opuscules, et surtout à refaire
les discours qu'il voulait publier. En même temps,
il choisissait dans sa volumineuse correspondance les
lettres qu'il jugeait les plus intéressantes et les mieux
tournées. « Je les ai recueillies, dit-il dans une sorte
de préface, sans observer l'ordre des temps, car je ne
composais pas une histoire, mais suivant qu'elles se sont
trouvées sous ma main^ » Cette assertion est à peine
vraie du I" livre. Le reste du recueil suit un ordre chro-
nologique rigoureux, que les recherches patientes des
érudits modernes et notamment de Mommsen^ ont réussi
à déterminer.
Mais les préoccupations littéraires, que l'auteur a
apportées dans le choix de ses lettres, empêchent que
son ouvrage soit aussi intéressant qu'il aurait pu l'être
et le mettent bien au-dessous de la Correspondance de
Cicéron.
Enfin l'an 111 ou 112, Trajan nomma Pline gouver-
neur de la province du Pont et de la Bithynie. Nul gou-
vernement ne pouvait lui être plus agréable. C'était sinon
la province même, du moins la région où Cicéron avait
1. Pline le Seune, Lettres, I, 1.
2. Mommsen, Hermès, III. La publication de ces livres a été faite
successivement comme celle des Épigrammes de Martial. Le
livre I" date de la fin de 9G, et de 97 : le livre II va de 97 à 100 ;
le IIIp est de 104 et des années suiveintes ; le livre IV commence
en 104; le V^ a été publié en 106; le VP est de la même année ;
le VII« est probablement de Tan 107 ; le VIII» et le IX"^ compren-
nent les années 108 et 109. Le recueil était publié en entier avant
le départ de Pline pour la Bithynie.
300 CHAPITRE XXII.
été envoyé. Pline y resta un peu plus d'un an, et ap-
porta à ses fonctions son zèle habituel. Il entretint
avec l'empereur une correspondance assidue qui com-
pose le livre X de ses Lettres, et qui est précieuse pour
l'histoire par les renseignements nombreux qu'elle
fournit sur l'administration des provinces au p"" siècle
de notre ère. On y voit la centralisation excessive qui
pèse sur toutes les parties de l'empire, et qui doit ame-
ner peu à peu, par son exagération même, la décompo-
sition de ce corps immense. Les derniers temps de la
vie de Pline ne sont pas connus. Sa santé délicate ne
put résister au climat de l'Asie. Il mourut à la fin de
son gouvernement, soit en Bithynie même, soit en reve-
nant en Italie, l'an H3. Il avait cinquante-deux ans
environ.
Si nous n'avons aucun des nombreux plaidoyers que
Pline le Jeune a prononcés, ce n'est pas à lui assuré
ment qu'il faut s'en prendre. Jamais orateur n'a autant
songé à la postérité, ni autant travaillé pour elle. Sa
vie entière a été consacrée à la culture des lettres. Tout
le temps que lui laissaient les charges publiques appar-
tenait à l'art oratoire. Il préparait avec le plus grand
soin ses discours, puis, après les avoir prononcés, il les
retravaillait et les corrigeait sans cesse, les lisait en pu-
blic ou les soumettait à la censure de ses amis. Il se dé-
lassait de ce labeur considérable, sur lequel il revient
constamment dans sa correspondance, en faisant des vers
et en composant des poésies légères et badines. C'était sa
distraction avec la lecture et la critique des œuvres de
ses amis lorsqu'il était de loisir, ou, que de Rome, il se
rendait en litière dans une de ses maisons de campagne.
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES CIVILES. 301
Aussi , c'était sur ses plaidoyers qu'il comptait le plus pour
passer à la postérité, et pour être mis, par elle, à côté de
Cicéron, parmi les grands orateurs judiciaires,
«J'ai plaidé, dit-il, des causes graves et importantes.
Je m'en promets peu de gloire ; cependant je me propose
de les retoucher, de peur qu'en leur refusant ce dernier
soin, ce travail qui m'a tant coûté ne périsse avec moi;
car, pour ce qui regarde la postérité, tout ce qui n'est
pas achevé est comme s'il n'était pas commencé. Tu
peux, diras-tu, revoir tes plaidoyers, et en même temps
écrire l'histoire. Plût à Dieu qu'il en fut ainsi ! Mais ces
deux ouvrages sont si grands l'un et l'autre, que c'est
faire assez que d'en faire un. J'ai commencé à plaider au
forum àdix-neufans, et j'entrevois à peine, à l'heure qu'il
est, en quoi consiste la perfection de l'éloquence ' ! » Mal-
heureusement pour Pline, ces œuvres tant choyées, tant
travaillées, qui avaient fait sa gloire de son vivant, et sur
lesquelles il comptait pour se présenter devant le tribu-
nal de la postérité, ont péri tout entières. Il n'en sub-
siste que de rares indications, le nom de quelques-unes,
et quelques détails épars dans sa correspondance.
Au temps de la République, les jeunes orateurs,
comme l'on sait, cherchaient à débuter au barreau
d'une façon éclatante, en intentant une accusation cri-
minelle à quelque personnage important. A leur exem-
ple, sous l'empire, les délateurs attaquaient un citoyen
mal vu du prince. Les uns et les autres trouvaient
ce moyen plus rapide pour acquérir de la notoriété
et se faire une réputation d'éloquence. Il n'est pas
probable que Pline le Jeune ait ainsi commencé. Il
était trop honnête pour embrasser la carrière de dé-
1. Pline le Jeune, V, 8.
302 CHAPITRE XXII.
lateur. Quant à être chargé d'une cause criminelle, ho-
norable, telle que la poursuite d'un gouverneur concus-
sionnaire, il fallait être désigné par l'empereur ou par
le sénat, et avoir déjà donné au barreau des preuves
sérieuses de capacité.
Aussi la cause que Pline plaida à dix-neuf ans,
dut être soutenue modestement devant le tribunal des
centumvirs. Ces magistrats, dont le nombre fut porté
jusqu'à cent quatre-vingts juges, décidaient des causes
qui étaient portées jadis devant le préteur. Ils se divi-
saient en quatre conseils, mais lorsque l'affaire était d'une
haute importance, ils se réunissaient en deux sections
et quelquefois en une seule. Dans ce cas, les affaires qui
leur étaient soumises, quoique concernant les simples
particuliers, prenaient le nom d'actions publiques [jiidi-
ciapublica) mais n'étaient jamais, cependant, des procès
criminels. Ces derniers ressortissaient, en droit, de
l'empereur, et, en fait, du sénat. C'est devant les cham-
bres soit séparées, soit réunies des centumvirs, que
Pline le Jeune a plaidé le plus souvent, dans sa jeunesse,
et plus tard, lorsqu'il avait déjà passé par les honneurs,
et qu'il était réputé le meilleur avocat de son temps.
Aussi appelait-il le tribunal des centumvirs « son
arène habituelle* ».
C'est là qu'il plaida une des premières causes dont il
fasse mention nommément, celle de Julius Pastor. Pline
était tout jeune encore; il se qualifie lui-même d'arfo-
lesceniulus. Il avait de vingt-deux à vingt-quatre ans. Il
arrivait de l'armée, où, pendant deux ans, ses fonctions
de tribun militaire lui avaient fait perdre l'habitude du
barreau; il venait de se marier, et l'affaire de Julius
1. Pline le Jeune, VI, 12.
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES CIVILES. 303
Pastor devait se décider devant toutes les sections réu-
nies des centumvirs. En outre, les partisans de son ad-
versaire étaient très puissants, quelques-uns même pas-
saient pour les amis de l'empereur, et cet empereur
était Domitien. Aussi, la veille du jour où un procès si
important pour lui allait se plaider, il dormit mal. Ses
pensées se reportaient sans cesse aux circonstances
fâcheuses que présentait l'affaire, et, pour comble d'en-
nui, un songe lui représenta sa belle-mère, femme de
Vectius Proculus, se jetant à ses pieds, et, au nom de
sa fille, au nom des dangers auxquels il s'exposait, le
conjurant d'abandonner la cause. Pline, malgré son pen-
chant à la superstition et son respect pour les songes
« qui viennent de Jupiter », ne se laissa pas effrayer.
Engagé par sa parole, il défendit la cause de son client
et le fit avec assez de succès, non seulement pour gagner
sa cause, mais pour conquérir du même coup l'estime
et la faveur du public. « Ce plaidoyer, comme il le dit
lui-même d'une façon alambiquée, lui ouvrit les oreilles
du public, et la porte de la renommée'. »
En effet, à partir de ce jour, Pline devient un avocat
très occupé, mais qui n'a pas encore le droit de choisir
ses clients, qui accepte tous ceux qu'on lui propose, sur-
tout quand ce sont des clients considérables, de peur de
perdre, par un refus précipité, une occasion importante
de se signaler. « Tu me demandes, écrit-il à Sabinus, de
me charger de la cause des Firmiens. J'essayerai de le
faire, malgré les nombreuses occupations qui me tirail-
lent en tous sens. Je désire, en effet, mettre au nombre
de mes clients une colonie aussi importante (Firmum
1. Pline le Jeune, I, 18.
304 CHAPITHE XXII.
dans le Picenumj, et te rendre un bon office. Lorsque tu
as, comme tu le répètes sans cesse, recherché mon ami-
tié pour y trouver de l'honneur et de l'appui, je n'ai rien
à refuser à tes prières : en outre, c'est pour ta patrie que
tu m'implores. Est-il rien de plus honorable et de plus
fort que les supplications d'un ami dévoué? Tu peux
donc engager ma parole à tes ou plutôt à mes Firmiens.
Ils méritent mes efforts et mon dévouement à cause
de l'éclat de leur municipe. En outre, ne sont-ils
pas dignes de toute estime puisqu'ils sont tes conci-
toyens?* ».
Pline défendit encore en justice, vers la même époque,
les intérêts de Côme, sa patrie. Il oublie de nous dire à
quelle occasion il parla, préoccupé de faire l'éloge de
ce plaidoyer auquel il met la dernière main. « Rien?
dit-il, n'est encore sorti de mes mains qui ait dû m'inté-
resser davantage. Dans mes autres plaidoyers, on n'avait
à juger que de mon zèle et de ma loyauté à remplir mon
ministère; ici l'on jugera de mon dévouement à servir
ma patrie. Aussi mon discours écrit s'est-il grossi par le
plaisir que j'ai eu à célébrer, à rehausser ma patrie, à
défendre ses intérêts et sa gloire. » Il s'agissait sans
doute de quelque question de préséance, de quelque ri-
valité entre Côme et d'autres petites villes voisines, car
Pline parle des descriptions poétiques et des jeux de
mots dont il a semé son ouvrage. Il demande grâce
pour ces ornements à Lupercus, auquel il soumet son
plaidoyer, et il ne les eût point introduits si la cause ne
les eût admis en partie. « Si je suis allé, sous ce rapport,
dit-il, au delà de ce que demande la gravité de l'art
1. Pline le Jeune, VI. 18.
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES CIVILES. .iO'6
oratoire, que les autres endroits du plaidoyer trouvent
grâce devant les critiques chagrins'. »
Ces causes civiles ont été plaidées par Pline sous le
règne de Domitien. Il en est de même de la défense
à'Arionilla, femme de Timon, dont il s'était chargé à la
prière d'Arulenus Rusticus, vers l'an 92.11 avait là pour
adversaire le fameux délateur Aquilius Regulus. Nous
avons vu plus haut- comment celui-ci embarrassa Pline
en lui demandant à trois reprises ce qu'il pensait de
Metius Modestus, que Domitien avait condamné à l'exil.
Or c'était sur la sentence de Modestus que Pline fondait
le bon droit de sa cliente. Pline sut éviter assez heureu-
sement le piège qu'on lui tendait, mais il ne pardonna
jamais à Regulus la perfidie de ses questions. Les autres
causes civiles de Pline dont nous avons les noms appar-
tiennent au règne de Nerva ou plutôt à celui de Trajan.
La plus ancienne est celle de Vectius Priscus. Pline s'en
chargea à la prière de Fabatus, grand-père de sa
seconde femme ^ On n'a point de détails sur cette
affaire. On sait seulement qu'elle fut plaidée devant le
tribunal des centumvirs.
Vers la même époque, autant qu'on peut le conjec-
turer, Pline eut à soutenir devant l'empereur ou plutôt
devant le juge délégué par l'empereur, une cause capi-
tale. Un jeune homme était mort en laissant une partie
de ses biens à ses affranchis, et l'autre à sa mère. Celle-
ci, dont Pline tait le nom par discrétion, ne pouvant
se consoler de n'être pas seule à hériter, accusa les
l. Pline le Jeune, II, 5.
"2. Id., I, 5; voir plus haut le chapitre xx sur le délateur Aquilius
Kegulus.
3. Pline le Jeune, VI, 12.
II. — 20
306 CHAPITRE XXII.
affranchis d'aA'oir empoisonné le jeune homme et d'avoir
produit un faux testament. L'affaire fit du bruit, à cause
de la position de la demanderesse et de la réputation
des avocats qui intervinrent pour l'une et l'autre partie.
L'assistance était nombreuse. Pline le Jeune parla avec
éloquence, et eut d'autant moins de peine à obtenir
gain de cause que les esclaves du mort, mis à la
torture, témoignèrent unanimement en faveur des
accusés.
Mais la mère ne se tint pas pour battue. A force d'ins-
tances, et en mettant en jeu des influences considéra-
bles, elle obtint de l'empereur que l'affaire fut jugée
de nouveau, affirmant qu'elle produirait de nouvelles
l^reuves de ses allégations. Julius Servianus, qui avait
déjà présidé les débats, eut ordre d'instruire de nouveau
l'affaire. L'avocat de la demanderesse était Julius Afri-
canus, le petit-fils de l'orateur du même nom qui vivait
sous Néron et dont nous avons parlé plus haut. Mais il
n'avait pas le talent de son aïeul, et il montrait plus de
faconde que d'habileté. Il plaida longtemps et épuisa
toutes les clepsydres qu]on lui avait accordées sans rien
produire de nouveau. Comme on l'avertissait de finir, il
s'adressa au juge : « Je t'en conjure, Servianus, dit-il,
permets-moi d'ajouter un seul mot. » Servianus ne le
permit pas. Alors toute l'assistance se tourna vers Pline,
s'attendant que celui-ci répondrait par un long dis-
cours, au long développement d'Africanus. Pline trompa
l'attente du public et des juges. « J'aurais répondu à
Africanus, dit-il, si celui-ci avait ajouté ce seul mot, ([ui
aurait sans doute contenu toutes les preuves nouvelles. »
La réplique était heureuse, on ne pouvait plus spirituel-
lement indiquer le vide du discours d'Africanus et l'ab-
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES CIVILES. 307
sence des charges nouvelles invoquées par lui. Le succès
de Pline fut complet. « Je ne me souviens pas, dit-il,
d'avoir jamais eu, en plaidant, le succès que j'obtins ce
jour-là en ne plaidant pas*. »
L'an 101, Pline mit à soutenir les intérêts d'une dame
romaine qu'il appelle Corellia un empressement qui fait
honneur à son caractère. Elle était en contestation avec
Caius Caecilius, alors consul désigné, et qui fut consul
substitué pour la deuxième moitié de l'an 102. Malgré les
relations d'amitié qui l'unissaient à Caecilius, Pline
n'hésita pas, au risque de mécontenter le consul, à sou-
tenir contre lui la cause de Corellia. C'était la fille
(le Corellius Rufus, citoyen éminent, auquel Pline
avait voué la plus vive reconnaissance. Corellius en
eflet, pendant sa jeunesse, lavait aidé de ses con-
seils, soutenu de ses recommandations, avait appuyé
toutes ses démarches, et lui avait facilité l'accès des
magistratures. Pline cite même deux traits qui prouvent
l'estime et l'affection que Corellius éprouvait pour
lui.
Un jour, chez l'empereur Nerva, la conversation
vint à tomber sur les jeunes gens qui donnaient de
grandes espérances. On parlait de Pline, et c'était un
concert unanime d'éloges. Corellius seul ne disait rien.
Il rompit enfin le silence, et de sa voix grave qui dou-
blait l'autorité de ses paroles : « Pour moi, dit-il, je
dois louer Secundus avec plus de réserve, car il ne fait
rien que d'après mes conseils ». En outre, à son lit de
mort, Corellius avait dit en s'adressant à sa fille : « Dans
le cours de ma longue vie, je t'ai acquis de nombreux
1. Pline le Jeune, VII, G.
308 CHAPITRE XXII.
amis : les meilleurs cependant sont Secundus et Cornu-
tus. » Pline rappelle avec émotion ces preuves d'amitié,
et il se promet d'en témoigner sa reconnaissance à
Corellius par le dévouement qu'il apportera à défendre
sa fille *. Longtemps après, il alla même jusqu'à vendre
une terre 700000 sesterces au lieu de 900 000 à une
seconde Corellia, femme de Minucius Fuscus, unique-
ment parce qu'elle était la sœur de Corellius Rufus,
d'un homme dont la mémoire était « sacrosainte » pour
lui 2.
La dernière cause civile mentionnée par Pline est
celle de Clarius. Il se borne à en dire qu'il a écrit son
plaidoyer et l'a développé en l'écrivante Mais cette
cause fut précédée du discours pour Accia Variola, qui
eut le succès le plus éclatant et que Pline proclame son
chef-d'œuvre '\ Il s'agissait d'an procès de succession.
Une adroite intrigante avait circonvenu par ses ma-
nœuvres un vieillard de quatre-vingts ans passés, qui
appartenait à la haute société de Rome et qui jouissait
d'une grande fortune. Elle lui avait inspiré une folle pas-
sion, et avait réussi à se faire épouser, malgré la vive
opposition de toute la famille. Onze jours après le
mariage, le vieillard instituait sa nouvelle femme héri-
tière pour un sixième, et léguait à Suberinus, fils de
celle-ci, dissipateur déshérité par son propre père, la
plus grande partie de ses biens. Le vieillard mourut
bientôt après. Le testament fut aussitôt attaqué en jus-
tice par Accia Variola, l'héritière naturelle, femme de
1. Pline le Jeune. IV, 17.
2. Id., VU, 11; VII, 14.
3. Id., IX, 2S.
4. Id., VI, 33.
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES CIVILES. 309
distinction, dont le mari était préteur. L'affaire eut un
énorme retentissement.
La qualité des personnes intéressées, les détails
piquants et scandaleux dont le procès abondait, la
gravité des questions soulevées, le nombre des avo-
cats, la réunion des quatre sections du tribunal
des centumvirs et des cent quatre-vingts juges, tout con-
tribuait à donner de l'importance à cette cause. Aussi
toute la ville s'y était donné rendez- vous. Une foule
nombreuse garnissait les bancs du vaste tribunal ;
on se pressait autour en rangs serrés : les hommes et
les femmes s'entassaient même dans les parties hautes de
la basilique, et se penchaient en avant à tous les endroits
d'où l'on pouvait voir, sinon entendre. « Grande était
l'attente, dit Pline, des pères, des filles et même des
belles-mères. »
Le plaidoyer de Pline, à ce que celui-ci rapporte,
répondit à tant d'empressement. Tout s'y trouvait,
abondance de faits, divisions judicieuses, narrations
piquantes, style varié : le discours était long, mais il se
renouvelait sans cesse. « Tu y verras, écrit-il à Romanus
auquel il lenvoie, beaucoup de pensées élevées, beau-
coup d'arguments victorieux, beaucoup de points trai-
tés à fond. Car, àcùté de cette éloquence impétueuse ou
sublime, il faut souvent descendre jusqu'à compter, à
présenter des chiffres et des calculs, en sorte qu'on se
croirait, non plus devant les centumvirs, mais devant
de simples arbitres. J'ai cédé au souffle de l'indignation,
à celui de la colère, à celui de la douleur, et, dans cette
vaste cause, comme dans l'immense étendue de la mer,
j'ai tendu la voile àplus d'un vent. En somme, quelques-
uns de mes amis intimes regardent ce discours, je le
:nO CHAPITRE XXII.
répète, comme la premier des miens, comme mon dis-
cours Pour la Couronne. » Il est fâcheux que nous ne
puissions pas, à notre tour, juger par nous-mêmes si les
éloges que Pline s'accorde ne sont pas excessifs, et si
l'enthousiasme de ses amis est bien fondé. Nous en
sommes réduits à les croire sur parole. Quant au procès
lui-même, il offrait, sous le rapport de la stricte légalité,
des parties contestables sur lesquelles Pline le Jeune ne
nous renseigne pas suffisamment. Il est dans son rôle
d'avocat ; mais il est permis de constater, d'après
son propre récit, que deux sections des centumvirs
se prononcèrent contre lui, tandis que deux autres se
déclaraient en sa faveur.
Toutefois le plaidoyer de Pline devait présenter de
grandes qualités oratoires. On en a plusieurs preuves.
D'ordinaire, quand il soumet une de ses œuvres à la
critique de ses correspondants, il a recours aux for-
mules les plus insinuantes et les plus timides. Jamais
Auteur à genoux, dans une humble préface,
ne demande grâce à son lecteur en termes plus soumis n i
plus modestes que Pline. Il prie son juge de remarquer
ceci, de faire attention à cela, de tenir compte de telle
ou telle circonstance ; il fallait ici de la simplicité, là de
la poésie, et plus loin de la plaisanterie, tantôt du
sérieux, tantôt de l'enjouement. En un mot, il doute de
lui-même, il a peur qu'on ne trouve pas son discours
aussi bon qu'il le croit, et il a recours à toutes les res-
sources de son esprit « pour se concilier la bienveillance
de son juge ». Au contraire, dans la lettre à Romanus,
il n'use point de tant de précautions. Il a la conscience
PI.INE LE JEUNE DANS LES CAUSES CIVILES. 311
de la valeur de son œuvre, et avec une assurance qui est
un indice « pychologique » dont on peut tenir compte^
il l'annonce d'une manière solennelle et inusitée. Il
commence allègrement sa lettre par le vers où Vulcain
ordonne aux Cyclopes de suspendre toute autre besogne,
pour fabriquer les armes d'Énée. « Enlevez tout, s'écrie
le dieu, écartez vos travaux commencés^! Toi aussi,
Romanus, continue Pline, que tu écrives ou que tu
lises, suspends tout, écarte tout, et, tout entier à mon
discours, comme les Cyclopes aux armes d'Énée, attaque
l'œuvre divine! Pouvais-je le prendre sur un ton plus
haut? Il faut dire qu'entre tous les miens ce discours
est beau, car c'est bien assez pour moi de lutter
avec moi-même. C'est celui que j'ai prononcé pour
Accia Variola, et que recommandent le rang de la per-
sonne, la rareté de l'affaire, et le nombre imposant des
juges. »
Enfin, une lettre de Sidoine Apollinaire, écrite trois
siècles plus tard, confirme, à défaut de témoignages
contemporains, la bonne opinion que Pline a de son
(puvre. L'illustre évéque lit les plaidoyers de Pline, et
il préfère à tous les autres celui qu'il a composé pour
Accia ^ « Cicéron, dit-il, supérieur à tous les orateurs
dans ses divers discours, s'est surpassé dans le Pro Cluen-
iio, M. Fronto, malgré l'éclat de ses autres harangues
est au-dessus de lui-même dans, l'accusation in Pclo-
pem. Quant à Pline le Jeune, il rapporta plus de gloii^e
chez lui du tribunal des centumvirs, le jour ou il défen-
dit Accia Variola que celui où il prononça, en l'honneur
de Trajan, ce prince incomparable, un panégyrique qui
1. Virgile, YIII, 439.
2. Sidoine Apollinaire, Lettres, VU!, 10.
312 CHAPITRE XXII.
soufifre facilement la comparaison. » Pline ne souscri-
rait peut-être pas complètement à ce jugement. Pour
nous, sans le discuter, nous n'y voulons voir, en eu
moment, que la preuve du succès éclatant, et, on peut
ajouter, de l'éloquence du plaidoyer.
CHAPITRE XXIII
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES PUBLIQUES
DEVANT LE SÉNAT.
Procès de la Bétique contre Bebius Massa. — Accusation contre
Publicius Certus. — Procès de la province d'Afrique contre
Marius Priscus. — Deuxième procès de la Bétique contre Caeci-
lius Classicus. — Procès des Bithyniens contre Julius Bassus.
— Deuxième procès des Bithyniens contre Poniponius Rufus
Varenus .
Outre les causes centumvirales, Pline le Jeune a eu,
à diverses reprises, à soutenir des causes publiques ou
criminelles. Celles-ci sont naturellement moins nom-
breuses, mais, par leur importance et la grandeur des
intérêts débattus, elles procuraient à l'orateur plus de
renommée, et faisaient connaître son nom jusqu'aux
extrémités de l'empire. Il y avait deux sortes de causes
publiques : les unes étaient spontanées et intentées
proprio motu. C'étaient ces accusations criminelles,
déjà en usage sous la République, mais qui, sous l'em-
pire, s'appelaient des délations. Pline n'a jamais plaidé
de causes de ce genre. Le jour où, de lui-même, ilaccusa
Certus, il ne cherchait qu'à venger la mémoire d'Helvi-
dius et à punir le délateur qui avait causé la mort de
:{14 CHAPITRE XXIII.
son ami. Les autres causes publiques étaient des pour-
suites intentées par le sénat ou par les provinces, sur
l'ordre de l'empereur, à des gouverneurs concussion-
naires ou prévaricateurs. Un orateur, déjà connu par
ses succès au barreau, était alors délégué pour soutenir
d'office l'accusation. Ce choix était un honneur envié.
Pline fut plusieurs fois désigné pour remplir cette sorte
de ministère public.
La première cause criminelle de Pline remonte au
règne de Domitien. La province Betique, ayant porté
plainte contre son gouverneur Bebius Massa, le sénat
chargea Herennius Senecio et Pline le Jeune de sou-
tenir l'accusation. La date de ce procès peut se fixer
approximativement à l'année 92. Tacite dit, en effet,
que son beau-père Âgricola avait vu, avant sa mort,
Bebius Massa accusé'. Les deux orateurs obtinrent gain
de cause. Bebius Massa fut reconnu coupable et con-
damné ; ses biens furent mis sous le séquestre. C'est tout
ce que l'on sait du procès, mais il eut une suite sur
laquelle on possède plus de détails. Quelque temps après
le jugement, Senecio apprit que les consuls avaient
consenti à laisser exercer diverses répétitions sur ces
biens. Il soupçonna avec raison, dans cette mesure, une
intrigue ourdie par Massa avec les consuls pour rentrer
en possession de sa fortune, et frustrer les habitants de
la Bétique. Il vint trouver Pline et le pria de se pré-
senter avec lui, devant les consuls, pour s'opposer à ce
que les biens fussent dissipés et détournés de leur em-
ploi légitime. Pline refusa d'abord. Son rôle lui parais-
sait terminé avec la condamnation de Massa. Peut-être
1. Tacite, Vie dC Agricola, 15.
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES PUBLIQUES. 315
voyait-il, non sans inquiétude, que le crédit de celui-ci
ne cessait de croître et de grandir depuis la perte de son
procès. C'était, en effet, le moment où Domitien com-
mençait à s'abandonner sans réserve à ses instincts
féroces et à ses caprices sanguinaires. 11 finit cepen-
dant par céder aux instances d'Hercnnius qui était ori-
ginaire de la Bétique et y avait été préteur.
Ils allèrent tous deux trouver les consuls. Herennius
prit la parole le premier; Pline appuya ses protestations
de quelques mots. Massa aussitôt éclata en plaintes
véhémentes contre Herennius, lui reprocha de ne plus
faire l'office d'un avocat, mais de montrer l'acharne-
ment d'un ennemi personnel, et lui intenta aussitôt l'ac-
tion dite Impietatis. C'était en d'autres termes une accu-
sation de lèse-majesté. Il ne dit pas un mot de Pline.
Celui-ci, voyant l'étonnement de l'assistance, ne voulut
pas séparer son sort de celui d'Herennius. « Je crains,
dit-il, honorables consuls, que le silence de Massa à
mon égard ne soit une véritable accusation de trahir la
cause de mes clients. Je demande à être compris dans
la même poursuite qu'Herennius. » Il n'y a dans les pa-
roles de Pline qu'une préoccupation honorable de par-
tager le sort de son ami. La tyrannie de l'époque où il
vivait en fait une réponse courageuse. Elle fut accueillie
par les applaudissements de la foule. L'empereur Nerva,
alors simple particulier, écrivit, à ce propos, à Pline une
lettre où il le félicitait, et félicitait son siècle « d'avoir
produit un exemple comparable aux anciens* ». Pline
lui-même n'est pas éloigné de le croire, puisque c'est à
Tacite qu'il raconte en détail toute cette affaire et sa
1 Pline le Jeune, Lettres, VII, 33.
316 CHAPITRE XXIII.
réponse, et lui demande de consigner Tune et l'autre
dans ses Histoires. Deux ans après, il est vrai, Heren-
nius mourut condamné par Domitien, et l'affaire de
Bebius Massa ne fut pas étrangère à sa mort.
Parmi toutes les victimes de Domitien, il en était une
dont la perte laissa dans le cœur de Pline un long res-
sentiment. Il avait été l'ami personnel d'Helvidius Pris-
cus, et il était resté l'ami de plusieurs femmes de sa
famille, d'Anteia sa veuve, d'Ârria sa belle-mère et de
Fannia la mère d'Arria. Il avait juré de venger Helvidius ;
la mort de Domitien lui sembla une occasion favoi^able.
Les premiers jours de l'avènement de Nerva furent
marqués par des représailles naturelles contre les déla-
teurs du règne précédent. Pline, malgré la douleur que
lui causait la perte récente de sa jeune femme, et
quoique son deuil ne lui permît pas encore de sortir de
chez lui, résolut d'attaquer aussitôt Publicius Certus.
Il se hâte de prévenir de son dessein Anteia, Arria et
Fannia; il ne s'arrête pas à consulter Corellius Rufus,
auquel il demandait toujours conseil, de peur que
celui-ci n'essayât de le dissuader ; il ne calcule pas que
son adversaire était habile et résolu, avait de nombreux
amis, était préfet du Trésor et consul désigné, et se rend
au sénat. Il demande la parole et débute par des consi-
dérations générales qu'on applaudit. Mais on devine,
sans qu'il l'ait encore nommé, quel coupable il se pré-
pare à accuser; aussitôt des interruptions intéressées
éclatent de tous côtés et le rappellent à la question.
« Sachons, dit l'un, contre qui tu parles ici en dehors
de l'ordre du jour? — On ne peut accuser, dit l'autre,
sans en avoir référé au sénat. — Laissez en paix ceux
PLl.NE LE JEUNE DANS LES CAUSES PUBLIQUES. :317
(le nous qui ont échappé ! » s'écrie un troisième plus
impudent. Pline répond à tous sans se troubler; les in-
terpellations se croisent, se multiplient. Enfin le consul
intervient et s'adressant à Pline : u Quand ton tour de
parler sera venu, tu diras ce que tu voudras. — Tu
ne feras là, répondit Pline piqué, que me permettre ce
que tu as permis à tous jusqu'ici ! » Et il s'assit.
Aussitôt on s'empresse autour de lui ; les uns par
intérêt pour Pline, les autres, inquiets pour Certus,
essayent de le détourner de son projet. On lui représente
qu'en persistant il se rendrait suspect aux empereurs à
venir, u Soit, répond-il, pourvu que ce soit aux mau-
vais ! » On insiste, en lui parlant des dangers auxquels
il s'expose, de la puissance de Certus, des amis qu'il a,
de son titre de consul désigné. Pline reste inflexible. Il
répond par ce vers de Virgile :
« J"ai longtemps tout pesé; j'en courrai les hasards'.
En poursuivant la vengeance d'un crime odieux, je suis
prêt, s'il le faut, à subir la peine de ma généreuse ten-
tative ». En attendant, la délibération continuait. Mais,
par une contradiction singulière, on avait interdit à
Pline de porter une accusation contre Certus qu'il
n'avait pas nommé, et tous ceux qui prirent la parole
avant Pline, ne furent occupés qu'à justifier Certus, en le
nommant, d'une attaque générale qui ne tombait encore
sur personne. Seuls ÂvidiusQuietus et TertullusCornutus
appuyèrent la plainte de Pline, et demandèrent au nom
de Fannia et d'Ârria, que le sénat, tout en remettant à
Certus la peine qu'il avait méritée, le notât d'infamie.
1. Enéide, vi, lOS :
Omnia praecepi atque animo mecum anle perer/i.
318 CHAPITRE XXIII.
Satrius Rut'us alla plus loin : il proposa que Publicius
Certus, déshonoré par les attaques de ses adversaires,
comme par les apologies de ses défenseurs, fût renvoyé
absous.
Pline put enfin prendre la parole. iSous n'avons mal-
heureusement pas son discours, et sa lettre, si remplie
de détails pour tout ce qui précède, renvoie ici son
correspondant au plaidoyer qu'il avait publié. Il dit
seulement que sa parole remua profondément l'asssem-
blée et changea les dispositions du sénat. Il ne demanda
pas le châtiment complet du coupable, il exprimait le
vœu que le consulat au moins ne lui fût pas accordé :
<( Qu'il rende, dit-il, sous le meilleur des princes, la
récompense qu'il a reçue sous le plus méchant des em-
pereurs'. » Le délateur Fabricius Veiento répliqua,
comme nous l'avons vu plus haut^ à la violente accu-
sation de Pline. Mais aussitôt les sénateurs, sans vou-
loir l'entendre, quittèrent leurs sièges et la salle, et
s'empressèrent autour de Pline qui se retirait, en le féli-
citant de son courage et de son éloquence.
Certus, qui avait eu la prudence de ne pas assister à
la séance du sénat, obtint de la faiblesse de Ners-aquele
procès ne fût pas continué. Il fut néanmoins rayé de la liste
des consuls, comme Pline l'avait demandé. Celui-ci lui
réservait un châtiment plus complet. II publia trois livres,
intitulés De la vengeance d'Belvidius, qui contenaient
le récit de la délation et de la mort d'Helvidius, puis les
détails de la séance du sénat, avec toutes les paroles
échangées dans un sens ou dans un autre, et enfin son dis-
cours tout entier. Certus mourut bientôt après. Pline vou-
1. Pline le Jeune, Lettres, IX, 13.
2. Voir plus haut le chap. xx, le délateur Fabricius Veiento.
PLINE LE JEUNE. DANS LES CAUSES PUBLIQUES. 3iy
(Irait bien faire croire que son livre contribua à avancer Ui
mort de son ennemi, u J"ai ouï dire, écrit-il à Quadratus ',
que, pendant sa maladie, son imagination me représen-
tait sans cesse à lui : il croyait me voir le poursuivant
le fer à la main. Je n'oserais assurer que le fait soit
vrai ; il est bon, pour l'exemple, qu'il le paraisse. »
Mais, n'en déplaise à l'éloquence de Pline, la maladie
contribua sans doute plus que toute autre chose à ter-
miner les jours de Publicius Certus. Toutefois, on doit
rendre hommage ici â la résolution, à la fermeté, que
montra Pline, comme à la noblesse des sentiments qui
l'inspirèrent dans cette affaire.
Après le procès de Certus, il faut franchir un espace
de trois ans, de lan 96 à l'an 99, pour trouver une nou-
velle cause criminelle plaidée par Pline. Il s'agit du
procès de Marius Priscus, dont nous avons eu l'occasion
de dire quelques mots à plusieurs reprises, à propos des
différents orateurs, Regulus, Salvius Liberalis, Tacite
qui y jouèrent un rôle. Marius Priscus, accusé par la
province d'Afrique, craignit la sévérité d'une assemblée
que devait présider l'empereur Trajan, consul cette
année, et toujours inflexible contre les prévarications
des gouverneurs de province. Sans présenter de défense,
il se borna à demander que l'affaire fût retirée au sénat,
et renvoyée aux tribunaux ordinaires. Tacite, consul
de l'année, et Pline, consul désigné pour l'année sui-
vante, furent chargés parle sénat d'instruire l'affaire et
de soutenir la réclamation des Africains. La prière de
1. Lettres, IX, 13: Pline compare ces trois livres au discours de
Déiûosthène Contre Midias, qu"il avait toujours entre les mains
en les écrivant.
32U CHAPITRE XXllI.
Priscus leur parut à bon droit suspecte ; ils examinèreiït
les pièces du procès, et se convainquirent qu'au crime
du péculat, Priscus avait joint des crimes plus odieux.
Nouveau Verres, il avait reçu de l'argent pour condamner
des citoyens innocents à des peines rigoureuses et même
à la mort. Il avait vendu 300000 sesterces à Vitellius
Honoratus l'exil d'un chevalier romain et le supplice de
sept de ses amis. En outre, il avait accepté 700000 ses-
terces de Flavius Martianus pour battre de verges, con-
damner au travail des mines, et enfin étrangler en pri-
son un autre chevalier romain. Tacite et Pline furent
donc d'avis de renvoyer d'abord Priscus devant un tri-
bunal spécial pour crime de péculat, et de le soumettic
ensuite avec ses complices à une accusation capjitale, sur
laquelle le sénat aurait à prononcer. Leur opinion
l'emporta, malgré l'opposition de certains sénateurs
amis de Priscus, et celui-ci fut condamné en premier
lieu comme concussionnaire.
L'affaire capitale fut ensuite portée devant le sénat.
Vitellius Honoratus étant mort à propos, on proposa
d"abord de juger Flavius Martianus, seul, et en l'absence
de Priscus Après bien des remises, on joignit la cause
de l'accusé principal, et celle de son complice. Pline,
d'accord avec Tacite, se chargea de la partie la plus
lourde de l'affaire, c'est-à-dire de présenter l'acte d'accu-
sation, en peignant des couleurs les plus vives les exac-
tions et les crimes du proconsul. Tacite eut pour rôle de
répliquer aux défenseurs. Pline, qui avait sa réputation
de grand orateur à soutenir, était dans un état de surexci-
tation qu'il ne cherche pas à dissimuler. L'empereur
présidait l'assemblée, et, comme on était au commen-
cementdejanvier,jamaislesénatn'avaitété si nombreux.
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES PUBLIQUES. 321
En outre l'importance de la cause, et les remises fré-
quentes auxquelles elle avait donné lieu, avaient redou
blé la curiosité publique. « Imagine-toi, écrit Pline à
Arrien ', quel sujet d'inquiétude et de crainte pour
nous qui devions parler sur une affaire aussi grave,
devant une telle affluence, et en présence de César!...
La difficulté de la cause ne m'embarrassait guère moins
que le reste. » En effet, s'il accusait un homme cou-
pable de crimesodieux, celui-ci n'en était pas moins, un
personnage consulaire, septemvir Epulon -, et, de plus,
il avait le prestige du malheur puisqu'il venait déjà
d'être condamné pour crime de péculat.
Le discours de Pline fut très long ; il dura près de
cinq heures. L'orateur avait reçu comme limite du temps
quatorze clepsydres de la plus grande dimension ^. Il
les épuisa toutes. Son ardeur à parler, la véhémence
de son action, l'énergie de sa voix firent craindre plu-
sieurs fois à l'empereur Trajan que Pline n'allât au delà
de ses forces. Aussi le fit-il avertir à diverses reprises
par l'affranchi placé derrière lui, qu'il eût à se ménager
et à ne pas oublier la faiblesse de sa complexion. Pline
n'en continua pas moins jusqu'au bout, et vit, à l'atti-
tude de l'assemblée, qu'elle partageaitsa conviction. «Je
reçus autant d'applaudissements, dit-il, que j'avais eu de
1. Pline le Jeune, Lettres, II, 11.
'1. Septemvir e/julonum ; ces magistrats, au nombre de trois
d'abord, puis de sept à partir de Sylla, étaient chargés de pré-
parer les fêtes religieuses et d'ordonner les rites sacrés dans les
jeux publics et les processions. Ils présidaient à ces solennités,
et prenaient part au banquet des Lectislernia; de là leur nom
d'Epulones.
3. La taille et le nombre des clepsydres variaient selon l'im-
portance du procès. Il résulterait de ce passage de Pline que la
clepsydre la plus grande mettait vingt minutes à s'écouler.
u. — 21
1
322 CHAPITRE XXIII.
crainte.... Tout ce qui me paraissait contraire et fâcheux
avant que je prisse la parole, me devint favorable quand
je le dis. » La fm de la séance fut consacrée à la défense
de Martianus prononcée par Claudius Marcellinus. Le
lendemain Salvius Liberalis, comme nous l'avons vu,
plaida pour Marins Priscus. Tacite répondit à Marcelli-
nus et à Liberalis, et la dernière réplique, appartenant
selon l'usage à la défense, fut prononcée pour Marins, le
principal accusé, par Catius Fronto. Celui-ci, renon-
çant à une justification impossible, s'appliqua plus
à fléchir les juges qu'à prouver l'innocence de son
client.
La fixation de la peine souleva des débals très longs
auxquels Aquilius Regulus prit une part peu heureuse,
comme il a été rapporté plus haut. Marins Priscus fut
condamné à verser au Trésor les 700 000 sesterces qu'il
avait reçus de Martianus, et banni de Rome et de l'Italie.
Martianus, frappé de lu même peine, fut banni même de
l'Afrique. Un complice subalterne, Hostilius Firminus,
ne fut pas chassé du sénat, comme le demandaient quel-
ques juges, maisillui fut interdit de briguer, à l'avenir,
toute fonction gouvernementale dans les provinces.
C'était le consul désigné, Cornutus TertuUus, qui avait
proposé et fait adopter ces condamnations. Pour les
trouver sévères et proportionnées aux crimes commis,
il faut se reporter aux usages et aux préjugés romains.
Quant à Pline et à Tacite, outre la satisfaction d'avoir
accompli leur devoir avec conscience et éloquence, ils
obtinrent la récompense la plus flatteuse. Cornutus pro-
posa à l'assemblée de voter un sénatus-consulte ainsi
conçu : « Le sénat, reconnaissant que Tacite et Pline se
sont acquittés de leur fonction avec zèle et dévouement.
plinr: le jeune dans les causes publiques. 323
déclare que tous deux ont dignement rempli leur minis-
tère *. » Le sénat et l'empereur donnèrent leur assenti-
ment à la déclaration de Cornutus. C'était combler les
vœux du vaniteux Pline et même du grave Tacite.
Quelques mois après le procès de Marins Priscus,
Pline le Jeune, qui se trouvait dans sa maison de cam-
pagne de Toscane, s'occupait de construire à ses frais un
ouvrage public. Préfet du Trésor et consul désigné, il
avait demandé un congé et comptait se reposer des
affaires, quand il apprit que les députés de la Bétique,
province qu'il avait défendue six ans auparavant avec
Herennius Senecio, contre leurj gouverneur Bebius
Massa, étaient venus à Rome pour traduire en justice
leur proconsul Caecilius Classicus, et demandaient que
Pline fût désigné pour soutenir leur cause. Le sénat
avait répondu qu'il y consentirait, si les députés pou-
vaient obtenir Pline de lui-même. Flatté de la démarche
et surtout du décret, bien qu'il feignît d'en être con-
trarié, Pline revint à Rome assister à la séance, où les
députés renouvelèrent leurs instances auprès de lui, et
invoquèrent les services qu'il leur avait déjà rendus et
les liens du patronage. Le sénat se montra encore une
fois favorable à leur prière, et Pline, qui ne demandait
qu'à céder, s'exécuta de bonne grâce en faisant honneur
à ses collègues de sa détermination. « Maintenant, dit-il,
je cesse de croire que mes excuses soient valables ^. »
Une circonstance particulière donnait à ce débat un
caractère exceptionnel. Le principal accusé n'était plus.
« Une mort fortuite ou volontaire, mort honteuse et tou-
1. Pline le Jeune, Lettres, II, ll-r2.
2. Id., Ibid., m, 4.
324 CHAPITRE XXIII.
tefois équivoque », dit Pline qui n'explique pas le sens
de ses paroles, avait soustrait Classicus aux consé-
quences d'une condamnation. Cependant la province,
s'appuyant sur une loi tombée en désuétude, n'en per-
sistait pas moins à demander que Taffaire fût poursui-
vie malgré la mort de Classicus, et elle obtint gain de
cause.
Caecilius Classicus, que Pline traite de personnage vil,
méchant et impudent, avait exercé les fonctions de pro-
consul en Bétique, la même année que Marins Priscus
en Afrique, il y avait usé des mêmes procédés de rapine
et montré la même cruauté. Or Priscus était originaire
de Bétique et Classicus d'Afrique, de sorte que les habi-
tants de la Bétique qui trouvaient, au milieu de leur
douleur, le temps de faire des jeux de mots, disaient
spirituellement : « Fléau j*ai donné, et fléau j'ai i*eçu ' ».
La culpabilité de Classicus était parfaitement démontrée
par sa mort et par les papiers qu'il avait laissés. On y
avait trouvé une note écrite de sa main, où il avait
marqué ce qu'il avait tiré de chacune de ses concussions.
On avait en outre saisi une lettre impudente qu'il
adressait à Rome à sa maîtresse et où étaient ces mots :
« lo ! lo ! Je suis libre, et je reviens vers toi ; voilà déjà
quatre millions de sesterces quej 'ai amassés en vendant
une partie des domaines de la Bétique. »
Il n'était donc pas difficile d'obtenirune condamnation
posthume contre lui. Mais il avait un grand nombre de
complices, que la province avait compris dans la plainte.
2. Pline le Jeune, Lettres, III, 9. Le latin dit : dedi malum et
accepi. La plaisanterie ne peut pas se rendre, à cause des sens mul-
tiples du mot malum, mal, méchant homme, coups, etc., sens
que le mot mal ou fléau ne peut pas avoir en français.
PLINE LE JEUNE D\NS LES CAUSES PUBLIQUES. 3213
Pline et Lucceius Albinus, orateur abondant et fleuri, qui
lui avait été adjoint, furent d'avis de diviser l'accusation
dirigée contre eux. Ils craignirent, en dressant une
poursuite collective, de faire la part trop belle à l'in-
trigue et à la fraude, et de permettre auxplus coupables
et aux plus appuyés d'échapper, tandis que les plus
faibles et les moins criminels seraient seuls condamnés.
« Nous convînmes d'imiter, dit Pline, l'exemple de Ser-
torius qui commanda au plus robuste de ses soldats
d'arracher à la fois toute la queue d'un cheval, et au
plus faible, de ne l'arracher que poil à poil. Je te laisse
compléterl'anecdote.Le seul moyen de triompher d'une
pareille troupe d'accusés était de les détacher les uns
des autres. »
C'est ce qu'il fit avec son collègue. Il comprit dans la
première poursuite, outre Classicus, Bebius Probus et
Fabius Hispanus, ses officiers principaux. Tous deux
jouissaient d'un certain crédit ; Hispanus avait même de
l'éloquence. Pline n'eut pas de peine à prouver les
crimes de Classicus, démontrés par ses propres papiers.
Mais comme Probus et Hispanus, sans nier les charges
qui pesaient sur eux, rejetaient tous les torts sur Classi-
cus, et prétendaient n'avoir agi que d'après ses ordres,
Pline s'efforça de ruiner d'avance leur système de dé-
fense. Il s'appliqua à démontrer qu'il y avait crime à
exécuter l'ordre d'un gouverneur dans une chose mani-
festement injuste. Cette argumentation obtint un plein
succès. Elle eut encore pour résultat d'embarrasser
l'avocat des accusés, Claudius Restitutus, orateur cepen-
dant exercé, et prompt à la riposte. Il confessa plus
tard « qu'il n'avait jamais été si troublé ni si décon-
certé qu'en se voyant arracher et enlever d'avance les
326 CHAPITRE XXIII.
seules armes où il avait mis toute sa confiance ». La
sentence du sénat fut sévère. Il sépara les biens que
Classicus possédait, avant de prendre possession de son
gouvernement, de ceux qu'il avait acquis depuis. Les
premiers furent rendus à sa fille ; les autres furent
abandonnés à la province. En outre, tous les créanciers
qu'il avait payés, durent restituer les sommes qu'ils
avaient reçues. Quanta Bebius Probus et à Fabius His-
panus, ils furent exilés pour cinq ans.
Quelques jours après, Pline et Lucceius-Âlbinus accu-
sèrent Clavius Fuscus, gendre de Classicus et Stillonius
Priscus, qui avait été tribun d'une cohorte sous ses
ordres. Celui-ci fut banni de l'Italie pour deux ans,
mais Fuscus fut renvoyé des fins de la plainte. Cet in-
succès décida les deux accusateurs à en finir d'un seul
coup, dans une troisième audience, avec le reste des
accusés. Casta, la femme de Classicus, et sa fille étaient
du nombre. Comme aucun soupçon ne pesait sur cette
dernière, Pline crut devoir se désister de toute plainte
contre elle. « Lors donc, dit-il, qu'à la fin de mon dis-
cours j'arrivai à son nom ; n'ayant plus à craindre,
comme je l'aurais eu au commencement, d'ôter à l'accu-
sation quelque chose de son poids, je crus qu'il était
honorable de ne pas accabler l'innocence. Je le dis
hautement et de plusieurs façons. Tantôt je demandai?
aux députés de la Bétique s'ils m'avaient produit
quelque fait qu'ils eussent l'espérance de prouver.
Tantôt je priais le sénat de me dire s'il croyait que,
dans le cas où j'aurais un peu d'éloquence, je devais en
abuserpour enfoncer le fer dans la gorge d'une personne
innocente. Enfin je terminai mon développement par
ces mots: «Tu es donc juge, va-t-on me dire ? Non; je ne
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES PUBLIQUES. 327
« suis pas juge, mais je me souviens que j'ai été tiré du
« nombre des juges pour plaider cette affaire ». Les uns
ont été absous ; la plupart ont été condamnés et même
exilés, les uns à temps, les autres pour toujours. Telle
a été la fin de cette grande cause. Le même sénatus-con-
sulte rendit un témoignage solennel à notre zèle, à tiotre
loyauté, à notre fermeté ; c'était le seul prix qui pût ré-
compenser dignement tant de peines ^ »
Les derniers mots de Pline n'ont rien d'exagéré. Ce
n'était pas une petite affaire de conduire les débats d'un
procès criminel, où se trouvaient intéressés de nom-
breux coupables, appartenant tous à des familles puis-
santes et considérées, où il y avait tant de témoins à
interroger, à raffermir, à réfuter, tant de plaidoiries
différentes à prononcer, tant de controverses à soutenir,
tant de répliques à entendre et à combattre. En outre,
à combien de sollicitations secrètes, présentées par des
voix amies, il fallait résister, sans compter les partia-
lités hautement avouées que parfois on rencontrait !
Ainsi, tandis que Pline parlait contre un des accusés qui
avait le plus de crédit, quelques juges allèrent jusqu'à
l'interrompre et l'obligèrent à leurlancer cette vive apos-
trophe : « Eh ! laissez-moi continuer, cet homme n'en
sera pas moins innocent, lorsque j'aurai tout dit. »
Enfin, dans ces vastes procès, il y avait toujours quelque
surprise. L'un des témoins ayant accusé iNorbanus
Licinianus, député de la Bétique, de s'être laissé cor-
rompre par Casta, femme de Classicus, Norbanus, ([ui
était odieux à plus d'un titre, fut aussitôt l'objet d'une
poursuite particulière ; et du banc des accusateurs,
I. Pline le Jeune, Lettres, III, 'J.
,
328 CHAPITRE XXIII.
passa sur celui des accusés ^ Il fut condamné à l'exil,
sous l'inculpation de s'être laissé corrompre par Casta.
Mais, par une contradiction qui paraîtrait inexplicable,
si Pline ne révélait pas la véritable cause de la sévérité
déployée contre Norbanus, Casta fut déclarée innocente.
On punissait l'un pour s'être laissé corrompre, et on
proclamait que l'autre n'avait pas corrompu. En vain
Pline fit ressortir la contradition choquante que pré-
sentaient les deux sentences, on ne l'écouta pas, et il eut
fort à faire pour défendre les autres députés de la
Bétique contre les attaques virulentes de Salvius Libe-
ralis. Il était temps que le procès se terminât : autre-
ment on eût vu les accusateurs transformés à leur tour
en accusés.
L'accusation portée par les habitants de la Bétique
contre leur gouverneur valut à Pline le Jeune beaucoup
de réputation, et lui procura la clientèle de cette riche
province. Mis en goût par ce succès, il oublia les
fatigues et les ennuis qu'il avait ressentis plus d'une
fois dans ce débat important, et accepta la même année
de plaider une cause du même genre, Tan 101. Cette
fois, il parut dans le sénat, non comme accusateur, mais
comme avocat de l'accusé, Julius Bassus, poursuivi
pour concussion par la province de Bithynie. Julius
Bassus était célèbre par ses malheurs. Il avait été déjà
traduit devant le sénat, sous le règne de Vespasien, par
deux simples particuliers : son affaire, après être restée
longtemps pendante, s'était terminée à son avantage.
Sous le règne de Titus, il vécut dans la retraite comme
1. Voir au chapitre précédent, l'oi'ateur Salvius Liberalis.
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES PUBLIQUES. 329
ami de Domitien, ce qui ne l'empêcha pas d'être accusé
plus tard par les délateurs de ce prince et condamné à
l'exil.
Nerva lui donna le gouvernement de la Bithynie pour
le consoler de ses disgrâces, mais, à son retour,
Bassus, malgré son grand âge, fut dénoncé par sa pro-
vince. Bien qu'il faille se méfier ici du témoignage de
Pline, son avocat, il ne semble pas que les délits repro-
chés par Bassus fussent bien graves. Ancien questeur en
Bithynie, plus tard gouverneur de cette province,
Bassus s'y était fait des amis, il avait donné dés présents,
il en avait reçu, surtout aux Saturnales et à l'anniversaire
de sa naissance. Il ne s'en cachait pas, il l'avait déclaré
à plusieurs personnes et même à Trajan. Les envoyés
de la province appelaient ces présents des vols et des
concussions. C'était le point à discuter. Ce qui ajoutait
à la difficulté de la cause, c'est que la loi défendait aux
gouverneurs de recevoir même des présents. Or, en
présence des aveux de Bassus, il s'agissait d'amener
les sénateurs à rendre la sentence la plus douce et la
plus favorable à l'honneur de l'accusé.
Les accusateurs qui parlèrent en premier lieu furent
Pomponius Rufus Yarenus * dont la parole véhémente
était pleine de ressources, et Theophanes, un des dé-
putés de Bithynie, que des ressentiments personnels
excitaient contre Bassus, et qui avait soulevé toute l'af-
faire. Pline et Lucceius Albinus, qui déjà avaient plaidé
ensemble contre Classicus, se partagèrent la défense.
La loi qui limitait à six heures le temps accordé à l'ac-
cusation, en allouait neuf à la défense ; sur les instances
1. Pline le Jeune, Lettres, IV, 9.
330 CHAPITRE XXIII.
de Bassus, Pline en prit cinq pour son plaidoyer. Bassus
avait tracé à son avocat la marche que celui-ci devait
suivre.
« Il m'avait chargé, dit Pline, de poser les bases
de sa justification, de parler de l'illustration de son
origine et de ses malheurs, des attaques des déla-
teurs dont il avait été victime, enfin des causes qui lui
avaient valu la haine des Bithyniens factieux et en par-
ticulier de Theophanes. Il voulait surtout que je répon-
disse à l'accusation des présents, la plus forte portée
contre lui ; car, sur tous les autres griefs, plus graves
en apparence, loin d'être coupable, il méritait même
des éloges. » Pline se conforma au désir de son client,
mais il avoue que la question des présents l'embarrassa
beaucoup. Il ne voulait ni implorer l'indulgence des
juges, ce qui était reconnaître la culpabilité de son
client, ni justifier sa conduite, ce qui eût été imprudent,
en face des termes précis de la loi. « En présence de
cette difficulté, dit-il, je résolus de prendre un moyen
terme, et je crois y avoir réussi. » Seulement, il oublie
de nous dire, ce qu'il serait important de savoir au
point de vue de l'art oratoire, en quoi ce moyen terme
consistait.
Il parla le premier jour trois heures et demie. Il
hésitait à reprendre la parolele lendemain, pour achever
l'heure et demie qu'on lui avait réservée. Il croyait
arriver en moins bonnes dispositions devant un audi-
toire inattentif et refroidi. Il céda aux instances de
Bassus et n'eut, à ce qu'il dit, qu'à s'en applaudir, tant
les sénateurs parurent plutôt mis en goût que rassasiés
par son discours précédent. Lucceius Albinus parla
ensuite : « Il entra si bien dans ce que j'avais dit, con-
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES PUBLIQUES. 331
tinue Pline, que nos discours offrirent l'agrément de
deux pièces différentes, et semblèrent n'en former
qu'une. » Les répliques furent prononcés par Herennius
PollionetparTheophanes. Le premier montra de la force,
l'autre déploya tant de prolixité, qu'il dut plaider aux
lumières, et qu'il fatigua l'assistance. Le troisième jour
de l'affaire fut consacré aux répliques de Titius Homu-
lus et de Fronto en faveur de Bassus. Enfin, le qua-
trième jour, après qu'on eut entendu les témoins, on
opina pour la sentence.
Bebius Macer, consul désigné, s'en tenant à l'aveu de
Bassus qu'il avait reçu des présents, voulait, aux
termes de la loi, qu'il fôt, pour ce chef, déclaré con-
vaincu de péculat. Caepio Hispo, au contraire, recon-
naissant que, malgré la loi, ces sortes de présents
étaient tolérés et passés en usage, invitait le sénat
à adoucir, suivant son droit, les rigueurs de sa sen-
tence, et, sans toucher à l'honneur de Bassus, à le
renvoyer devant un tribunal civil. Cet avis prévalut
Mais ce qui rend particulièrement curieuses ces grandes
affaires criminelles qui passionnaient les Romains sous
l'empire, c'est que le procès de Bassus faillit se terminer
comme celui de Classicus. Il s'en fallut de peu que
Théophanes, l'accusateur, ne fût accusé à son tour,
comme Norbanus Licinianus l'avait été. Valerius Paul-
linus voulait qu'on le poursuivît pour les mêmes faits
qu'il avait reprochés à Bassus, c'est-à-dire pour avoir
reçu des présents, et il l'aurait emporté sans les consuls
qui laissèrent tomber l'affaire. Bassus fut accueilli en
sortant du sénat par des applaudissements unanimes.
Quant à son avocat, Pline, il se mit aussitôt à écrire à
son ami Ursus les détails de cette affaire en lui annonçant
332 CHAPITRE XXIII.
l'envoi prochain de son plaidoyer'. Celui-ci a péri
comme tous les autres.
Peu de temps après le procès de Julius Bassus, les
Bithyniens, qui jouaient de malheur avec leurs procon-
suls, ou qui avaient l'esprit processif et peu endurant,
reparurent dans le sénat. Ils venaient se plaindre de
leur gouverneur Pomponius Rufus Varenus, celui-là
même qu'ils avaient demandé et obtenu du sénat, l'année
précédente, comme défenseur contre Bassus. Varenus
prit pour avocats Pline le Jeune et HomuUus. Les
orateursdes Bithyniens étaient l'un des députés, Fonteius
Magnus,et Nigrinus. Pline parle de concussions, mais il
néglige de dire quels étaient les griefs particuliers
reprochés à Varenus. En revanche, il s'étend sur les
incidents que présenta ce procès. Lorsque les Bithyniens,
introduits dans le sénat, eurent demandé la permission
de poursuivre leur proconsul, Varenus demanda, de son
côté, qu'il lui fût permis de faire entendre les témoins
qui pouvaient servir à sa justification. C'était, sous une
apparence de justice, un moyen dilatoire, qui renvoyait
le débat à une époque indéterminée. L'usage, à défaut
de prescription précise de la loi, s'y opposait. En effet,
le droit de poursuite fût devenu illusoire pour les pro-
vinces si, outre la difficulté d'obtenir l'autorisation
d'accuser, il leur eût fallu attendre encore, pendant de
longs mois, la venue des témoins invoqués par l'accusé.
Celui-ci, qui avait intérêt à différer le procès, n'aurait
pas manqué de profiter de la distance et de la difficulté
des communications, pour lasser la patience de ses
I. Pline le Jeune, Lellres,l\, 9.
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES PUBLIQUES. 333
;t(lvLTsaires. Aussi, les Bithyniens s'opposèrent-ils à ce
([uele sénat admît la requête de Varenus. Celui-ci, insis-
tant de son côté, le débat s'ouvrit aussitôt sur cette
première question.
Pline prit alors la parole en faveur de son client'. « Je
parlai pour lui, dit-il, non sans résultat : Bien ou mal,
c'est une autre affaire, tu le verras par mon plaidoyer. »
Cette réserve est significative chez Pline, elle n'indique
pas qu'il soit très satisfait de son discours. Quoi qu'il
en soit, Fonteius Magnus, le député bithynien, lui
répondit. Pline apprécie son discours d'une façon
dédaigneuse: il est vrai qu'il s'agit d'un adversaire.
« Beaucoup de mots, très peu de choses. C'est, du reste,
la coutume des Grecs comme lui. La volubilité leur tient
lieu d'abondance; leurs périodes longues et glacées
roulent comme un torrent et tout d'une haleine. Aussi
Julius Candidus dit avec esprit : « Autre chose est l'élo-
« quence, autre chose est laloquacité ».Cettelongue plai-
doirie, succédant à celle de Pline, avait duré jusqu'à la
fin de la séance. Le lendemain Homullus parla en faveur
de Varenus avec habileté, force et élégance, et Nigrinus
lui répondit d'une manière serrée, pressante et fleurie.
On alla aussitôt aux voix, et, malgré l'opposition d'Aci-
lius Rufus, le sénat accorda aux Bithyniens et à Vare-
nus ce qu'ils demandaient. Les uns eurent le droit de
poursuivre; l'autre, celui d'appeler ses témoins. En
réalité Varenus l'emportait; c'était pour Pline un succès
de mauvais aloi. Aussi il triomphe modestement et se
borne à dire : « Nous avons obtenu une chose qui n'est
pas autorisée par la loi, ni suffisamment usitée, juste
cependant. Pourquoi juste? Mon plaidoyer te le dira. »
1. Pline le Jeune, Lettres, V, 20,
334 CHAPITRE XXIII.
Son plaidoyer l'avait déjà dit aux sénateurs, mais,
malgré le vote favorable quïl avait obtenu, n'avait pas
convaincu tout le monde. Pline en fit l'expérience. A la
réunion suivante de l'assemblée, où l'ontraitait une toute
autre affaire, le préteur Licinius Nepos revint sur le
procès de Varenus. Il attaqua violemment la décision
rendue. Il demanda aux consuls de faire décider par le
sénat si l'on suivrait dorénavant, dans les procès de
concussion, la jurisprudence usitée pour les accusations
de brigue, et si l'on permettrait à l'accusé, aussi bien
qu'à l'accusateur, de produire des témoins. Il était un
peu tard pour présenter ces remontrances à propos d'une
affaire jugée. C'est ce que le préteur, Jubentius Celsus,
se chargea de faire sentir à Népos. Celui-ci s'emporta
et répliqua avec vivacité : l'affaire s'envenima. Les deux
préteurs en vinrent aux injures grossières, tour à tour
excités ou calmés par les sénateurs que cette dispute
amusait, et qui couraient de l'un à l'autre, à mesure
qu'ils parlaient, pour écouter leurs invectives. Pline
gémit de cette scène qui lui parait indigne du sénat et
des deux magistrats. Ce qui le révolte avec plus de rai-
son, et n'est pas moins curieux pour nous, « c'est que
l'un était instruit de ce que l'autre avait préparé. Celsus
répondait à Nepos d'après une feuille de papier, et
Nepos avait sa réplique écrite sur ses tablettes. L'indis-
crétion de leurs amis leur permettait de se quereller,
comme s'ils s'étaient communiqué d'avance ce qu'ils
allaient se dire ' . »
Toutefois l'affaire de Yarenus ne devait pas en rester
là, et la querelle scandaleuse, débattue au sénat, eut un
1. Pline le Jeune, Lettres, VI.
PLLNE LE JEUNE DANS LES CAUSES PUBLIQUES. 335
lendemain plus honorable pour les membres de l'assem-
blée. Les Bitliyniens, qui avaient provoqué ce retour sur
la délibération favorable à Varenus, étaient gens tena-
ces ; ils ne se regardèrent pas comme battus, malgré ce
double insuccès. Ils revinrent à la charge auprès des
consuls dont l'un, Acilius Rufus, était favorable à leur
cause. Ils se plaignirent à eux du sénatus-consulte qui
permettait à Rufus Varenus d'évoquer ses témoins à
décharge. Ils firent plus, ils allèrent trouver l'empereur
Trajan, et implorèrent son appui. Pline trouve leur opi-
niâtreté pleine d'inconvenance ; on ne peut cependant
qu'y applaudir. Elle prouve leur bon droit. Elle montre
en outre, à l'honneur de l'empire, combien la situation
des provinces était plus heureuse, et entourée de plus
de garanties sous les empereurs, que dans les temps les
plus vantés de l'ancienne République. Quelle n'eût pas
été l'indignation de Rome tout entière si, déboutés, par
quelque artifice de procédure, de leur poursuite contre
Verres, les Siciliens avaient refusé de se soumettre à la
décision du sénat, et en avaient appelé du sénat violant
la loi au sénat mieux informé ! C'est ce que firent les
Bithyniens en recourant à l'intervention toute-puissante
de Trajan.
L'empereur, qui cherchait en toute occasion à rendre
au sénat son crédit, ne voulut pas dans cette circon-
stance y porter atteinte, et trancher l'affaire lui-même.
Il renvoya les députés Bithyniens devant le sénat.
L'assemblée, il faut le dire à sa louange, se montra sou-
cieuse de sa dignité. Partagée entre le désir de plaire à
l'empereur, et la honte de se déjuger, elle prit le parti
le plus honnête. Malgré les efforts de Glaudius Capito et
d'Acilius Rufus, elle se rangea à l'avis de Catius Fronto
33G CHAPITRE XXIII.
qui demandait le maintien de la première décision. Sauf
huit sénateurs, tous les autres, même ceux qui avaient voté
d'abord contre Yarenus, déclarèrent qu'on ne pouvait
plus, après lesénatus-consulte, lui refuser ce qu'il avait
obtenu. Ils ajoutèrent qu'avant la sentence chacun
pouvait voter suivant son opinion, mais qu'une fois le
vote acquis, tous devaient maintenir avec fermeté la
décision de la majorité. Varenus eut donc le droit de
citer des témoins à décharge. Cette lutte obstinée, dès le
début du procès, faisait craindre à Pline des difficultés
sérieuses pour la suite. « Juge, dit-il à son correspon-
dant, quels assauts j'aurai à soutenir dans le véritable
combat, puisque, dès les premiers engagements, les
adversaires font preuve de tant d'acharnement* ! »
Il se trompait. Les Bithyniens, battus dans la question
préjudicielle, semblent avoir renoncé à la lutte. La
permission accordée à Varenus de faire venir ses témoins
des extrémités d'une province si éloignée, et de tirer
l'affaire en longueur, équivalait à une fm de non-rece-
voir. Les députés se voyaient condamnés à séjourner à
Rome, plusieurs années, loin de leurs affaires person-
nelles, exposés à des dépenses considérables. Ils préfé-
rèrent en rester là ; ils abandonnèrent sans doute la
poursuite contre Varenus. S'ils persistèrent, nous l'igno-
rons. Mais on ne voit pas que Pline, qui n'aurait pas
délaissé son client, ait plaidé pour lui. Dans une lettre
même où il énumère les causes publiques qu'il a soute-
nues, il ne parle que du discours prononcé pour Varenus
au début de son procès. « En dernier lieu, dit-il, j'ai
plaidé pour Varenus, qui demandait à faire entendre des
1 Pline le Jeune, Lettres, W, l-i.
PLINE LE JEUNE DANS LES CAUSES PUBLIQUES. 337
témoins en sa faveur. Je l'ai obtenu. A l'avenir, je sou-
haite d'être chargé uniquement des affaires que je serais
disposé de moi-même à entreprendre ' . » C'était un adieu
définitif aux grandes affaires plaidées devant le sénat. Il
n'en est plus fait mention dans la correspondance de
Pline. Son silence, rapproché des détails abondants
qu'il donne sur les causes publiques dont il vient
d'être question, autorise à croire qu'il n'intervint plus
dans les luttes de ce genre, et qu'il se borna dès lors à
paraître devant le tribunal des centumvirs, où il se
sentait plus à l'aise et qu'il préférait à tout autre.
1. Pline le Jeune, Lettres, VI, 29.
CHAPITRE XXIV
PLINE LE JEUNE, ORATEUR POLITIQUE.
Panégyrique deTrajan. — Le plan. — Le style. — Le côté poli-
tique du discours. — L'adoption dans la famille impériale. —
Autres écrits de Pline. — Biographie de Vestricius Cottius.
Poésies. — Libéralité de Pline attestée par les inscriptions.
Quelque différence qu'il y eût entre les consuls dési-
gnés par le sénat, nommés par les empereurs, et les
consuls élus au Champ de Mars à l'époque de la Répu-
blique, les Romains, scrupuleux observateurs des an-
ciens usages, observaient sous l'empire presque toutes
les formalités qui avaient existé dans les siècles de
liberté. Jusqu'à Auguste, le premier soin des consuls,
en inaugurant leurs fonctions, était de convoquer le sé-
nat et de renouveler devant lui le serment qu'ils avaient
fait, après leur élection, d'observer les lois'. Puis ils
consultaient l'assemblée sur l'ordre des jours sacrés
du peuple latin et sur les affaires relatives à la reli-
gion'^
Sous l'empire, ces formalités subsistaient encore avec
1. Tite-Live, XXXI, 50.
2. Ovide, Politiques, IV, 4, 9; Tite-Live, XXI, G3.
PLINE LE JEUNE, OR\TEUK POLITIQUE. 339
quelques modifications. Les consuls, en entrant en
charge, prêtaient serment de garder les lois, entre les
mains de l'empereur, s'il était présent, ou, en son ab-
sence, entre les mains des consuls précédents. Puis, à
la première assemblée du sénat qui suivait leur élection,
ils adressaient leurs remerciements à l'empereur, dans
un discours préparé, où ils vantaient les vertus du
prince. Ils ne prenaient pas la pai'ole dès le début de
la séance. Ils attendaient qu'une question eût été sou-
mise à la délibération des sénateurs. Ensuite, lorsque la
discussion s'engageait, l'empereur ou celui qui prési-
dait à sa place, s'adressait à eux en premier lieu comme
consuls désignés; alors les nouveaux consuls se levaient,
ils exprimaient leur reconnaissance au prince de la
distinction dont ils avaient été l'objet, et épuisaient
toutes les formules de la flatterie pour célébrer ses ver-
tus. C'est ainsi que les plus mauvais empereurs pou-
vaient chaque année, et même plusieurs fois par année,
suivant le nombre des consuls qu'ils avaient nommés',
entendre vanter leurs bienfaits, leur courage, leur clé-
mence et leur bonté. Ces éloges, écoutés avec indigna-
tion et colère à l'origine, n'inspiraient plus à la longue,
par la monotonie et la banalité de la louange, que le
dégoût et l'ennui". On disait de cette harangue : honore,
ou in honorem principis censere^.
Lorsqu'en l'année 100 de notre ère, Pline le Jeune
prit possession du consulat, il se conforma à la coutume
1. Sous Pempereur Commode (Lampride, VI) on vit vingt-cinq
consuls dans une année ; d'ordinaire, on en créait Douze qui j-es-
taient deux mois en fonction.
2. Pline, III, 13, 18.
3. Pline, Panégyrique, 54.
340 CHAPITRE XXIV.
avec empressement. Orateur disert, fleuri, amoureux de
l'éloquence, il attendait impatiemment une occasion si
favorable qui devait lui permettre démontrer, dans leur
plus beau jour, ses qualités oratoires. En outre, c'était
de Trajan qu'il s'agissait. L'éloge qu'il allait prononcer
ne devait rien coûter à sa conscience ni à sa sincérité.
Pour quelqu'un qui avait vu les misères et les cruautés
du règne de Domitien, Trajan était l'idéal de toutes les
vertus. Sa bonté, sa justice, sa déférence pour le sénat,
ses victoires sur les ennemis de l'empire, son habileté
d'administrateur, son activité infatigable, étaient autant
de sujets qui appelaient l'éloge, et qui, chose rare
jusque-là, le méritaient. Pline prononça donc, devant
le sénat, mais en l'absence de Trajan retenu loin de
Rome, un éloge qu'il rehaussa de toutes les qualités de
composition et de style, que son talent et son expérience
de la parole purent lui fournir. Il fut accueilli non seu-
lement avec les applaudissements de commande, qu'ob-
tenaient toujours les harangues où il était question
du prince, mais avec cette approbation sincère et con-
vaincue, où l'on sent que l'auditoire est en com-
munion d'idées avec l'orateur, admire son talent, et
goûte en même temps sa personne et le sujet qu'il a
choisi.
La harangue prononcée par Pline obtint donc un lé-
gitime succès. S'il n'avait eu que de la vanité, l'orateur
pouvait se déclarer satisfait, maisil était encore écrivain.
Ilaimaitl'éloquenceavecpassion, et, à l'exemple deCicé-
ron, il croyait n'avoir rien fait, tant que le discours
prononcé n'avait pas été transcrit, revu, corrigé « et
considérablement augmenté », L'usage et la nécessité
de placer son discours d'ouverture, entre une délibération
PLINE LE JEUXE, ORATEUR POLITIQUE. 341
commencée et le vote de l'assemblée, ne lui avaient pas
permis de s'étendre à son gré. Il avait dû resserrer ses
idées, s'interdire tout développement. En un mot, il
n'avait prononcé que le sommaire de son discours, que
la matière de son panégyrique. Il reprit alors sa ha-
rangue en sous-œuvre, comme il avait l'habitude de le
faire pour tous ses discours judiciaires, civils ou crimi-
nels. Il développa chacun de ses points et de ses para-
graphes, comme il l'eût fait dans l'école de Quintilien.
Il corrigea sans cesse, il ajouta, il compléta; enfin il
acheva cet ouvrage que l'on appelle le Panégijrique de
Trajan, la seule des œuvres oratoires de Pline qui nous
ait été conservée.
Mais, et nous croyons devoir insister sur cette idée,
à cause des erreurs accréditées dont le Panégyrique
est l'objet; en prononçant son discours devant le sénat,
Pline n'innova en rien, il se conforma à l'usage établi
et incessamment répété avant lui. Il ne se fit pas
spontanément l'interprète de la reconnaissance pu-
blique de l'empire romain envers Trajan. Il répéta ce
que d'autres avaient dit auparavant en l'honneur de Tra-
jan, de Nerva, de Domitien et de Néron, ce que d'au-
tres consuls devaient répéter l'année suivante. Ce qui
valut à son discours la bonne ou la mauvaise fortune
de devenir le point de départ d'un genre nouveau et le
modèle des panégyristes des siècles suivants, c'est la
vérité des éloges même excessifs qu'il adresse à Trajan,
c'est le développement qu'il donna après coup à la ha-
rangue prononcée dans le sénat, c'est le talent littéraire
etl'éloquencedontson œuvre garde l'éternelle empreinte.
D'autres discours du même genre, prononcés sous d'au-
tres princes, existaient à Rome avant Pline . Mais ils ne
342 CHAPITRE XXIV.
rachetaient pas, par le mérite littéraire, leurs basses et
mensongères adulations. La publication du Panégyrique
de Trajan les fit tous oublier, et les âges suivants, en co-
piant l'œuvre de Pline, attribuèrent à celui-ci l'honneur
d'avoir inventé un genre d'éloquence, tandis qu'il s'était
borné à suivre l'exemple de ses devanciers.
On s'explique facilement, par des considérations litté-
raires, la précaution qu'avait eue Pline de conserver les
paroles prononcées dans le sénat, et le soin qu'il a pris
de transformer en une composition savante les phrases
banales de son remerciement. Pline, à l'en croire, a eu
des motifs d'un ordre plus relevé et qu'il expose en ces
termes : « Les fonctions de consul, dit-il, m'ont fait un
devoir de rendre au prince des actions de grâces au nom
de la République. Après m'en être acquitté dans le sénat,
comme le demandaient le lieu, le temps et la coutume,
j'ai cru qu'il convenait à un bon citoyen de reproduire
mes paroles par écrit, en leur donnant plus d'abondance
et de développement. J'ai voulu d'abord, par une louange
sincère, faire valoir aux yeux de notre empereur ses
propres vertus. J'ai voulu ensuite montrer à ses succes-
seurs, par son exemple plutôt encore que par des pré-
ceptes, la voie qu'ils auront à suivre de préférence pour
arriver à une gloire égale. Il est beau, sans doute, d'en-
seigner à un prince ce qu'il doit être ; c'est une entre-
prise délicate, j'ajouterai même, pleine de présomption.
Mais louer un bon empereur et faire luire ainsi aux
regards de ses successeurs, comme du haut d'une tour,
une lumière qui les guide, c'est une œuvre aussi utile et
plus modeste*. » Ce langage fait honneur à Pline. Cette
1, Lellrcs, 111, IS.
PLINE LE JEUNE, ORATEUR POLITIQUE. 343
préoccupation morale, si elle n'est pas seulement une
phrase à effet, donne à son Panégyrique une portée
plus sérieuse et plus élevée. Mais chez Pline, l'écrivain
amoureux du beau langage et des applaudissements ne
se laisse pas longtemps oublier. 11 va reparaître
aussitôt.
« Je t'envoie sur ta demande, écrit-il à Romanus', le
discours de remerciements que j"ai adressé récemment
à notre excellent prince, en qualité de consul. Je te l'au-
rais envoyé, du reste, même si tu ne l'avais pas de-
mandé. Considère, je te prie, dans cette œuvre, la
beauté du sujet et surtout sa difficulté. Dans tous les
autres ouvrages, la nouveauté seule suffît à réveiller
l'attention. Ici tout est connu, rebattu et a été dit.
Aussi, le lecteur, oisif pour ainsi dire et indifférent, ne
se préoccupe que du style, et alors, comme il ne songe
qu'aux expressions, il est plus difficile à satisfaire. Plût
à Dieu qu'il fît attention au moins au plan, aux transi-
tions, aux figures du discours. Car des ignorants peu-
vent parfois inventer heureusement et s'exprimer avec
éclat. Mais il n'appartient qu'aux délicats de disposer
avec art et de faire un emploi varié des figures. Il ne
faut pas même rechercher toujours des pensées élevées
et sublimes. Dans un tableau, le mélange des ombres
fait mieux que toute autre chose ressortir la lumière ;
de même pour le style, les parties simples font valoir
les côtés éclatants. » — « J'ai remarqué encore, dit-il
dans la lettre citée plus haut, que les parties les plus
sévères de mon œuvre ont le plus satisfait mes auditeurs.
Il est vrai que je n'ai lu qu'à peu de personnes un ou-
t. Lettres, III, 13.
344 CHAPITRE XXIV.
vrage écrit pour tous; néanmoins, ce goût sérieux me
réjouit, comme s'il devait être plus tard celui de tous les
lecteurs. » Pline continue encore sur ce ton, et se flatte
de l'espoir que, avec les habitudes de liberté dues à Tra-
jan, et aussi grâce à l'exemple de son Panégyrique^ le
style fleuri et efféminé fera place désormais au style
mâle et vigoureux.
Cette appréciation du Panégyrique de Trajan par Pline
lui-même est curieuse à plus d'un titre, à cause des
aveux partiels qu'elle contient, et des précautions ora-
toires par lesquelles l'auteur cherche à excuser aux
yeux de ses correspondants les défauts de son œuvre.
Pline ne se rend pas lui-même bien compte de tout ce
qui manque à son discours. Il le sent en partie, il met
même le doigt sur les points précis qui laissent à dési-
rer; mais, par une illusion habituelle aux écrivains, il
est prêt à transformer en beautés les côtés les plus su-
jets à la critique. Ainsi, on lui accorde volontiers
qu'après l'abus des panégyriques faits sous les règnes
précédents, il lui était difficile de piquer la curiosité
des lecteurs. Ses éloges de la piété filiale ou des vertus
militaires de Trajan, après ceux du même genre
donnés à Néron, meurtrier de sa mère, ou à Domitien
habillant ses esclaves en prisonniers germains, ne pou-
vaient avoir d'autre nouveauté que d'être mérités,
et la sincérité de la louange ne met pas toujours à l'abri
de l'ennui. Mais, si l'on reconnaît avec Pline qu'il
s'avançait sur des sentiers depuis longtemps frayés, on
doit regretter qu'il ne les ait pas parcourus d'un pas
plus ferme et plus assuré. Il recommande à l'admiration
de son ami le plan de son Panégyrique, et celui-ci donne
prise à la critique. Pline est-il sincère? ou veut-il
PLINE LE JEUNE, ORATEUR POLITIQUE. 345
aller au-devant d'un reproche dont il sent la justesse?
Le plan du Panégyrique, de Traîan a, en effet, plus de
solidité en apparence qu'en réalité. Après les solennités
de l'exorde, où figurent et Trajan, et les empereurs qui
l'ont précédé, et le sénat (pii a imposé le l'anégyrique
à l'orateur par un décret, Pline aborde son sujet. Il
raconte en détail la façon dont Trajan est arrivé à l'em-
pire. Comme ce prince a dû à l'adoption d'être appelé
au trône, l'orateur célèbre les avantages de l'adoption
sur l'hérédité ; il vante le discernement de Nerva, et fait
l'éloge des vertus que Trajan a montrées avant son avè-
nement. Nerva meurt ; Pline lui décerne l'apothéose, et
entreprend aussitôt l'éloge de toutes les qualités que
Trajan a déployées comme général d'abord, et dont,
comme administrateur, il fait maintenant sentir les bien-
faits à l'univers entier. Chacune des mesures prises par
Trajan et chacun de ses consulats sont l'objet d'une
louange particulière. Après les vertus publiques du
souverain, l'orateur passe à ses vertus privées. Il admire
Trajan dans sa famille, il célèbre sa femme et sa sœur,
aussi vertueuses et aussi simples, au milieu des gran-
deurs qu'elles Tétaient jadis dans la condition privée.
Puis il revientaux rapports affectueux que Trajan entre-
tient avec ses amis, à la réserve qu'il garde vis-à-vis de
ses affranchis. Enfin, arrivé à la péroraison, Pline re-
mercie l'empereur, en son nom personnel, de la dignité
de consul qui lui a été accordée ; il adresse une prière
aux dieux pour qu'ils prolongent les jours du prince, et
termine par des compliments aux sénateurs, dont l'es-
time l'a soutenu jusqu'à ce jour dans sa carrière publi-
que, estime qu'il essayera de toujours mériter.
Le plan suivi par Pline et réduit ici à ses traits prin-
346 CHAPITRE XXIV.
cipaux, ne doit pas faire illusion par son apparent en-
chaînement. Il satisfait l'esprit jusqu'au moment où
l'orateur aborde l'examen des mesures administratives
adoptées par Trajan. L'historien politique seul, privé
par le silence de Suétone, de Tacite et de Dion Cassius,
de renseignements détaillés sur les actes de Trajan,
peut alors suivre avec intérêt les développements de
Pline, et encore celui-ci accorde aux décrets les plus
insignifiants autant d'importance qu'aux actes les plus
considérables de l'empereur. Le plan de l'orateur devient
surtout incertain et difTus, quand Pline esquisse l'his-
toire des consulats de Trajan. Préoccupé de l'idée d'op-
poser à la morgue, à l'insolence et à la cruauté de Do-
mitien, la conduite simple et modeste de Trajan, il
relève les traits les moins importants, et insiste sur
chacun d'eux avec une complaisance exagérée.
« Quel est l'acte de tonprincipat, dit-il, que le panégy-
riste soit obligé de passer sous silence, ou d'indiquer avec
précaution? Est-il un temps de ta vie, est-il même un seul
instant où tu ne fasses pas le bien, et où tu ne justifies
pas l'éloge? Non, tous tes actes sont si beaux que la
louange est superflue : il suffit de les raconter. Aussi,
mon discours s'étend-il à l'iniini, et je n'ai pas encore
achevé l'histoire de deux années '. » Après s'être ainsi
excusé, ou plutôt après avoir justifié d'avance tous les
développements qu'il médite, Pline se lance de nouveau
dans un éloge interminable de la conduite de Trajan. Il
l'admire lorsqu'il accepte le consulat, et quand il le
refuse, quand il consulte le consul désigné, quand il
vient au forum ou reste chez lui, quand il désigne les
1. Panégyrique, 56.
PLINK LE JEUNE, ORATEUR POLITIQUE. 347
candidats au consulat, ou atTecte d'en laisser l'élection
au sénat. On n'en finirait pas d'énumérer tous les titres
qu'il trouve chez Trajan, et qu'il recommande à l'admi-
ration de ses contemporains. Le tiers du Panégyrique
est consacré à des louanges banales qu'un Tacite eût
enfermées en quelques pages, et qu'il eût rendues plus
saisissantes et plus animées en les résumant, au lieu de
les affaiblir à force de les étendre et de les répéter.
D'ailleurs, la façon dont Pline remplit les divisions
de son Panégyrique n'a rien de méthodique. Ce n'est
pas un enchaînement serré de faits et de preuves, des-
tiné à faire concevoir une opinion de plus en plus haute
de Trajan, où l'auteur se serait élevé peu à peu, de
l'éloge des vertus simples et modestes de l'homme au
panégyrique des vertus du grand général et de l'habile
administrateur. Pline suit une marche opposée. Après
avoir peint l'empereur, le maitre du monde, il descend
aux petits détails, aux petites vertus de l'homme. Là
encore, nul lien réel, nulle déduction rigoureuse, mais
une succession de tableaux développés avec talent et
avec esprit, où le soin du détail l'occupe tout entier, et
lui fait oublier la vue d'ensemble qu'il a promise. Pen-
dant qu'il recourt à toutes les couleurs de sa palette
pour représenter tantôt le triomphe de Trajan et son
entrée à Rome, tantôt le supplice des délateurs, tantôt
l'apothéose de Nerva, Pline, occupé à polir son style et
à charmer les yeux et les oreilles, perd de vue le reste
de son sujet. L'ensemble disparaît sous les épisodes
qui occupent une place disproportionnée à leur
importance, et cependant ils se rattachent d'une fa-
çon si peu serrée à la suite du discours qu'on pour-
rait les supprimer, ou les transporter dans une autre
348 CHAPITRE XXIV.
partie du Panégyrique^ sans que le lecteur s'en aperçût.
A défaut d'un plan aussi rigoureusement tracé qu'il
le croit, Pline a-t-il au moins le mérite d'avoir des tran-
sitions irréprochables ? Il se flatte d'avoir réussi sur ce
point, et il faut convenir que, dans une série d'éloges
adressés à chacune des vertus publiques et des vertus
privées de Trajan, il était difficile de passer d'une qua-
lité à l'autre, d'une manière naturelle et régulièrement
motivée. Il l'a essayé, etl'on doit ajouter qu'il a souvent
réussi. Mais combien de transitions faibles, et for-
cées ! que d'endroits où, après avoir épuisé toutes les
ressources de son art à varier ses formules, il en
est réduit à rattacher péniblement le développement
nouveau à celui qui précède ! Ainsi, après avoir raconté
les succès militaires de Trajan, il veut dire qu'il a ré-
tabli la discipline dans les camps, et il ne trouve pas
autre chose que ceci : « Un succès m'en rappelle un
autre; aliud ex alio mihi occurrii *. » A quelques pages
de là, il écrit encore : « La multitude de tes mérites
m'appelle à de nouveaux sujets'. » Ces transitions, dont
on pourrait multiplier les exemples, sont élémentaires :
elles prouvent l'embarras du panégyriste à rattacher
ensemble tous les tableaux qu'il présente à ses lecteurs;
elles prouvent en même temps l'illusion de l'auteur, s'il
croit son correspondant disposé à s'en contenter.
Reste le style. Malgré quelques réserves de fausse
modestie, Pline est satisfait du sien, et des qualités
d'écrivain qu'il a montrées. Dans sa lettre à Romanùs,
il lui recommande de bien remarquer l'emploi varié
des figures qui s'y trouvent. Il excuse, en outre, les par-
1. Panégyrique, 18.
2. Ibid., 28.
PLINE LE JEUNE, ORATEUR POLITIQUE. 349
ties simples qu'il a laissées dans son panégyrique, et qui
doivent servir, selon lui, à faire valoir les pensées éle-
vées et sublimes, comme les ombres dans un tableau
font ressortir la lumière. Des deux appréciations de
Pline on peut laisser de côté la première. Ce serait une
besogne ingrate que de rechercher, avec pi-euves à
l'appui, s'il a fait un emploi aussi varié qu'il croit des
figures. L'impression que produit la lecture du Panégy-
rique contredit une pareille assertion. Quant aux omôres,
il a tort de les excuser. On en cherche vainement la
trace dans son œuvre, et le plus grand reproche
qu'on lui puisse faire, c'est de n'en pas ofTrir assez.
Sans doute, en parlant des vertus de son héros, de sa
modestie, de sa vie frugale dans les camps, de l'afïabilité
de ses rapports avec les consuls, les sénateurs et même
avec les particuliers, Pline descend à de petits détails
qui contrastent avec les parties « élevées et sublimes »
du reste dn Panégyrique. Mais nulle part, son style n'est
simple; partout l'auteur cherche à donner à sa pensée
et à son expression, une tournure piquante et ingé-
nieuse. Si Boileau a pu dire avec raison des pièces de
Quinaut,
Que jusqu'à << Je vous hais « tout s'y dit tendrement,
il aurait pu dire de Pline, avec plus de justesse encore,
« que les choses les plus banales s'y disent spirituelle-
ment ».
L'esprit, en efTet, est le travers de Pline et le défaut
de son ouvrage. Il y en a partout, et à tout propos.
L'auteur le prodigue, et en abuse, jusqu'à fatiguer
le lecteur. « Pline le Jeune, dit un juge compétent, a
infiniment d'esprit : on ne peut même en avoir davan-
350 CHAPITRE XXIV.
tage, mais il s'occupe trop à le montrer, et ne montre
rien de plus. Il cherche trop à aiguiser toutes ses pen-
sées, à leur donner une tournure piquante et épigram-
matique, et ce travail continuel, cette profusion de
traits saillants, cette monotonie d'esprit produit bientôt
la fatigue. Il est, comme Sénèque, meilleur à citer par
fragments qu'à lire de suite. Ce n'est plus, comme dans
Cicéron, ce ton naturellement noble et élevé, cette
abondance facile et entraînante, cet enchaînement et
cette progression d'idées, ce tissu où tout se tient et se
développe ; cette foule de mouvements, ces construc-
tions nombreuses, ces figures heureuses qui animent
tout; c'est un amas de brillants, une multitude d'étin-
celles, qui plaît beaucoup pendant un moment, qui excite
même une sorte d'admiration ou plutôt d'éblouissement,
mais dont on est bientôt étourdi. Il a tant d'esprit, et il
en faut tant pour le suivre, qu'on est tenté de lui de-
mander grâce et de lui dire : « En voilà assez '■ ! »
Nous n'avons jusqu'ici apprécié le Panégyrique de
Pline qu'en suivant pas à pas, approuvant quelquefois,
et plus souvent rectifiant, le jugement porté par l'auteur
sur son propre ouvrage. Il reste à l'examiner à un
autre point de vue, et ce serait faire tort au panégyriste
de Trajan de ne point envisager le côté politique
de son ouvrage. C'en est la partie la plus solide.
En effet, Pline n'éprouve point les regrets de la
liberté antique que conservaient encore certains
esprits, et qu'on trouve reproduits dans plusieurs dis-
cours indirects, où Tacite exprime les sentiments de la
foule, et fait parler tour à tour les Romains résignés à
1. La Harpe, Cours de littérature, t. III.
PLINE LE JEUNE, ORATEUR POLITIQUE. 351
l'empire, et ceux qui préféraient l'ancienne République.
Pline avait pu lui-même entendre plusieurs fois l'ex-
pression de ces regrets dans la bouche de son premier
tuteur, Verginius Rufus, cet honnête homme, à l'esprit
étroit, mais d'une vertu antique, si célèbre pour avoir
refusé l'empire à la mort de Néron.
Pline le Jeune est de son temps. Il est profondément
attaché à l'état de choses actuel, le seul qui puisse
donner au peuple romain l'ordre et la tranquillité. Il
ne songe plus à un retour impossible vers le passé.
Aussi, quand il veut féliciter l'empereur Trajan de ses
eicploits, il n'hésite pas aie comparer aux grands hommes
de la République. Il ne garde aucune arrière-pensée, en
citant les Brutus et les Camille à côté de son nom. Il
ne voit, en lui et en eux, que d'illustres citoyens qui ont
rendu à la patrie les services demandés par les circons-
tances et les besoins de leur temps. « On te dresse des
statues, dit-il, semblables à celles qu'on élevait autrefois
à des simples particuliers pour d'éclatants services ren-
dus à l'État [rem publicam). Les images de César sont de
la même matière que celles des Brutus et des Camille. Le
motif qui les fait ériger est le même. Ceux-ci chassèrent
de nos murailles les rois et l'ennemi vainqueur. César
chasse la royauté elle-même ; il écarte les maux qu'en-
traîne la captivité, et il garde le rang de prince pour
qu'il ne reste point de place à un maître *. »
Ces sentiments ne sont pas particuliers à Pline. Ils sont
partagés par tous les esprits sages et libéraux de son
temps, qui ont la force de renoncer à des préférences
secrètes et de se rendre à la nécessité des choses. Ainsi
1 Panégyrique, 55.
352 CHAPITRE XXIV.
pense Tacite; et ce sont ses propres idées qu'il exprime
quand il fait dire à l'empereur Galba, s'adressantà Pison
qu'il veut adopter et appeler, après lui, à l'empire : « Si
ce corps immense de l'empire pouvait se tenir debout
et garder l'équilibre sans un modérateur, j "étais digne
de recommencer les temps de la République. Mais telle
est depuis longtemps la nécessité où nous sommes
placés que ma vieillesse ne peut donner au peuple
romain rien de plus qu'un bon successeur, et ta jeunesse,
rien de plus qu'un bon prince'. » Si, dès l'époque de
Galba, Tacite admet la puissance impériale, comme
seule capable désormais de maintenir « en équilibre le
le corps immense de l'empire », combien devait-il être
plus convaincu de cette nécessité, lorsqu'il voyait à la
tête des affaires un prince habile, sage, humain comme
Trajan! Aussi a-t-il plus d'une fois, en parlant de ce
prince dans la partie de ses ouvrages qui nous est par-
venue, et où le nom de Trajan ne vient qu'incidemment,
des termes élogieux et expressifs, dont le Panégyrique
1. Tacite, Histoires,!, 16. Ce passage est admirablement traduit
et commenté par ces vers de Corneille, où Galba annonce à sa
mère qu il a résolu d'adopter Pison :
Non que si jusque-là Rome pouvait renaître,
Qu'elle fût en état de se passer d'un maître,
Je ne me crusse digne, en cet heureux moment,
De commencer par moi son rétablissement.
Mais cet empire immense est trop vaste pour elle :
A moins que d'une tête, un si grand corps chancelle '
Et pour le nom des rois son invincible horreur
S'est d'ailleurs si bien faite aux lois d'un empereur
Qu'elle ne peut souffrir, après cette habitude,
Isï pleine liberté, ni pleine servitude ;
Elle veut donc un maître....
[Othon, acte III, se. m.
PLINE LE JEUNE, ORATEUR POLITIQUE. 353
de Pline n'est que le commentaire et le développement.
<( Maintenant, dit-il, le courage nous revient. Dès le
commencement de ce siècle si heureux, Nerva César a
concilié des choses autrefois inconciliables, l'empire et
la liberté. Nerva Trajan augmente chaque jour la félicité
de notre époque, et la sécurité publique n'est plus seule-
ment un souhait et une espérance ; c'est un vœu com-
plètement réalisé ^ » Quelle est encore la partie de l'his-
toire que Tacite a réservée pour sa vieillesse? c'est « le
principal de Nerva, et le règne de Trajan, sujet fécond
et moins dangereux grâce au rare bonheur d'une épo-
que où l'historien peut penser librement et dire sa pen-
sée^ ». Si Tacite avait pu donner suite à ce projet,
n'est-il pas permis de dire que le Panégyrique de Pline
n'aurait fait que devancer l'œuvre de l'historien, et lui
préparer les matériaux? Tacite n'aurait plus eu qu'à ra-
conter en détail, et dans leur ordre chronologique, les
actes de Trajan, que Pline se borne à effleurer. Il les
aurait loués comme le panégyriste, sans arrière-pensée :
les termes seuls auraient été différents.
Pline est encore l'interprète de la vérité et des pensées
de ses contemporains quand, tout en reconnaissant la
nécessité d'un seul maître pour l'empire romain, il
cherche à concilier cette nécessité avec la raison, et
avec ce qu'il appelle la liberté des citoyens. Il est frappé
des inconvénients que présente la transmission de l'em-
pire par voie d'héritage. Depuis un siècle que l'ancien
état de choses a disparu, deux familles ont occupé à
Rome le souverain pouvoir, le famille d'Auguste et celle
des Flaviens. La première compte un seul empereur
1. Af/7'lcola, 3.
2. Hisloires, I, 1.
II. — '23
354 CHAPITRE XXIV.
Auguste, dont le nom éveille des sympathies au siècle
de Trajan. Tous les autres princes, Tibère, Caligula,
Claude, Néron, n'ont laissé que les plus douloureux
souvenirs. Quant à la seconde, si Vespasien, qui en fut
le chef, a été un bon empereur, Titus n'a pas vécu assez
longtemps pour être jugé en pleine connaissance de
cause; et le règne de Domitien « le Néron chauve » dé-
passe en durée celui de son père et de son frère. Les
contemporains de Pline n'ont donc connu de l'hérédité
que ses inconvénients.
Aussi, appelaient-ils de leurs vœux le seul tempéra-
ment que pût admettre la transmission du pouvoir
absolu, c'est-à-dire l'adoption. Le choix par l'empereur
régnant du plus digne, comme son successeur, à
quelque rang qu'il appartînt, leur apparaissait le seul
moyen de remédier à l'abus de l'hérédité. Ce qui con-
firmait encore leur confiance, c'est l'heureux début
de la forme nouvelle de succession, Nerva, avancé
en âge, appelait à l'empire Trajan que lui désignait
l'opinion publique. Et Trajan, étant sans enfants,
serait, tôt ou tard, contraint de chercher autour de lui
un successeur. Les Romains n'étaient-ils pas excusables
d'espérer que la nécessité de l'adoption, qui s'était im-
posée à Nerva et qui devait s'imposer à Trajan, devien-
drait une règle incontestée pour leurs successeurs, et
comme la loi fondamentale de l'empii-e?
La part de liberté conservée aux citoyens, dans cette
organisation nouvelle, devait consister à indiquer au
prince celui qui mériterait le mieux d'être l'objet de
son choix. L'éclat des vertus publiques et privées, la
grandeur des services rendus à l'État, serviraient de titres
suffisants à celui que ne recommanderait pas l'illustra-
PLLNE LE JEUNE, ORATEUR POLITIQUE. 355
tion de lu naissance, le désigneraient d'abord à l'atten-
tion de tous, et, par une douce contrainte, finiraient
par l'imposer au souverain. Tel est le rêve que forment
pour l'avenir Pline et les Romains, telle est la réalité
qu'ils ont en ce moment sous les yeux dans la personne
de Trajan désigné par ses services à l'attention de tous,
et imposé par l'opinion publique au débonnaire Nerva.
N'est-ce pas d'ailleurs à l'adoption que Rome a dû ses
meilleurs empereurs, et cette période heureuse et tran-
(juillc qu'on appelle le siècle des Antonins? Trajan,
Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle ont été appelés au trône
par l'adoption, et cette succession fortunée d'hommes
de mérite et d'honnêtes gens s'interrompt, aussitôt que
Marc-Aurèle transmet, par faiblesse, l'empire à son fils
Commode. Aussi Pline fait-il preuve de sens politique,
et donne-t-il une voix au sentiment secret de tous, quand
il célèbre les bienfaits de l'adoption, non de l'adoption
imposée par une femme ambitieuse, comme celle de
Tibère due aux intrigues de Livie, ou celle de Néron,
œuvre d'Agrippine, mais de l'adoption qui sort de la
famille impériale, qui va chercher dans tout l'empire
le plus digne, et finit par ratifier le choix de tous?
« Nulle parenté, dit Pline en parlant de Nerva et de
Trajan, nul lien du sang ne rattachait l'un à l'autre le
fils adoptif et celui qui devenait son père. Une seule
chose les unissait : tous deux étaient vertueux, l'un était
digne d'être choisi et l'autre de le choisir. Aussi, tu n'as
pas été adopté, comme d'autres l'ont été avant toi, par
complaisance pour une épouse. Ce n'est pas un beau-
père qui t'adopte pour fils, c'est le prince : et le divin
Nerva est devenu ton père dans le même esprit qu'il était
le père des Romains. C'est ainsi qu'un fils doit être choisi
356 CHAPITRE XXlV.
lorsqu'il l'est par un empereur. Quand on est sur le point
de transmettre à un seul homme, le sénat et le peuple
romain, les armées, les provinces, les alliés, quoi! on
irait chercher son successeur dans les bras d'une femme !
On ne prendrait l'héritier de la souveraine puissance que
dans sa famille ! Les regards de l'empereur ne se por-
teraient pas sur toute la République ! Et il ne tiendrait
pas, pour son plus cher et pour son plus proche parent,
le citoyen qui lui paraîtrait le plus vertueux et le plus
semblable aux dieux ! C'est parmi tous qu'il faut choisir
celui qui doit commander à tous. Il ne s'agit pas de
donner un maître à des esclaves ; là, on peut se contenter
de l'héritier désigné par la naissance. U empereur doit un
prince à des citoyens. Il y aurait orgueil et tyrannie royale
à ne pas adopter celui qui, de l'aveu de tous, arriverait à
l'empire, même à défaut de l'adoption, C'est cette règle
qu'a suivie Nerva'. »
Ces idées et ces espérances exprimées ici par Pline, non
sans dignité, seront reprises par Tacite quand il écrira ses
Histoires. Que dit Galba dans le discours cité plus haut?
Après avoir énuméré à Pison, les avantages de l'adoption,
et les avoir opposés aux inconvénients de l'hérédité, il
continue ainsi : « Sous Tibère, Caligula et Claude, l'em-
pire a été comme l'héritage d'une seule famille. L'élec-
tion qui commence avec nous tiendra lieu de liberté.
Après l'extinction des Jules et des Claudes, l'adoption
donnera l'empire aux plus vertueux. La naissance est
l'œuvre du hasard, c'est lui qui fait naître un homme
du sang des empereurs, et l'on n'examiae rien au delà.
L'adoption est le résultat d'un jugement réfléchi, et si
1. Panégyrique, 1.
PLINE LE JEUNE, ORATEUR POLITIQUE. 357
le prince veut choisii', l"o{)iaion publique lui désigne
celui qui doit être l'objet de son choix* ». Ainsi parle
Tacite, en confirmant d'une manière indirecte le langage
de Pline. Peut-être s'en est-il souvenu en plaçant ces
idées dans la bouche de Gall)a?
Mais l'adoption ne peut-elle pas, par un caprice du
prince, se porter sur un personnage indigne? Pline pré-
voit l'objection, et essaye d'y répondre. Si les premiers
empereurs ont adopté des princes scélérats, c'est que,
méchants eux-mêmes, ils cherchaient des successeurs
qui leur fussent semblables. « Ils préféraient, dit-il, dans
les citoyens le vice à la vertu, d'abord parce qu'on aime
à se retrouver dans autrui, ensuite parce qu'ils espéraient
que ceux qui n'étaient bons qu'à devenir esclaves se-
raient plus dociles à la servitude ^ » La réponse n'est
pas concluante. Mais Pline avait le droit de penser
qu'un bon empereur, amené au pouvoir par l'adoption,
choisirait son fils adoptif parmi les plus dignes, et que
le premier choix serait le garant des suivants. Le
1. Tacite, Histoires, I, 16. Corneille dit encore en traduisant
Tacite :
Jusques à ce grand coup *, un honteux esclavage
D'une seule maison nous faisait l'héritage.
Rome n'en a repris, au lieu de liberté,
Qu'un droit de mettre ailleurs la souveraineté ;
Et laisser après moi dans le trône un grand homme,
C'est tout ce qu'aujourd'hui je puis faire pour Rome....
Jule et le grand Auguste ont choisi dans leur sang
Ou dans leur alliance à qui laisser ce rang ;
Moi, sans considérer aucun nom domestique,
J'ai fait ce choix comme eux, mais dans la République.
(Othon.)
2. Panégyrique, 45.
* La mort de Néron.
358 CHAPITRE XXIV.
siècle des Anlonins a donné raison à son optimisme
généreux.
Avec le Panégyrique de Trajan se termine l'étude de
Pline, considéré comme avocat et orateur. Sesneuf livres
de lettres, et surtout la correspondance (livre X,) que,
gouverneur de Bithynie, il entretient avec l'empereur
Trajan, sont pleins, il est vrai, de renseignements inté-
ressants, mais ils regardent plutôt l'historien. On ne
pourrait les aborder ici sans sortir de notre sujet. Qu'il
suffise de dire que Pline semble avoir considéré le Pané-
gyrique comme son chef-d'œuvre d'éloquence politique,
et que, croyant avoir assez fait pour sa gloire, il ne
traita plus au sénat de grande cause publique*. Son
œuvre, du reste, fut accueillie par d'unanimes applau-
dissements. Ceux mêmes qui faisaient des réserves n'o-
sèrent rien dire, de peur qu'on ne transformât en oppo-
sition à l'empereur les critiques adressées à l'écrivain.
Quant à Trajan, il est probable qu'il fut de l'avis de son
panégyriste. Pline ne cite nulle part de jugement précis,
porté par l'empereur sur son ouvrage, mais les faits ré-
pondent pour lui . Sans parler du titre de curaior a/vei
Tiberis et riparum et Cloacarum Urbis, qui vint s'ad-
joindre, en 105, à tous ceux que Pline réunissait déjà,
Trajan l'admit dans sa plus étroite intimité. Il le consul-
tait avec déférence, et quand il l'eut nommé gouverneur
du Pont et de la Bithynie, chaque fois que Pline lui
demande ses instructions, il répond par des lettres qui,
1. Prononcé le l'^'' septembre 100, le Panégyrique fut publié
beaucoup plus tard. Pline n'en parle pour la première fois qu'au
livre III de ses Lettres, et ce livre embrasse les faits de l'an 101
à l'an 104.
PLI.NE LE JEUNE, ORATEUR POLITIQUE. 3o9
malgré leur brièveté impériale, imperntoria brevitas,
témoignent d'une véritable affection.
De même que Cicéron, Pline songea un instant à
écrire des livres d'histoire. Il se fait engager par son
ami Capito à s'adonner à cette œuvre'. Quelle époque,
répond-il, pourrait-il traiter de préférence ? L'antiquité?
mais la concurrence est grande, et la comparaison (avec
Tite-Live, sans doute) lui semble dangereuse. Les temps
modernes? mais que de difficultés pour dire la vérité! à
combien de haines on s'expose ! Il verra plus tard : en
attendant, il veut remanier et publier ses discours.
Dans l'intervalle. Tacite publia les premiers livres de
ses Histoires, et leur succès détourna Pline d'écrii^e sur
les événements contemporains.
La seule œuvre se rattachant à l'histoire qu'il ait faite,
est un éloge ou une biographie de Vestricius Cottius,
jeune homme du plus grand mérite, et pour qui il éprou-
vait un vif attachement. Cottius était mort à la fleur de
l'âge, pendant que son père, Vestricius Spurinna, sou-
mettait le pays des Bructères. Sur la proposition de
l'empereur, le sénat avait voté une statue triomphale
à Spurinna, et, dans l'espoir d'adoucir la douleur du
père victorieux, y avait joint une statue pour son
fils^ Cet honneur inusité et l'affection qu'il ressen-
tait inspirèrent à Pline l'idée de ce petit ouvrage. Il
l'adressa ensuite aux parents de Cottius, en les priant
de le garder secret jusqu'au jour où il se décide-
rait à le publiera Loin d'innover en écrivant cet
opuscule, Pline se conformait à l'usage des orateurs
1. Lettres, V, 8.
2. Ibid., II, 7.
3. Ibid , III, 10.
360 CHAPITRE XXIV.
anciens, pour lesquels l'histoire était une partie inté-
grante de l'éloquence, et qui se délassaient des travaux du
barreau en composant des biographies. De même, dans
le Dialogue sur les ora/eurs, Vipstanus Messala félicite
Julius Secundus d'avoir retracé la vie de Julius Afri-
canus'; de même Tacite avait composé la vie de son
beau- père Agricola.
Pline le Jeune aborda aussi la poésie, mais seulement
assez tard. Il lisait mal les vers, il le reconnaît lui-
même^, mais il les aimait beaucoup. Jusqu'à l'année 101
et sa quarantième année, il ne s'appelle qu'amateur de
poésie et patron des jeunes poètes^. Cependant il ne né-
glige pas d'énumérer ses premiers essais poétiques.
A l'âge de quatorze ans, il avait composé une tragédie
grecque dont il ne se rappelle même plus le nom. En
revenant de son service luilitaire, retenu par les vents
contraires dans l'île d'Icarie, il avait composé des vers
élégiaques, latinos elegos, contre la mer et contre l'île
elle-même. Plus tard, la lecture d'une épigramme de
Cicéron contre son cher Tiron lui inspira l'idée d'en
écrire une pareille sur le même sujet, et ila^appelle les
treize vers hexamètres, heroicos, qn'il a composés. Il les
trouve bons, puisqu'il les cite. On ne peut partager
son enthousiasme : ces vers sont durs, d'une extrême
platitude, et les meilleurs sont médiocres ^
Mais c'est surtout à partir de l'an 105, que Pline s'oc-
cupe, de poésie pour se reposer de ses travaux plus
sérieux, c'est alors qu'il commence à en parler dans de
1. Dialogue sur les orateurs, 14; voir plus haut, chap. xix.
2. Lettres, IX, 34.
3. Ibid., I, 16; III, 15, 21 ; IV, 3; V, 17.
4. Ibid., VII, 4.
PLINE LE JEUNE, ORATEUR POLITIQUE. 301
nombreuses lettres à ses amis, et que, suivant l'expres-
sion de Sénèque. « Il se met à les tourmenter avec sa
Muse, » coepit amicos inquielare. Il débute par traduire
des vers grecs. Il écrit au vieil Ârrius Antoninus qu'il a
traduit ses épigrammes grecques, mais sans espoir
d'égaler la grâce de l'original, « soit par la faiblesse de
son talent, soit par la pauvreté, ou plutôt, comme dit
Lucrèce, à cause de l'indigence de la langue latine* ».
Il s'enhardit ensuite, et s'élève à des compositions per-
sonnelles. Il écrit des vers élégiaques et cite quatre disti-
ques de sa composition ; il trouve qu'il les fait avec une
facilité qui le surprend et qui nous surprend beaucoup
moins ^
Enfin, après plusieurs autres essais, en vers élé-
giaques, ïambiques et autres mètres, sur lesquels il
donne force détails, il se décida à publier un volume de
poésies légères qu'il appelle « son livre d'Bendécasylla-
bes, » d'après la mesure du vers qui y domine ^ Ce qui lui
plaît dans les Hendécasyllabes, c'est qu'on les lit faci-
lement, et qu'on peut les chanter^. Il est vrai que sa
jeune femme les chante : « Ellechantemes vers, dit-il, en
s'accompagnant de sa lyre, sans autres leçons que celles
de l'amour, le plus excellent des maîtres ^ » Si cet en-
thousiasme naïf de Pline pour ces poésies, fort médio-
cres et qui n'étaient, à ses yeux, qu'un délassement, fait
sourire le lecteur, il impatientait parfois les plus âgés
de ses correspondants, étonnés de recevoir des vers
1. Lettres, IV, 8; V, 10.
2. Ibid., VII, 9.
3. Ibid., IV, 14.
4. Ibid., VII, 4.
5. Ibid., IV, 19.
362 CHAPITRE XXIV.
souvent fort légers, et même des vers sotadéens, au lieu
des discours qu'ils attendaient '. En revanche, les jeunes
applaudissaient à son goût et s'autorisaient de son
exemple ^
Le plus grand chagrin de Pline le Jeune était de n'a-
voir pas eu d'enfants. 11 s'était marié deux fois sous le
règne de Domitien, et il donnait comme la meilleure
preuve de son désir d'avoir un héritier, qu'il avait deux
fois contracté mariage sous le plus funeste des règnes ^
Sa seconde femme, belle-fille de VectiusProculus, mou-
rut en 97 '\ Il épousa en troisièmes noces, vers 104, Cal-
purnia, fille de Calpurnius Fabatus, jeune femme, dont
il vante souvent l'esprit, le charme et la tendresse ^
Elle le suivit dans sa province de Bithynie, mais elle en
revint avant lui, rappelée par la mort de son grand-
père et la maladie de sa tante ^ Un accident, arrivé pen-
dant une grossesse, avait fait perdre à Pline l'espérance
qu'elle lui donnât jamais d'enfants. Aussi, il voulut, de
bonne heure, faire jouir d'une partie de sa grande for-
tune Cnme, sa patrie, et ses concitoyens. Déjà, du vivant
de Domitien, il avait fait don à la ville de Côme d'une
bibliothèque valant un million de sesterces, et d'un capi-
tal de 100 000 sesterces, dont le revenu était destiné à
l'entretien du local et à de nouvelles acquisitions de li-
vres'^. Il avait encore alloué à ses concitoyens une somme
1. Lettres, IV, 14; V, 3.
2. Ibid., IV, 27.
3. Ibid., X, 2.
4. Ibid., IX, 13.
5. Ibid., IV, 19; IV, 1; VIII, 10, II, 10.
6. Ibid., X, 121.
7. Ibid., V, 7.
PLINE LE JEUNE, ORATEUR POLITIQUE. 363
de 500 000 sesterces pour élever les jeunes gens et les jeu-
nes filles de la plèbe de sa patrie, sans parler des dons
qu'il faisait à chaque instant pour fonder des écoles et
pour en payer les maîtres ' .
Il songea donc à son uiuuicipc natal en rédigeant ses
dispositions teslamentaires. Des inscriptions, plus élo-
quentes dans leur concision que le Panéyyrique de
Trajan, nous les font connaître en partie. L'une d'elles,
surtout, l'inscription dite des Thermes de Côme, en con-
serve le témoignage. Elle est très intéressante pour l'his-
toire générale et pour celle de Pline. Elle énumère
toutes ses fonctions, toutes les dignités qu'il a rem-
plies, tous les bienfaits dont il a comblé ses concitoyens.
Il léguait d'abord une somme considérable, qui reste
inconnue par la mutilation de l'inscription, pour éle-
ver des thermes dans la ville de Cùme. Une somme de
300000 sesterces y était jointe, destinée à embellir l'in-
térieur de l'édifice; les intérêts d'un capital de 200000 ses-
terces devaient, en outre, servira l'entretenir enbon état.
Pline lègue encore pour nourrir cent affranchis de sa
maison, un capital de 1866 666 sesterces et demi, dont
les intérêts, 112 000 sesterces, attribuaient à chacun d'eux
une rente de 1120 sesterces (soit 225 francs environ).
Après la mort de ceux-ci, la rente devait servir aux frais
d'un repas annuel, réservé à toute la plèbe de sa ville
natale. L'inscription, dont malheureusement la fin est
mutilée, rappelle les donations faites par Pline de son
vivant. Elle devait décorer la façade de l'édifice des
Thermes. Au moyen âge, elle fut transportée à Milan ^.
1. Lettres, IV, 13: III, 6; et passim.
2, Voyez à l'Appendice le texte et la traduction de l'inscription
des Thermes de Côme.
1
364 CHAPITRE XXIV.
Ces libéralités de Pline le Jeune lui font grand hon-
neur. On se sent dès lors disposé à lui pardonner en-
tièrement cette vanité qui s'étale si naïvement dans sa
correspondance, son moi qui fait sourire souvent, qui
impatiente parfois, mais qui chez lui, cependant, en
dépit du mot de Pascal, n'est jamais haïssable.
CONCLUSION
Arrivé à la fin de cette étude, qui embrasse l'histoire
deTéloquence à Rome depuis la mort de Cicéron jusqu'au
règne d'Hadrien, il n'est pas hors de propos, comme à
l'extrémité d'une longue route, de nous retourner en
arrière pour mesurer l'espace parcouru, et de jeter un
regard d'ensemble sur les hommes et sur les œuvres
que nous avons passés en revue. Beaucoup de noms ont
défilé sous nos yeux. Les orateurs, le plus souvent, ne
nous sont pas connus directement par leurs œuvres,
que le temps a détruites, mais par les témoignages des
contemporains. Malgré des lacunes trop nombreuses, il
est possible encore de se faire une idée exacte des
phases successives que l'éloquence romaine a traversées
au I" siècle de notre ère.
L'établissement de l'empire a porté le dernier coup à
l'éloquence politique, les proscriptions d'Octave ont tué
Cicéron le plus grand orateur romain, et le principal
d'Auguste ferme la bouche aux derniers orateurs survi-
vants. Messala, Asinius Pollion avaient un talent de pa-
role remarquable. Ils brillaient même d'un vif éclat
avec Cicéron et auprès de lui. Le nouveau régime les
condamne au silence, ou plutôt les réduit à se faire
admirer au barreau. On se presse encore autour d'eux
366 CONCLUSION.
pour admirer leur parole élégante et correcte, mais ils
appartiennent à une génération qui disparait. Ils ont
des auditeurs; ils n'ont point de disciples.
Il reste cependant un orateur politique : c'est l'empe-
reur, modèle naturel de l'éloquence pacifiée^ car il n'a
pas de contradicteur. Il parle au peuple, mais par des
édits^ et il réserve au sénat les harangues qu'il prononce
encore, harangues de plus en plus courtes, discours
d'un maître qui impose sa volonté, et non d'un orateur
qui cherche, par la justesse de ses idées et l'éclat de sa
parole, à persuader ses auditeurs. Telle est l'éloquence
impériale, malgré des nuances qui tiennent au caractère
des princes et aux circonstances où ils sont placés.
Auguste qui appartient encore à la bonne époque par
ses débuts, fait admirer la clarté et la simplicité de ses
idées. Si son style a peu d'abondance, il est d'une lati-
nité pure et élégante, il s'élève même à la grandeur
dans son Testament politique. Tibère, au contraire, est
diffus, embarrassé. Naturellement obscur, il enveloppe,
à dessein sa pensée de nuages si épais qu'ils intercep-
tent la lumière, même les jours où la foudre s'en
échappe.
Caligula montre d'abord d'heureuses dispositions ; il
a du goût, des connaissances, mais une maladie men-
tale et \di folie de V empire troublent bientôt son jugement.
Son règne si court est marqué par les bizarreries de ses"
caprices. Il aime l'éloquence, et il exile Sénèque, parce
qu'il le trouve trop brillant orateur. Il proscrit les
ouvrages de Tite-Live, et il fait publier V Histoire de
Cremutius Cordus, brûlée par ordre de Tibère.
Claude aime à prendre la parole, et prononce de
nombreux discours. Un seul a survécu, c'est la harangue
CONCLUSION. 367
où il demande pour les Gaulois le droit d'être admis au
sénat. Mais, malgré ses efforts, 1 "élève et l'admirateur de
de Tite-Live ne réussit pas à s'élever bien haut. Le dé-
sordre de son esprit, l'incohérence de sa pensée éclatent,
en dépit de lui, dans ses discours comme dans ses
édits. Quant à Néron, il n'a rien d'un orateur; ce n'est
qu'un mauvais poète, et il se borne à répéter les haran-
gues composées par Sénèque.Un seul discours prononcé
aux jeux Isthmiques lui appartient en propre, mais
sa médiocrité n'est rachetée par aucun mérite. Avec
Néron linit l'éloquence impériale. Les princes qui lui
succèdent ne nous sont pas connus par des témoi-
gnages directs. C'est Tacite qui prête à Galba (G9 ap.
J.-C.) ce discours éloquent et profond qui est la
véritable philosophie de l'histoire romaine. Les autres
empereurs sont des hommes d'affaires, étrangers et
indifférents aux études de l'art oratoire. Leur seul mé-
rite littéraire est dans le style sec, mais net et précis de
leurs édits.
Chassée de la politique, l'éloquence se renferme dans
la scène plus modeste du barreau, et, par un phénomène
singulier, devient l'objet d'études d'autant plus ardentes
et enthousiastes. L'éloquence était tout, du temps de la
République; sous l'empire elle n'est plus rien; et ce-
pendant la foule des adorateurs, sans s'apercevoir que
le dieu a disparu de l'autel, s'empresse dans l'enceinte
du temple, plus empressée et plus nombreuse que
jamais. Dès lors l'éloquence devient un art qui s'en-
seigne avec des préceptes et des formules qu'on écoute
avec respect et qu'on retient avidement. Mais, à
force de tourner dans un cercle sans issue, l'art se
raffine, s'épuise, et aboutit à des minuties et à des
368 CONCLUSION.
subtilités qui corrompent le goût et hâtent la déca-
dence.
Il est d'usage de jeter la pierre aux écoles des rhé-
teurs. Elles ont eu, nous l'avons dit, leur importance et
même leur dignité. Écartés de la place publique, les
derniers orateurs politiques y sont venus pour s'y faire
entendre. Ils y ont trouvé un auditoire plus restreint,
mais plus intelligent, non une foule, mais une élite*
Dans les écoles, leur parole a encore un peu de liberté :
ils ne sont pas obligés de mentir à leur pensée, ou de se
taire par crainte de la mort. Aussi préfèrent-ils les
causes fictives qu'ils y soutiennent, aux harangues du
sénat et même aux causes réelles du barreau. Les
écoles n'ont pas corrompu l'éloquence, elles l'ont plu-
tôt conservée, et, au milieu de l'abaissement général des
talents et des caractères, elles peuvent revendiquer
l'honneur d'avoir produit des orateurs et des écri-
vains, tels que Sénèque, Quintilien, Tacite et Pline le
Jeune.
Elles n'ont pas pu conjurer le mal : elles y ont cédé.
Le plus grand grief qu'on ait contre elles, c'est que
de leur sein sont sortis les délateurs. Hommes habiles,
éloquents, les délateurs ont fourbi, il est vrai, leurs
armes dans l'arsenal des écoles. Mais les rhéteurs
n'avaient fait d'eux que des orateurs : c'est leur bassesse
morale et leur ambition qui les ont transformés en des
accusateurs au sinistre renom. Nous avons étudié et cité
les plus célèbres de ceux qui ont fait un si triste emploi
des dons les plus heureux de l'intelligence, depuis
Mamercus Scaurus qui vit sous Tibère, jusqu'à Régulus
Âquilius, l'instrument des basses œuvres de Domitien.
Par une heureuse réaction, l'avènement de Nerva fait
cONCLUsiox. :{6y
disparaître les délateurs, et deux noms illustres, ceux
de Tacite et de Pline terminent glorieusement ce siècle
littéraire. Ils permettent enfin à l'esprit de se repo-
ser sur des œuvres inégales, mais également sympa-
thiques.
Tacite et Pline sont plus estimables que les orateurs
leurs devanciers ; ils ont plus de talent que leurs con-
temporains, mais ils en partagent les défauts. Ils appar-
tiennent à leur temps.
S'ils entravent un instant les progrès de la décadence,
à peine auront-ils disparu qu'elle reprendra plus
rapide, et d'une manière définitive. A quelle cause
doit-on l'attribuer? Parmi les historiens, les uns accu-
sent l'absence de liberté politique, les autres, l'in-
fluence des écoles. Ces deux raisons sont justes ; cha-
cune d'elles a pu contribuer, pour sa part, à l'afTaiblis-
sement du goût. Mais la vraie raison qui les résume et
qui les contient toutes, c'est qu'il en est des œuvres de
l'esprit comme du corps humain. Faible d'abord, celui-ci
grandit, se développe, arrive à son apogée, et redescend
peu à peu la route opposée pour aboutir à la décrépi-
tude. L'éloquence, comme la littérature, a eu ses bégaie-
ments du premier âge, à l'époque des Caton et des
Gracques. Elle est arrivée avec Cicéron à toute la per-
fection qu'elle pouvait atteindre. Après lui, elle devait
fatalement décroître. La liberté politique aurait été réta-
blie après Auguste, les écoles des rhéteurs auraient été
fermées, qu'un peu plus tôt, un peu plus tard, la déca-
dence serait survenue. Il y a longtemps que Velleius
Paterculus la dit de tous les ouvrages du génie humain :
« Quod summo studio petilur ascendit in summum; diffi-
cili in perfeclo mora est, naluraliter que quod proce-
u. — 24
370 CONCLUSION.
dere non pofest, recedil ; ce que Ton cultive avec passion
arrive à son apogée ; mais il est difficile de s'arrêter au
point de la perfection, et, par une loi naturelle, ce qui
ne peut avancer recule ' . »
1. Velléius Paterculus, liv. I.
I
APPENDICE
I
Chapitre xiv, page 59.
Édit de Vempereur Claude ( / 5 mars, 46 ap. J.-C.^ relatif
à des peuplades du TyroV .
M.IvnioSilanoQ.SvlpicioCamerino cos idibvs Martis,
Bais in praetorio edictvm Ti. Clavd Caesaris Avgvsti
Germanici propositvm fvit id qvod infra scriplvm est.
Ti. Clavdivs CaesarAvgvstvsGermanicvspontmaxim.,
trib. potest. YI imp, XI p. p. Cos. designalvs IIII dicit:
Cvm ex veteribvs controversis pendentibvs aliqvam-
diu etiam temporibvs Ti. Caesaris patrvi mei, ad qvas
ordinandas Pinarivm Apollinarem miserai, qvaetantvm-
modo inter Gomenses essent (qvantvm memoriarefero)
et Bergaleos, isqve primvm apsentia pertinaci patrvi
mei, deinde etiam Gai principatv qvod abeo non exige-
bat\T referre (non stvlte qvidem) neglexerit, et posteac
1. Inscription trouvée à Trente, le 29 avril I8G9, et publiée par
M. Mommsen, [L'i-mès, t. IV, p. 99. Berlin, 1870.
372 APPENDICE.
detvlerit Camvrivs Stalvtvs ad me agros plerosqve et
saltvs mei ivris esse : in rem praesentem misi Plantam
Ivlivm amicvm et comitem mevm, qvi cvm adhibitis
procvratoribvs meis, qviqve in alia regione, qvive in
vicinia erant, svmma cvra inqvisierit et cognoverit,
cetera qvidem, vt milii demonstrata commentario facto
ab ipso svnt, sfatvat pronvntietque ipsi permitto.
Qvod ad conditionem Anavnorvm et Tvlliassivm et
Sindvnorvm pertinel, qvorvm partem delator adtri-
bvtam Tridentinis, partem ne adtribvtam qvidem ar-
gvisse dicitvr, tam et si animadverto non nimivm
firmam id genvs hominvm habere civitatis Romanae
originem : tamen, cvm longa vsvrpatione in posses-
sionem eiiis fvisse dicatvr etitapermixtvm cvm Triden-
tinis, vt didvci ab is sine gravi splendidi municipi
inivria non possit, patior eos in eo ivre, in qvo esse se
existimaverunt, permanere beneficio meo, eo qvidem
libentivs, qvod pleriqve ex eo génère hominvm etiam
militare inpraetorio meodicvntvr, qvidam vero ordines
qvoqve dvxisse, nonnvlli allecti in decvrias Romae res
ivdicare.
Qvod benefîcivm is ita tril)vo, vtqvaecvmque tanqvam
cives Romani gesservnt egervntque avt inter se avt
cvm Tridentinis alisve, rata esse ivbeam, nominaqvc
ea, qvae habvervnt antea tanqvam cives Romani, ita
habere is permittam.
APPENDICE. 373
Chapitre xiv, page G5.
II
Discours de l'empereur Claude pour accorder Ventrée du
Sénat aux habitants de la Gaule-Chevelne^ trouvé à
Lyon en 1 5 28, et conservé au musée de cette ville.
Laeya pars Tabulae.
mae rervm nostr.... sii....
Eqvidem primam omnivm illam cogitationem homi-
nvm, qvam maxime primam occvrsvram mihi provideo.
Deprecor ne, quasi novam, istam rem introdvci exlior-
rescatis ; sed illa potivs cogitetis, qvam mvlta in hac
civitate nova sint, et qvidem statim ab origine vrbis
nostrae: in qvod (quot) formas statvsque res pvblica
didvcta si t.
Qvondam reges hanc tenvere vrbem ; nec tamen do-
mesticis svccessoribvs eam tradere contigit. Svpervo
nere alieni, et qvidam externi, vt Nvma Romvlo svcces-
serit, ex Sabinis veniens, vicinvs quidem, sed tvm
externvs; vt Anco Marcio Priscvs Tarquinivs. Propter
temeratvm sangvinem, qvod pâtre DemaratoCorinthio
natvs erat, etTarqviniensi matre generosa,sed inopi, vt
qvae tali marito necesse habverit svccvmbere, qvvm
domi repelleretvr a gerendis honoribvs, postqvam Ro-
mani migravit, regiivm adeptvsest. Hvic qvoqve et filio,
nepotive eivs, nam et hoc inter avctores discrepat, in-
sertvsServivsTvllivs, si nostrosseqvimvr, captiva natvs
Ocresia ; si Tvscos, Coeli quondam Yivennae sodalis
fidelissimvs, omnisqve eivs casvs comes. Postquam varia
374 APPENDICE.
forlvna exactvs, cvm omnibvs reliqvis Coeliani exer-
citvs, Etrvria excessit, montem Coelivm occvpavit ; et a
dvcesvoCoelioita appellitatvs ; mytatoque nomine,nam
tvsce Mastarna ei nomen erat, itaappellalvs est,vtdixi ;
et regnvm svmmareipvblicae vtilitateobtinvit. Deinde,
postquamTarqvinii Svperbi mores invisi civitati nostrae
esse coepervnt, qva ipsivs, qvafiliorvmeivs,nempeper-
taesvm est mentes regni, et ad consvles, annvos magis-
tra, administratio rei pvblicae translata est.
Quidnvnccommemorem diclatvraehocipso consvlari
imperivm valentivs, repertvm apvd maiores nostros,
quo in asperioribvs bellis avt in civili motv difficiliore
vterentvr ? avt in avxilium plebis creatos tribvnos
plebei ? Qvid a consvlibvs ad decemviros translatvm
imperivm, solvtoque postea decemvirali regno ad con-
svles T\s\s [lisez rvrsvs) reditvm ? Quid in plvris [lisez
plvres) distribvtvm consvlare imperivm, tribvnosque
militvm consvlari imperio appellatos, qui seni et saepe
octoni crearentvr ? Qvid commvnicatos postremo cvm
plèbe honores, non imperii solvm, sed sacerdotiorvm
qvoqve? lam si narrem bella a qvibvs coeperint ma-
iores nostri, et quo processerimvs, vereor ne nimio
insolentioresse videar, et qvaesisse iactationem gloriae
prolati imperi vltraOceanvm. Sed illoc potivs revertar.
Civitatem....
Dextra pars Tabulab.
sane novo divvs Âvg no Ivs et
patrvvsTib...Caesar, omnem tlorem vbiqve coloniarvm
ac mvnicipiorvm, bonorvm scilicet virorvm et locvple-
tivni, in hac cvria esse volvit. Qvid ergo ? non Ilalicvs
senator provinciali potior est ? lam vobis, qvvm hanc
APPENDICE. 375
partem ccnsvrae mcae adprobare coepero, qvid de ea re
sentiam rebvs ostendam ; sed ne provinciales qvidem,
si modo ornai-e cvriam poterint, reiciendos pvto.
Ornatissima ecce colonia valontissimaque Vien-
nensivm qvamlongo iamtempore senatores livic Cvriae
confert! Ex qva colonia, inter pavcos, eqvestris ordinis
ornamentvm, L. Vestinvm familiarissime diligo, et
hodieque in rebvs meis detineo; cvivs liberi frvantvr,
qvaeso, primo sacerdotiorvm gradv, postmodo cvm
annis promotvri dignilatis svae incrementa. Vt dirvm
nomen latronis laceam, et odi illvd palaestricvm prodi-
givm, quod ante in domvm consvlatvm intvlit, qvam
colonia sva solidvm civitatis romanae beneficivm con-
secvtaest; idemdefratre eivspossvmdicere, miserabili
qvidem indignissimoque hoccasv, vtvobis vtilis senator
esse non possit.
Tempvs est iam, Tib. Caesar Germanice, detegere te
Patribvs conscriptis quo tendat oratio tva : iam enim
ad extremos fines Galliae Narbonensis venisti.
Tôt ecce insignes ivvenes, quot intveor, non magis
svnt poenitendi Senatores, quam poenitet Persicvm,
nobilissimvm virvm, amicvm mevm, inter imagines
maiorvm svorum AUobrogici nomen légère. Qvod si
haec ita esse consentitis, qvid vitra desidcratis, qvam vt
vobis digito demonstrem solvm ipsvm vitra fines pro-
vinciae Narbonensis iam vobis Senatores miltere,
qiiando ex Lvgdvno habere nos nostri ordinis viros non
poenitet. Timide qvidem, P. C. egressvs adsvetos fami-
liaresquevobisprovinciarvmterminossvm. Seddestricte
iam Comatae Galliae cavsa agenda est ; in qva, si qvis,
hoc intvetvr qvod bello per decem annos exercvervnt
divvm Ivlivm, idem opponat centvm annorvm immobi-
376 APPENDICE.
lem fidem, obseqvivmqve, mvltis trepidis rebvsnostris
plvs qvam expcrtvm. Illi, patri mco Drvso, Germaniam
subigenti, totam qviete sva secvramqve a tergo pacem
praestitervnt : et qvidem, qvvm ad censvs [lises ab
censv), novo tvm opère, et inadsveto Gallis, ad bellvm
avocatvs esset. Qvod opvs qvam ardvvm sit nobis, nvnc
qvvm maxime, qvamvis nihil vitra qvam vt pvblice
notae sint facvltates nostrae exqviratvr, nimis magno
expérimente cognoscimvs. »
III
Chapitre xv, page 102.
Sénatus-consulle en l'honneur de V affranchi Pallas
[28 janvier 49)
...Hvic Senatvs, ob fidem pietatemqve ergapatronos,
ornamenta praetoria decrevit et sestertivm conties et
qvinqvagies, cvivs honore contentvs fvit... non exhor-
tandvm modo, vervm etiam compellendvm ad vsvm
avreorvm annvlorum... nomine Pallantis Senatvs gra-
tias agitCaesari, qvod et ipse cvm svmmo honore men-
tionem eivs proseqvtvs esset, et senatvi facvltatem
fecisset testandi erga evm benevolentiam svam, vt
Pallas, oui se omnes pro virili parte obligafos falentur ',
singvlaris fidei, singvlarisindvstriae frvctvmmeritissimo
ferat. Qvvm Senatvi Popvloqve Romano liberalitatis gra-
1. Les mots soulignés sont attribués par quelques éditions au
commentaire même de Pline le Jeune.
APPENDICE. 377
tiur repraesentari iivlla matcria posset, qvam si absti-
nentissimi fidelissimiqve cvstodis principalivm opvm
facvltates adivvare contigisset. Volvisse qvidem Senatvs
censere, dandvm ex aerario sestertivm centies qvinqva-
gies; et qvanto ab eivs modi cvpiditatibvs remotior
eivs animvs esset, tanto impensivs petere a pvblico
Parente, vt evm compellerct ad cedcndvm Senatvi. Sed
qvvm Pi'inceps optimvs, Parensqve pvblicvs, rogatvs
a Pallante, eam partem sententiae, qvae pertinebat ad
dandvm ai ex aerario centies qvinqvagies sestertivm,
remitti volvisset ; testari Senatvm, et se libenter ac mé-
rite hanc svmmam inter reliqvos honores, ob fidem di-
ligentiamque Pallantis, decernere coepisse, volvntati
tarnenPrincipis svi, cviinnvlla refaspvtaret repvgnare,
in hac qvoqve re obseqvi ; vtiqve, qvvm sit vtile, Prin-
cipis benignitatcm promptissiman ac lavdem praemia-
qve merentivm illvstrari vbiqve, et maxime iis locis,
qvibvs incitari ad imitationem praepositi rervm eivs
cvrae possent, et Pallantis spectatissima fides atqve
innoccntia exemplo provocare stvdivm tam honestae
aemvlationis posset, ea qvœ niiCalend. Febrvarias, qvae
proxima? fvissent, in amplissimo ordine optimvs Prin-
ceps recitasset, Senatvsqve consvlta de bis rebvs facta
in aes inciderentvr, idqve aes figeretvr ad slatvam
loricatam divi Ivlii^
1. Pline le Jeune, Lettres. VllI, C.
378 APPENDICE.
IV
Chapitre xvii, page 140.
Discours de Néron, prononcé à Corinihe pour rendre la
liberté aux Grecs, le 2S novembre de Vannée 66 ou
67 1.
AÙTOxç'iTwp Katc-aç. "Xé'^e'. « tT|Ç sic [j.£ Euvotaç te xat eùds-
êêîaç àaei'l/a'jOai OéXcov Tr,v è'jycVcTTàTYiV 'EXXaox, xsXsûco
■jtXeiffTO'jç xaO'ôîov hioiy ztxi ex rauTY,? t'?,ç £7:ap^£''aç Tiapïvai
Iç Kc)piv60V TYi "pb TcfTTXptOV XaXaVOWV OeXEpiêpLOJV. »
SuVsXOoVTtOV TWV OyjMV £V 'ExxXYjTla, TrpOdEÇ/OJVYjTEV TX
ÛTToyEyoajxaÉva.
« 'Attsoo'oÔxYiTOv 'Ju.£?v, àvooEi; "EXXy,v£ç, oojpEav, £'. xai
txY,0£v Tiapx TYjÇ £[^-'^1? p-EYaXoopoTuvYjÇ àv£X7r'.(jTov, yapt'^oaa'.,
TOCaUTYjV OTYiV OÙX £/ 0)pYj(7!XT£ à'.TEîTOa'.. IlâvTS; <j\ TY,V ' A/ X'.OiV
•/.x\ TY,V Eco; VÎiv nîXC/TTOVVY^TOV XaTO'.XOÎjVTcÇ EXXy,V£Ç Xotê£T£
èXsuOepi'av àv[(7!popi'av y,v oùo 'âv xotç eÙTuyEffTaTotç ûacovirâvrEÇ
yoovo'.ç £<7/£Te,y, yapaXXoTiioi;v^ aXX'/jXotç £00'jX£'j(7acTc."E'.0£ [xev
O'jv àxaa^o'JCîYjÇ tyjÇ 'EXXaooç 7:apE'.yotjLY,v TauTYjV tY|V oojpEavVva
uo'j -Xît'ovî; azoXa'j(o<7t ty,; /y.sito;. o'.ô xxl [j.£u.cio[J.a'. tov
alwva 7rcooot7ravY,<7avTa ao'j rb [xsyEOoç ty,ç yoîp'.TOç. Kat vuv
0£ O'j oi'eXeov uixa; aXXà oràûvoiav EUEpyETw, a[j.£''êoax'. oetoûç
0£O'j; 'JIJ.WV xxt o'.x y?,; xx; O'.x ©xXxtty,; xis-' ao'j 7:povoo'JU.É_
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ÈTTapyEtXV. »
1. Inscriiition trouvi'e par .M. Ilollenux, professeur à la Faculté
(le Lyon, en septembre 1888, à Karditza (Acraephiae) en Béotie.
APPENDICE. 379
Chapitre xvn, page 1G2.
Inscription
en V honneur du déhiteur C. Epi-ius Marcellus^,
T. Clodio, M. f. Fal. Eprio Marcello, Co. IL
Avgvri, Cvrioni Maxvmo, Sodali Avgvstali, Pr. per.
Procos Asiae III Provincia Cvpros.
VI
Chapitre xviii, page IGG.
Sénatus-consulte en faveur de l'empereur Vespasien.
Foedvsqve cvm qvibvs volet facere liceat, itavti
licvit divo Avg; Ti. Ivlio Caesari Avg, Tiberioqve Clav-
dio Caesari Avg. Germanico.
Ytiqve ei senalvm habere, relationem facere, senalvs
consvlta per relationem discessionemqve facere liceat,
ita vti licvit divo Avg. Ti. Ivlio Caesari, Ti. Clavdio
Caesari Avg. Germanico ;
Vtiqve cvm ex volvntate avctoritateve, ivssv manda-
tvve eivs, praesenteve eo senatvs habebitvr, omnivm
rervm ivs perinde habeatvr, servetvr, ac si lege senatvs
edictvs esset, haberetvrqve ;
Vtiqve qvosmagistratvm, potestatem, imperivmcvra-
1. Borghesi, t. III, p. 285; Mommsen, I, IV, 3601; Supplément
d Orelli, n" 5425.
380 APPExNDICE.
tionem ve cvivs rei petentes senatvi popvloqve romano
commendaverit, qvibvsqvesvffragationemsvam dederit,
promiserit, eorvm, comitis qvibvsqve, extra ordinem
ratio liabeatvr.
Vtique ei fines pomerii proferre, promovere, cvm ex
repvblica censebit, esse liceat, vti licvit Ti. Clavdio
Gaesari Avg. Germanico.
Vtiqve qvaecvmqveex vsv rei pvblicaemaiostate divi-
narvm, hvmanarvm, pvblicarvm privatarvmqve rervm
esse censebit, ei agere, facere, ivs potestasqve sit, ita
vti divo Avg. Tiberioqve Ivlio Gaesari Aug. Tiberioqve
Clavdio Gaesari Avg. Germanico, fvit ;
Vtiqve qvibvs legibvs Pb?beive scitis scriptvm fvit ne
divvs Avg. Tiberivs ve Ivlivs Caesar Avg. Tiberivsqve
Glavdivs Caesar Avg. Gernianicvs tenerentvr, is legibvs
plebisqve scitis imp. Caesar Vespasianvs solvtvs sit,
qvaeqve ex qvaqve lege, rogatione divvm Avg. Tibe-
rivm ve Ivlivm Caesarem Avg. Tiberivm ve Glavdivm
Caesarem Avg, Germanicvm facere oportvit, ea omnia
imp. Gaesari Vespasiano Avg. facere liceat;
Vtique qvaecvnqve ante hanc legem rogatam acta,
gesta, décréta, imperata ab imperatore Caesare Vespa-
siano Avg., ivssv mandatvve civs a qvoqve svnt, ea
perinde ivsta rataq... sint, ac si popvli plebisve ivssv
acta essent.
Sanctio.
Si qvis bvivsce legis ergo adversvs leges, rogationes
plebisve scita senatvsve consvlta fecit, fecerit, sive qvod
evm ex lege, rogatione plebisve scito, S. ve G. facere
oportebit, non fecerit, hvivs legis ergo id ei ne fravdi
este, neve qvit (d)ob eam rem popvlo dare debeto ; neve
APPENDICE. 381
cvi de ca rc actio, neve ivdicalio cslo, neve qvis de ea
re apvd... (se) agi sinilo '.
VII
Chapitre xxi, page 2G8.
Inscriptions relatives à l'orateur Saloius Libcralis.
1
Inscription contenant Ténumération de toutes les
dignités obtenues par Salvius Liberalis, et constatant
son refus d'accepter la province d'Asie^:
C. Salvi 0, C. f. Vel. Liberali, lYonio Basso, Cos,
Procos. Provinrirte J/occdoniae, legato Avgvstorvm,
provinc. Britann. Legato Y. Maced., /"ra/yi ^rvali, allecto
ab Divo Vespasiano et divo Tào inter Tribunicios, ab
isdem allecto inter Praetorios, Quinq. IIII, P. C. Hic
sorte procos /"actvs Provinciae Asiae se excvsavit.
Traduction.
A C. Salvius, fils de Caius, Vel (?) Liberalis, Nonius
Bassus, consul, proconsul de la province de Macédoine,
lieutenant des Augustes pour la province de Bretagne,
frère Arvale ^ placé par le divin Vespasien et le divin
Titus au nombre des Tribuns^, et par les mêmes au
1. Texte recensé par Brotier, édition Lemaire.
2. Borghesi, Œuvres complètes, t. III, p. 177.
3. Calendes du mois de mars 78.
4. Vers l'an 7"?.
382 APPENDICE.
nombre des Préteurs, quatre fois magistrat quinquennal
et patron de sa colonie. Désigné par le sort comme pro-
consul de la province d'Asie, il s'est excusé.
II
Formule de l'admission de Salvius Liberalis parmi
les frères Arvales * :
In sede Concordiae, adstantibvs Fratribvs Arvalibvs,
ex tabella imp. Caesaris Vespasiani Avg. missa,C. Sal-
vivm Liberalem, Nonivm Bassvm, in locvm C. Matidi
Patrvini demortvi cooptamvs.
III
Inscription élevée par Salvius Yitellianus à Vitellia
Rufdla mère de Salvius Liberalis^:
Yitelliae C. F. Rvfillae, C. Salvi Liberalis Cos. Fla-
mini. Salvtis. Avg. Matri oplvmae,
C. SalvivsVitellianvs vivos.
1. Marini, Table XXII'^ des actes des frères Arvales, p. 28.
2. Gruter, p. 1023; Marini, actes des Frères Arvales; Orelli,
no 1171.
APPENDICE. 383
VIII
Chapitre xxiv, page 363.
Inscription des Thermes de Côme relatant les titres et les
dignités de Pline le Jeune et les legs faits par lui à ses
concitoyens K
C. Plinivs. L. F. Ovf. Caecilivs Secundus cas. av-
gvr , légat, provinciae Pon/t et Bilhyniae, consv-
lari potestate in eam provinciam ex S. C. missus ab
Imp. Caesare Nerva Traiano, Avg. Germanico Dacico,
p. p. cvrator alvei Tiberis, et riparvm, et Cloacar.
urbis^ praef. aerari Satvrni, praef. aerari milit., pr. trib
pi., qvaestor imp. sévir eqvitvm Romanorum, trib.
milit. leg. III. Gallicae, xvir silitih. ivdicand. thermos
ex iis... adiectis in ornatvm, H. S. CGC et eo ampl[\s
in tvtelam HS. CC. t. F. I.... item in alimenta libertor.
svorvm homin. C. II. S. XVIII LXVI D CLXVI. Rei/3.
legavii quorum, incrément, postea ad epvlvm pleb.
vrban. volvit pertinere item vivxs dédit in aliment.
pveror. etpvellar. pleb. vrban. HS. D. item bibliolhecam
et in tvtelam bibliothecae HS. C
Traduction .
C. Plinius, fils de Lucius, de la tribu Ufens, Caecilius
Secundus, consul, augure, légat de la province du Pont
1. Le récolement le plus récent de cette inscription est celui de
Mommsen, Hermès, III : voir encore Bibliothèque des Hautes études
13e fasc. 1873.
384 APPENDICE.
et de Bithynic, envoyé dans cette province avec le pou-
voir consulaire, d'après un sénatus-consulte, par l'em-
pereur César Nerva Trajan Auguste Gcrmanicus Dacicus,
curateur du lit du Tibre et de ses bords et des égouts de
Rome, préfet du Trésor de Saturne, préfet du Trésor
militaire, préteur, tribun du peuple, questeur de l'em-
pereur, Sévire des chevaliers romains % tribun des
soldats de la IIP légion GaUtca, décemvir pour
juger les procès les thermes avec cet argents II y a
joint pour les embellir 300000 sesterces; en outre il a
ordonné par son testament d'ajouter pour l'entretien
200 000 sesterces.... de même pour nourrir les affran-
chis, ses gens, au nombre de cent, il a légué à la ville
un capital de 1866 6GG sesterces dont il a voulu que les
intérêts servissent dans la suite à donner un repas an-
nuel à la plèbe de la ville.... de même, de son vivant, il
a donné pour élever les garçons et les filles de la plèbe
de la ville la somme de 500000 sesterces; il a donné
également une bibliothèque ■''; et pour l'entretien de la
bibliothèque cent mille sesterces....
1. C'est-à-dire, commandant une des six turmes équestres à la
revue annuelle.
2. Suppléez a fait construire. Les chill'res indiquant la somme
ont été mutilés.
3. Pline avait donné un million de sesterces pour la fonder
Lettres, V, 7 ; voir iMommsen, à Touvrage cité, et Salomon Rei-
nach, Manuel de philologie classique, p, 353.
INDEX ALPHABETIQUE
DES NOMS PROPRES
MENTIONNÉS, AVEC l'iNDICATION DES JIATIÉRES PRINCIPALES
TRAITÉES DANS l'oUYRAGE
(Le premier chilTre indique le volume, le second désigne le chapitre.)
Acraephiae (Inscription d'), discours de Néron aux Jeux Isthmi-
ques, II, ch. xvii.
Afer (Domitius), délateur sous Domitien, II, ch. xiii.
Africanus (Julius\ avocat sous Claude, II, ch. xvi.
Agrippa (M. Vipsanius), orateur, I, ch. iv.
Albucius Silus (Caius), rhéteur, membre du quadrivirat, I, ch. viii
IX, X et passim.
Antoine (Marc) le Triumvir; sa correspondance avec Octave, I,
ch. m.
Aper (Marcus), I, ch. vu; interlocuteur dans le Dialogue sur tes
orateurs, II, ch. xix.
Appollodoriens (les rhéteurs dits), I, ch. ix.
Arellius Fuscus rhéteur, maître d'Ovide, membre du quadrivirat,
I, ch. X.
Arionilla, dame romaine défendue par Pline le Jeune, II, ch. xx,
XXII.
Arruntius (Lucius) avocat, I, ch. x; sénateur sous Tibère
ch. XII.
Asinius Gallus (Caius), fils d'Asinius PoUion, orateur et sénateur
sous Tibère, I, ch. xii.
II. — 25
386 INDEX ALPHABÉTIQUE.
Asinius PoUion ^Caius), orateur et écrivain, I, ch. i, v. et passim.
Asprenas {C. Nonius), défendu par Auguste, T, ch. ii, accusé par
Cassius Severus, I, ch. it.
Atia, fille d'Atius Balbus, mère d'Auguste, I, ch. ii.
Auguste (C. Octavius César), triumvir, I, ch. i; orateur,!, ch. ii;
écrivain, mémoires, poésies ; correspondance politique ;
correspondance avec sa famille; lettres à Tibère, à Horace ;
testament politique, 1, ch. m.
B
Bebius. — Yoy. Massa.
Bassus (Julius), gouverneur de Bithynie, accusé par Pline le Jeune
II, ch. XXIII.
Capito (Ateius), sénateur sous Auguste et sous Tibère, I, ch. ii,
XII.
Capito (Cossutianuss délateur sous Néron, II, ch. xvii.
Caligula (Caius César), orateur, II, ch. xx.
Carus Metius), délateur sous Domitien, II, ch. xx.
Certus (Publicius, délateur accusé par Pline le Jeune, II, ch. xxii.
César (C. Julius), jugement d'Asinius PoUion sur les Commen-
taires, I, ch. V.
Cestus Plus, rhéteur du temps d'Auguste, I, ch. ix et passim.
Cicéron (M. Tullius', jugement de PoUion sur Cicéron, I, ch. v.
Cincia : Réveil de la loi Cincia sous Claude, II, ch. xvi.
Classicus (Caecilius), gouverneur de Bithjnie, accusé par Pline
le Jeune, II, ch. xxiu.
Claude (Drusus Germanicus Tiberius), lettre d'Auguste sur Claude
enfant, I, ch. m; orateur et historien, II, ch. xiv.
Clodius (Turrinus;, rhéteur du temps d'Auguste, I, ch, ix.
Cluvius (Caius), beau-frère de Turia, nommé dans l'oraison funèbre
dite de Tiwia, I, ch. i.
Corellia, dame romaine défendue par Pline le Jeune, II, ch. xxii.
Côme, patrie de Pline le Jeune, défendue par lui, II, ch. xxii ;
enrichie par son testament, II, ch. xxiv ; voir l'inscription
à l'Appendice du t. II.
Controverses (les) traitées dans les écoles, I, ch. viii, ix, x et
pa^sïm.
Couleurs (les) employées dans les controverses, I, ch. ix.
Crassus (L. Licinius), censeur, ferme les écoles des rhéteurs, I,
ch. vin.
Crispus (Vibius), délateur sous Domitien, II, ch. xix.
INDEX ALPHABETIQUE. 387
Déclamations (les), Pollion le premier déclame devant ses amis,
1, ch. V.
Délation la', et les délateurs, II, ch. xm, xvii, xx et passhn.
Dellius ;Quintus\ dit le Voltigeur des guerres civiles, I, ch. vi.
Divisions (les) dans les controverses, I, ch. ix.
Domitien (Titus Flavius), son éloquence, ses poésies, II, ch. xix.
Écoles des rhéteurs, I, ch. v, vin, ix, x et pasum.
Édit de proscription des Triumvirs, I, ch. i.
Édits impériaux, leur usage sous Auguste, I, ch. ii.
Figures (les figures de style), I, ch. ix. x.
Firmiens (les), leur cause défendue par Pline le Jeune, II, ch. xxii.
Fuscus (le Rhéteur). — Voy. Arellncs.
Galerius Trachalus compose les discours de l'empereur Othon,
II, ch. xvnr.
Galio (Junius). rhéteur, membre du quadrivirat, I, ch. x.
Gallus (Cornélius), poète et orateur sous Auguste, I, ch. iv.
H
Haterius (Quintus), sénateur sous Tibère, I, ch. xii.
Helvla, mère de Sénèque le Philosophe .Consolation de Sénèque à),
II, ch. XV.
Horace (Quintus Flaccus), lettres d'Auguste à Horace, I, ch. m ;
Horace et Pollion, I, ch. v.
Hortensia, fille de l'orateur Quintus Hortensius Hortalus, son dis-
cours aux triumvirs, I, ch. i.
LabeoD (Antistius), chef de l'opposition au sénat sous Auguste,
I, ch. II.
Labienus (Titus\ orateur, déclamateur; transition entre l'an-
cienne éloquence et la nouvelle, I, ch. vi.
Latro (Porcins), rhéteur, membre du quadrivirat ; un discours de
Latro, I, ch. x et passim.
388 INDEX ALPHABÉTIQUE.
M
Manlius (L. Manlius Torquatus), orateur sous Auguste, I, ch. vr.
Marcellus ^Eprius', délateur sous Néron, II, ch. xvu.
Marcia, fille de Cremutius Cordus (Consolation de Sénèque à), II,
ch. XV.
Massa Bebius , gouverneur de la Bétique, accusé par Pline le
Jeune, II, ch. xxiii.
Maternus ;Curiatius), interlocuteur dans le Dialogue sur les ora-
teurs. 1, ch. VIT, II; ch. XIX.
Mécène G. Cilnius Maecenas), orateur, ses poésies, I, ch. iv.
Messala M Valerius MessalaCorvinus), orateur, poète, historien,
I, ch. VI.
Messalinus i Valerius Messalinus Cotta), fils de Valerius Messala,
sénateur sous Tibère, I, ch. xii.
Messala iVipstanus), frère du délateur Aquilius Regulus, II,
ch. XX : interlocuteur dans le Dialogue sur les orateurs,
II, ch. XIX.
Messalinus (Catullus;, délateur sous Domitien. Il, ch. xx.
Montanus Votienus, sénateur sous Tibère, I, ch. xir.
Montanus, délateur sous Douiitien, II, ch. xx.
Murdia (oraison funèbre dite de), I, ch. i.
Murrhidius, rhéteur stupicle, d'après Sénèque le Père, I, ch. ix.
Musa, rhéteur célèbre par son mauvais goût, I, ch. ix.
N
Néron (L. Domitius) l'empereur, orateur et poète, II, ch. xvu.
Son discours aux jeux Isthmiques, II, xvii. Voir le texte à
l'Appendice du tome II.
Octavius, père d'Auguste, I, ch. ii.
Orateurs Dialogue sur les), I, ch. vu; II, ch. xix.
Othon (Juniusi, sénateur sous Tibère, I, ch. xii.
Ovide (Publius Ovidius Naso;, élève des rhéteurs; une controverse
d'Ovide écolier, 1, ch. x.
Pallas, affranchi de Claude; sénatus-consulte en l'honneur de
Pallas, II, ch. xv.
Passienus ^Crispus) avocat sous Claude, II, ch. xvr.
Pastor (Julius), défendu par Pline le Jeune, II, ch. xxiii.
Pétrone et les écoles de rhéteurs, I, ch. viii.
INDEX ALPHABÉTIQUE. 389
Pison (Lucius Calpurnius\ sénateur sous Tibùre, I, ch. xii.
Plancus Lucius Munatius), orateur, élève de Cicéron, morbo pro-
dilur. 1, cil. IV.
Pline le Jeune (Gains Caecilius Secnndus). Lettre sur le sénatus-
consulte en l'honuour de Pallas, II, ch. xv, avocat des
causes centuaivirales, II, ch. xxu ; orateur au sénat, II,
ch. xxui; Piincgyrir/ue de Tvajan, II, ch. xxiv ; donations
faites à la ville de Cùme, à l'Appendice du tome II.
Plotius, le premier rhéteur latin, I, ch. vu.
Polybe, atîranchi de Claude ; Consolation de Sénèque à Polybe,
II, ch. XV.
Pollion. — Voy. Asinius.
Priscus 'Marins), gouverneur d'Afrique, accusé par Tacite et par
Pline le Jeune, II, ch. xxi, xxiii.
Priscns ^Vectius), défendu par Pline le Jeune, II, ch. xxn.
Quadrivirat le' ou tetradeum des rhéteurs sous Auguste, I, ch. x.
Quintilien (M. Fabius), avocat et maître de rhétorique, II, ch. xvin.
Regnius Marcus AquiliusV délateur sous Domitien. II, ch. xx.
Rhéteurs. — Vov. le mot Écoles.
Salluste (Crispus , historien (jugement de Pollion sur^ I, ch. v.
Salvius Liberalis, orateur sous Vespasien et sous Trajan, II,
ch. XXI.
Saturninus Pompeius), avocat et poète sous Trajan, II, ch. xxx.
Scaurus Mamercus , orateur sous Tibère, I, ch. xii.
Secundus Julius', interlocuteur dans le Dialogue sur les orateurs,
II, ch. XIX.
Sénatus-consulte (le: en l'honneur de Pallas, II, ch. xv; autre
en faveur de Vespasien, II, ch. xvni.
Sénèque le Père, sa vie, ses ouvrages, I, ch. x et passim.
Sénèque le Philosophe Lucius Annaeus), orateur; trois discours
consolatoires, II, ch. xv.
Severus (Cassius', orateur, chef de la nouvelle éloquence; sa
causticité ; une de ses déclamations, I, ch. vu.
Silus G. Albucius', rhéteur. — Voy. Albucius.
Sparsus Tulvius), rhéteur sous Auguste, I, ch. ix.
Style (le\ dans les écoles des rhéteurs, I, ch. ix.
Suasoriae (les), usitées dans les écoles, I, ch. viir, ix, x.
Suilius Publius), délateur sous le règne de Claude, II, ch. xvi.
Sura Palfurius), délateur sous Domitien, II, ch. xx.
390 INDEX ALPHABÉTIQUE.
Tacite (C. Cornélius -, son jugement sur Pollion, I, ch. v; Tacite
avocat et orateur au sénat, II, ch. xxi.
Tetradeum (le) ou quadrivirat, I, ch. x.
Théodoriens des rhéteurs dits), I, ch. ix.
Tibère (Tiberius Nero Caesar), lettres d'Auguste à Tibère, I, ch. n\;
Tibère orateur et historien, I, ch. xi.
Trachalus. — Voy. Galerius.
Triumvirs (édit de proscriptions des), I, ch. i.
Tubero (Quintus .ffilius', disciple de Cicéron, orateur et juris-
consulte, I, ch. IV.
Turia (oraison funèbre dite de), I, ch. i et Appendice.
Varenus (Pomponius Rufusi, gouverneur de Bithynie, accusé par
Pline le Jeuue, II, ch. xxiii.
Variola (Accia), dame romaine défendue par Pline le Jeune, II,
ch. xxii.
Veiento (Fabricius), délateur sous Domitien, II, ch. xx.
Virgile. Ses rapports avec Asinius Pollion, I, ch. v.
TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS LE TOME SECOND
CHAPITRE XllI
LES DÉLATEURS SOUS TIBÈRE.
Les accusateurs au temps de la République. — Les délateurs
sous l'empire. — Les profits et les dangers du métier. —
Domitius Afer, délateur. — Domitius Afer au barreau. —
Son ouvrage sur les Témoins. — Ses bons mots. — Son
éloquence 1
CHAPITRE XIV
l'éloquence I.MPÉRIALE. — CALIGULA. — CLAUDE.
Caligula, orateur. — Ses jugements en littérature. — Jeu-
nesse de Claude. — Son instruction variée. — H|ajoute trois
lettres à l'alphabet. — Écrits historiques. — Son éloquence.
— Discours relatif aux sénateurs gaulois. — Table de Lyon.
— .Même discours dans Tacite 30
CHAPITRE XV
SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE.
L. Annaeus Sénèque. — Sénèque, orateur. — Discours con-
solatoires (consolationes) de Sénèque. — 1° A Marcia. —
2° A Helvia. — 3" A l'affranchi Polybe. — Sénatus-consulte
en Ihonneur de l'affranchi Pallas "3
392 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE XVI
l'éloquence a ROME SOUS LE RÈGNE DE CLAUDE.
Le délateur Publius Suilius. — Réveil de la loi Cincia. — Deux
avocats honnêtes: Crispus P.issienus ; Julius Africanus. . , 10&
CHAPITRE XVII
l'éloquence SOUS LE RÈGNE DE NÉRON.
Néron orateur. — L'inscription d'Acraephiae en Réotie. —
Discours aux jeux Isthmiques. — Néron, poète. — Les
délateurs : Cossutianus Capito. — CaiusEprius Marcellus. 133
CHAPITRE XVI il
l'éloquence sous LES SUCCESSEURS DE NÉRON.
Le sénat de Vespasien. — Le sénatus-consulte en faveur de
Vespasien. — L'orateur Galerius Ti'achalus. — Quintilien
avocat. — L'Institution oratoire 164
CHAPITRE XIX
l'éloquence sous LES EMPEREUnS FLAVIENS.
Les interlocuteurs du Dialogue sur les orateurs. — Marcus
Aper. — Curiatius Maternus. — Vipstanus Messala. — Julius
Secundus. — L'empereur Domitien. — Le délateur Vibius
Crispus 195
CHAPITRE XX
LES DÉLATEUnS SOUS LE RÈGNE DE DOMITIEN.
Palfurius Sura. — Metius Carus. — Fabricius Veiento. — Ca-
tuUus Messaliuus. — .^lontanus. — Marcus Aquilius Regulus. 229
CHAPITRE XXI
AVOCATS ET ORATEURS DE LA FIN DU I«r SIÈCLE.
I
Salvius Liberalis. — Pompeius Saturninus. — Cornélius
Tacite, avocat et orateur au sénat 267
TABLE DES MATIÈRES. 393
CHAPITRE XXII
AVOCATS ET ORATEUI'.S DE LA FIN DU l"" SIÈCLE.
II
Pline le Jeune. — Sa biographie. — Pline avocat dans les
causes civiles et centumvirales 292
CHAPITRE XXI II
PI.INE LE JEU.NE DANS LES CAUSES PUBLIQUES DEVANT LE SÉNAT.
Procès de la Bétique contre Bebius Massa. — Accusation
contre Publicius Certus. — Procès de la province dWfrique
contre Marius Priscus. — Deuxième procès de la Bétique
contre Caeciiius Classicus. — Procès des Bithj-niens contre
Julius BassLis. — Deuxième procès des Bitliyniens contre
Pomponius Rufus Varenus 313
CHAPITRE XXIV
PLINE LE JEUNE, ORATEUR POLITIQUE.
Panégyrique de Trajan. — Le plan. — Le style. — Le côté poli-
tique du discours. — L'adoption dans la famille impériale. —
Autres écrits. — Biographie de Yestricius Cottius. — Poé-
sies. — Libéralité de Pline attestée par les inscriptions. . . 338
Conclusion 365
Appendice 371
Index alphabétique 385
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
5557-93. — CoRBEiL. Imprimerie Crété.
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POCKET
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LOWE-MARTIN CO. UMOïD